Le Tétralogue — Roman — Chapitre 16

01/12/2022 (2022-11-26)

[Voir :
Le Tétralogue — Roman — Prologue & Chapitre 1
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 2
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 3
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 4
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 5
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 6
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 7
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 8
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 9
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 10
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 11
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 12
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 13
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 14
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 15]

Par Joseph Stroberg

​16 — La survivante

À leur réveil, les trois compagnons sortirent de leur abri, le rangèrent rapidement dans les sacs, puis se ravitaillèrent sans perdre de temps. Ils étaient pressés de se mettre en route vers la survivante. Ils brûlaient notamment de savoir ce qui avait bien pu lui arriver pour se retrouver à plusieurs jours de marche du lieu où elle était censée avoir été. Du moins, les perceptions de Reevirn indiquaient une telle distance. Le chasseur sentait la présence de sa « cible » non seulement selon sa direction, mais aussi approximativement selon la distance entre elle et lui. Au moins, la perte de sa mémoire ne lui avait pas enlevé ce don. Et le trio aurait l’occasion dans les prochains jours de vérifier son acuité ou son caractère illusoire. Ce qu’ignorait Reevirn était l’identité exacte de sa cible actuelle : s’agissait-il de Jiliern ou bien de la femme qui était venue la chercher ? Il ne connaissait ni l’une ni l’autre auparavant, ou s’il en connaissait au moins une, de toute manière, il en avait perdu le souvenir et ça revenait au même.

Les trois compagnons décidèrent de passer par la gauche, en direction du sud, pour contourner la faille. Si celle-ci était très longue, au moins ils iraient vers plus de chaleur qu’en prenant le sens opposé. Et par conséquent, ils auraient aussi plus de facilité à trouver de quoi se nourrir. Le climat froid des régions plus nordiques se montrait nettement moins généreux sur ce plan. De plus, le chasseur sentait que la survivante se dirigeait aussi vers le sud, comme si elle avait connaissance des Larmes de la sorcière.

Ils avançaient prudemment sur un sol irrégulier couvert de végétaux aux tailles et formes les plus diverses, depuis de courts herbages jusqu’à des arbres qui pouvaient atteindre ici trente fois la hauteur d’un Vélien — leur tronc était tellement imposant qu’ils parvenaient à peine à en faire le tour en se tenant par les mains, et même en sautant, ils n’auraient pu en atteindre les premières branches. Rapidement, leur choix du sud ne leur apparut pas si judicieux que cela, car s’ils croisaient davantage d’animaux, ils en trouvaient aussi une plus grande quantité de féroces ou de particulièrement dangereux. Certains pouvaient presque les avaler d’un coup, alors que d’autres pouvaient les tailler en deux d’un seul coup de griffe, et d’autres encore leur enfoncer un dard empoisonné dans le corps, déchirant leur cuir comme s’il s’agissait d’une mince feuille d’arbre ! Peu de Véliens étaient revenus vivants de cette partie des plaines de l’Ouest. Ils n’en connaissaient personnellement aucun. Et l’existence de survivants relevait probablement plus de la légende que des faits. Bon nombre des créatures qui peuplaient cette région sauvage du continent n’existaient pas ailleurs sur Veguil et ne portaient pas de nom.

Dès qu’ils perçurent de loin le premier animal potentiellement dangereux, ils se mirent en quête d’une bonne branche pour faire un arc et ainsi armer Reevirn. Après presque une heure à explorer l’endroit, ils finirent par trouver un bois suffisamment souple, fin et solide et créèrent l’arc en y attachant de la cordelette de hiélix dont il leur restait quelques pas de longueur. Ils trouvèrent une autre qualité de bois et des plumes d’oiseaux morts pour confectionner une vingtaine de flèches. Tulvarn les acheva en taillant pour elles de fines pointes dans des cailloux très durs. Chacun d’eux disposait maintenant d’une arme, ce qui augmentait ici leurs chances de survie. De surcroît, le moine dota Reevirn de son champ protecteur portatif, à charge pour le chasseur d’en presser le bouton en cas de danger. Il se trouvait ainsi bien mieux équipé. Le trio ne pouvait espérer amadouer les plus dangereux animaux juste en tentant de leur caresser les écailles. Même des animaliers auraient fort à faire pour dompter le moins brutal d’entre eux, et de bonnes chances d’y laisser leur vie.

Ils poursuivirent leur marche en ralentissant l’allure afin de mieux prêter attention à la faune hostile qui les entourait.

— Attendez ! alerta Reevirn. Il y a quelque chose d’étrange. La trace de la dame se déplace beaucoup trop vite tout d’un coup. Du moins, ceci si ma perception est juste.

— Comment ça, elle se déplace beaucoup trop vite ? l’interrogea Tulvarn.

— Eh bien, elle bouge au moins dix fois plus rapidement que ne pourrait le faire normalement un Vélien en courant.

— Tu en es sûr ?

— Non, mais c’est ce qu’il m’apparaît. Alors, soit ma perception ne vaut pas grand-chose, auquel cas nous poursuivons probablement une chimère. Ou bien elle est juste et il y a un mystère à éclaircir.

— Alors, espérons que la seconde hypothèse soit la bonne, même si elle est très intrigante. Est-ce que son mouvement est toujours vers le sud ?

— Non, elle a bifurqué directement vers nous.

— Oh ! Alors, peut-être vaut-il mieux attendre ici au lieu de nous déplacer vers le sud, intervint Gnomil en caressant l’idée de poser son sac et de se reposer.

— Hum, bonne remarque, répondit le moine. En poursuivant nous-mêmes vers le sud, nous retarderions probablement le moment de la rencontre, obligeant la Vélienne, si c’est bien elle, à corriger sans cesse sa propre trajectoire. Je me demande d’ailleurs comment elle a bien pu nous repérer.

— Je me le demande aussi, ajouta le voleur.

— À moins qu’elle ait le même genre de capacité que moi ? suggéra le chasseur.

— Peut-être. Cependant, elle l’aurait sans doute déjà mentionné ou manifesté. Nous verrons bien. À quelle distance se trouve-t-elle actuellement ? demanda Tulvarn pour terminer.

— Entre vingt mille et trente mille enjambées.

— Donc, si elle se déplace dix fois plus vite qu’un coureur qui doit pouvoir parcourir cette distance en deux heures, on devrait la voir d’ici dix fois moins de temps, même pas celui de faire une petite sieste, en déduisit Gnomil. Au moins, posons les sacs et asseyons-nous ! Ce sera toujours ça de gagné.

— En effet, approuvèrent simultanément ses deux compagnons, tandis que Tulvarn et lui-même déposaient leur chargement.

Les trois compères s’assirent sur le sol herbeux face à la faille de Gnémar’obal, tout en se demandant comment ils se rejoindraient une fois qu’elle serait bloquée sur l’autre bord. Elle ne pourrait pas plus facilement qu’eux descendre dans les Larmes de la sorcière. Ils restèrent là sans rien dire, satisfaits de pouvoir se reposer et curieux de découvrir qui allait se présenter sur la corniche d’en face.

Ils n’eurent pas à attendre très longtemps, mais ce qu’ils virent les déconcerta : il ne s’agissait pas d’une Vélienne, mais d’un oiseau qui plongeait rapidement vers eux. D’un point minuscule dans le ciel, il se mua progressivement en un vaste volatile dont les ailes auraient pu couvrir facilement une dizaine d’entre eux se tenant par la main. Lorsqu’il fut suffisamment près, ils remarquèrent avec étonnement la présence d’une Vélienne à califourchon sur la tête de l’animal. Elle s’agrippait par deux énormes plumes solidement implantées dans la peau de l’oiseau géant. Quand il se posa auprès du trio après un court vol plané au-dessus du précipice, elle sauta rapidement sur le sol pour les rejoindre.

— Eh bien, vous en faites une tête ! s’exclama l’arrivante qui n’était autre que Jiliern.

— Il y a de quoi ! répliqua Gnomil. Vous nous avez fait une de ces frousses !

— Comment ça ?

— Vous avez vu sur quoi vous arrivez ! Vous en connaissez beaucoup des petits oiseaux charmants comme celui-ci, vous ?

— Oh ! Mais il n’y a rien à craindre de sa part, je l’ai hypnotisé avec un de mes cristaux.

— Ah, et comment aurions-nous pu le savoir ? rétorqua encore le voleur légèrement en colère.

— Bon, ressaisissons-nous, cela vaudrait mieux ! intervint Tulvarn. Avant de nous expliquer comment vous en êtes arrivée là après votre disparition inexplicable, je vous présente notre nouvel ami Reevirn. C’est un chasseur amnésique. Nous vous en dirons plus ensuite. Mais d’abord à vous, si vous voulez bien. Que vous est-il donc arrivé à Tilnern ?

— Ravie de faire votre connaissance, commença la Vélienne en se tournant vers le chasseur. C’est une longue histoire, poursuivit-elle en faisant face maintenant au trio dont le moine occupait le centre. Pendant notre course vers le village, Marnia a subitement disparu sous mes yeux. Volatilisée ! Je me suis demandé par quel tour de magie cela avait bien pu avoir lieu, mais comme une vie était peut-être en jeu, j’ai poursuivi malgré tout mon chemin vers Tilnern.

— Ça sent la sorcellerie, l’interrompit Gnomil. J’en mettrais mes mains sous la hache !

— Si tu tiens à les garder, il ne vaudrait mieux pas, intervint Tulvarn. Avec toutes les étrangetés de ces derniers temps, ce pourrait aussi bien être autre chose. Laissons Jiliern poursuivre, si tu veux bien !

— OK, j’ai hâte de connaître la suite !

— Donc, j’ai poursuivi ma route jusqu’au village, mais lorsque j’allais entrer dans la maison du doyen pour l’examiner, j’ai perdu connaissance. Je me suis réveillée dans un lieu étrange. Les murs métalliques étaient incurvés jusqu’à se confondre avec le plafond. Le sol lui-même semblait fait de métal. Et aucune source de lumière n’était visible bien que l’on s’y serait cru pleinement éclairé par Dévonia.

— Étrange en effet, intervinrent le moine et le voleur.

— La pièce était vide, à l’exception d’une table basse sur laquelle se trouvait Marnia, endormie ou morte. Je l’ai rapidement examinée pour constater qu’elle était toujours vivante, mais elle respirait au ralenti. J’ai tenté de la réveiller, mais n’y suis pas parvenue. Comme je ne tenais pas à me retrouver dans son état, j’ai rapidement fait le tour de mes cristaux pour déterminer si l’un d’eux pouvait me tirer d’affaire au cas où quelqu’un chercherait ainsi à me nuire. Comme je n’avais pas de cristal dévorn, trop dangereux, les seuls qui pouvaient peut-être m’aider étaient un cristal hypnotiseur et un astern. Je les sortais immédiatement, tenant le premier dans la main droite et le second dans la gauche. Après probablement environ une heure galactique, une porte que je n’avais pas vue auparavant s’est ouverte, laissant passer un Vélien que je ne connaissais pas. Avant qu’il ait eu le temps de faire quoi que ce soit, j’activais le cristal astern dans l’espoir de le perturber suffisamment afin qu’ensuite je puisse utiliser tranquillement le cristal hypnotiseur. Le plan a marché et j’ai pu l’amener à me faire sortir de l’endroit. Malheureusement, Marnia doit toujours s’y trouver prisonnière. La pauvre !

— Et ensuite ? interrogea Tulvarn.

— Ensuite, je me suis retrouvée dehors, oui, comme je l’espérais, mais en pleine jungle ! J’ignorais totalement de laquelle il s’agissait. J’aurais aussi bien pu me trouver sur l’un des autres continents.

— Comment avez-vous fait pour nous retrouver ? demanda alors Reevirn, curieux de savoir si elle avait ou non le même genre de faculté que lui.

— Grâce à un autre cristal.

— Encore un ! s’exclama le voleur. Vous en avez beaucoup de surprenants comme ceux-là ?

— Eh bien, ça dépend de ce que l’on entend par « surprenant ». J’ai ici une quarantaine de cristaux, tous différents. Ils peuvent répondre à différents besoins. Celui dont je viens de parler permet de repérer une personne que l’on connaît déjà. Par son biais, je me suis donc en quelque sorte branché sur Tulvarn. Lorsque ce fut fait, je n’avais plus qu’à pointer le cristal horizontalement et à tourner sur moi-même. Lorsque j’ai fait face au moine, le cristal a émis une vibration différente de celle qui le caractérise habituellement.

— Comment ça, une vibration ? questionna abruptement Gnomil. Je n’ai jamais rien senti de tel en présence de cristaux. Et pourtant, j’en ai déjà dérobé quelques-uns.

— Tu n’as alors sans doute pas d’affinité spéciale avec les cristaux. Autrement tu les sentirais vivre. Cette vibration fait partie de leur nature vivante.

— Nature vivante ? Ces pierres sont vivantes ?

— Toutes les roches le sont !

— Mais, ce ne sont que des choses inertes !

— Si tu les ressentais comme je le fais, tu ne pourrais que dire le contraire. Je comprends néanmoins que tu en rejettes même l’idée, car en apparence ces êtres particuliers peuvent sembler bien morts ou sans la moindre trace de vie. Pourtant…

— Ce n’est pas que je mets votre parole en doute, dame Jiliern. Vous semblez sûre de votre affaire. Mais ça me paraît pour l’instant trop bizarre.

— Je te souhaite de les percevoir un jour. En attendant, je comprends ta réaction. Tu peux considérer qu’il s’agit de magie, si tu préfères. Le résultat est là : je suis ici grâce à des cristaux. Et maintenant, je vais devoir libérer l’oiseau de l’hypnose. Vous devriez peut-être vous écarter un peu, au cas où.

Jiliern reporta son attention sur le cristal hypnotiseur. Elle réalisa un mouvement complexe de la main gauche autour du cristal qu’elle tenait entre son pouce et son index droits. Après quelques instants, ils virent l’énorme oiseau sortir de sa transe et battre des ailes comme pour en éjecter des bestioles qui se seraient coincées entre les plumes. Soudainement, il poussa un cri strident qui obligea les quatre Véliens à se plaquer les mains sur les oreilles. Il en profita pour avancer et donner un violent coup de bec en direction du moine. Celui-ci évita l’attaque in extremis en s’accroupissant, puis sortit son sabre. L’oiseau n’attendit pas la riposte, mais s’envola rapidement en passant au-dessus des Véliens. Il ne tarda pas à disparaître au loin, entre Matronix et l’horizon vallonné.

— Eh bien, il n’était pas du tout content l’animal, mentionna subitement Gnomil satisfait de le savoir loin.

— Il n’est probablement pas dans la nature des oiseaux de voler sous la contrainte. Je comprends sa colère, ajouta Reevirn.

— Oui, je m’en doutais un peu, reconnut Jiliern, d’où mon avertissement.

— Tu as bien fait de nous avertir, en effet, confirma Tulvarn. J’aurais pu autrement y laisser ma peau. Bien, maintenant il va nous falloir nous remettre en route. La question est de déterminer vers quelle direction. Avez-vous des suggestions ?

— Revenir sur nos pas serait probablement stérile, répondit Reevirn. Même si nous n’en cherchions pas, nous n’avons pas trouvé de traces relatives au Tétralogue à l’aller. Nous n’en trouverions sans doute guère plus au retour.

— C’est logique, approuva Gnomil, même s’il n’était pas très enchanté à l’idée de s’enfoncer davantage dans cette jungle.

— Alors, comme nous n’avons plus l’oiseau pour survoler la faille, nous devrions la longer vers le sud avant d’obliquer ensuite vers l’ouest. Plus loin près de la côte continentale se trouve Beltarn’il, la cité des érudits. Peut-être que l’un d’eux a entendu parler de cette relique.

— Bonne idée ! répondirent en chœur les trois Véliens.

— Alors, en route ! termina le moine en proposant un de ses sacs au chasseur. Celui-ci l’accepta, car il se sentait maintenant tout à fait revigoré et suffisamment fort.

Le quatuor se remit en route à allure modérée, tout en surveillant attentivement le voisinage afin de ne pas se laisser surprendre par l’un des prédateurs locaux. La journée était fort avancée, mais Matronix était éclairée aux trois quarts et leur fournirait suffisamment de lumière après le proche coucher de Dévonia. Ils dormiraient dans quelques heures, lorsque la planète géante se trouverait à son tour sous l’horizon.

(Suite : Le Tétralogue — Roman — Chapitre 17)

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