À qui appartient vraiment Israël ?

27/03/2023 (2023-03-27)

[Source : Arrêt sur info]

Par Gideon Levy

[Illustration : une peinture murale réalisée en 2017 par un artiste érythréen demandeur d’asile, Afwerki Teame, représentant un nettoyeur de rues africain derrière une voiture portant la plaque d’immatriculation de la date de la « loi sur les dépôts » de 2017 qui prélève 20 % de la rémunération de tous les demandeurs d’asile et auxquels ils ne peuvent accéder qu’après avoir quitté Israël.]

Samedi à l’aube, un groupe d’ouvriers érythréens posait du gazon le long d’un chemin à Ramat Aviv vers le parc Yarkon (au nord de Tel-Aviv) entre le centre Yitzhak Rabin, le siège de l’unité du porte-parole de Tsahal et le siège d’une grande agence militaire. À la fin de la journée, tout était vert. Pendant ce temps, d’autres demandeurs d’asile originaires d’Afrique, vêtus de sweats à capuche et armés de pinces à déchets, débarrassaient le parc de ses détritus, pour le plus grand plaisir de ses visiteurs. Ce sont eux qui portent le fardeau du nettoyage et de l’embellissement d’Israël.

Tôt le matin, au quatrième jour du ramadan, des dizaines de milliers de travailleurs palestiniens en plein jeûne étaient déjà sur les échafaudages des gratte-ciel et sur les routes et les ponts qu’ils construisent. Ils ont quitté leur domicile au milieu de la nuit, ont enduré le passage long, difficile et humiliant des points de contrôle, ont accompagné leurs patrons exploiteurs sur leurs chantiers, où ils ont risqué leur vie en travaillant dans des conditions dangereuses, et sont rentrés chez eux le soir, épuisés, affamés et n’ayant droit à aucun respect. Ils sont les bâtisseurs de ce pays, ils en portent le fardeau, peut-être même plus que tous ceux qui sont reconnus comme tels. Personne ne pense à les remercier pour quoi que ce soit.

Lorsque l’ancien chef du Shin Bet, Nadav Argaman, a déclaré à la journaliste Ilana Dayan que l’État « appartient à tous ceux qui en assument la charge* », il ne parlait pas d’eux. Ni des éboueurs érythréens ni des bâtisseurs palestiniens. Ses remarques s’adressaient principalement aux Haredim, comme d’habitude ici, les derniers à ne pas partager le fardeau.

Quand les Israéliens disent « porteurs du fardeau », ils parlent d’agents du Shin Bet comme Argaman, le nouveau John Locke de la contestation démocratique : ils parlent de généraux, de soldats, mais seulement des unités de combat et de préférence des unités d’élite, qui sont indemnisés à l’extrême. S’y ajoutent depuis peu des gens de la haute technologie, riches à l’extrême. Tous ceux qui n’appartiennent pas à l’une de ces catégories ne supportent pas le fardeau et, selon la théorie d’Argaman, l’État ne leur appartient pas.

L’État n’appartient pas à ses citoyens malades et handicapés qui, en raison de leur handicap, n’assument aucune charge et sont eux-mêmes une charge pour lui. Il n’appartient pas aux centaines de milliers de travailleurs anonymes qui peinent dans des conditions pénibles dans l’industrie et les services, et auxquels personne ne fait référence lorsqu’il parle de ceux qui supportent le fardeau. Il n’appartient pas non plus aux dizaines de milliers de chômeurs qui ont été licenciés ou laissés sur le bord du chemin ni aux faibles qui ont été abandonnés pour diverses raisons. Il n’appartient pas aux infirmières et aux médecins, aux aides-soignants et aux techniciens médicaux du système de santé, tous aussi dévoués que les soldats de la Brigade Kfir. Personne ne parle d’eux lorsqu’il s’agit d’assumer le fardeau. Personne ne parle non plus des chauffeurs de camions et de bus, des nettoyeurs de rues et de centres commerciaux, d’une grande armée de soldats inconnus qui rendent le pays possible, sans mériter ni gloire ni gratitude.

L’État n’appartient pas non plus à ses citoyens arabes : personne ne songe à les appeler porteurs du fardeau, même lorsqu’ils risquent leur vie sur des grues de construction ou dans les cabines de camions de marchandises sur les routes et qu’ils meurent en accomplissant des tâches subalternes pour la gloire de leur pays. D’après Argaman — Argaman, qui a gagné ici une admiration réservée à quelques rares personnes, une étoile brillante au firmament de la protestation — dans ce pays, les droits dépendent du respect des obligations, comme les fascistes aiment toujours le dire, et bien sûr, ce sont les Argaman qui définissent les obligations.

Comment se fait-il que, même dans le camp libéral, tant de gens soient convaincus que l’État n’appartient qu’aux privilégiés et aux puissants, à ceux qui sont capables de remplir ses devoirs sacrés, de préférence en servant dans une unité militaire d’élite, et non aux faibles, aux exploités, aux handicapés, aux pauvres, ni aux Arabes et aux Haredim. Au fur et à mesure que la protestation en faveur de la démocratie prend de l’ampleur, l’esprit de Sparte éclate, même chez ceux qui se prétendent Athéniens. Il faut le dire aux Argaman : l’État, comme tout État, appartient à tous ses citoyens, y compris les faibles, les pauvres, les handicapés, les Haredim, les Arabes et même les parasites. Aucun agent du Shin Bet ne décidera à qui ce pays appartient ou n’appartient pas, et ce n’est pas le respect des obligations qu’il spécifie qui définira les droits des citoyens. Une fois que cela sera clair, nous pourrons commencer à parler de démocratie.

Comment se fait-il que, même dans le camp libéral, tant de personnes soient convaincues que l’État n’appartient qu’aux privilégiés et aux puissants, de préférence ceux qui font partie des unités d’élite chargées de la sécurité ?

Gideon Levy

NDT
*Allusion à un épisode biblique : durant la traversée du désert après la sortie d’Égypte, les Hébreux se plaignent de l’avoir à manger que de la manne. « Nous nous souvenons des poissons que nous mangions en Égypte, et qui ne nous coûtaient rien, des concombres, des melons, des poireaux, des oignons et des aulx. Maintenant, notre âme est desséchée : plus rien ! Nos yeux ne voient que de la manne. » Moïse, attristé, dit à l’Éternel : « Pourquoi affliges-tu ton serviteur, et pourquoi n’ai-je pas trouvé grâce à tes yeux, que tu aies mis sur moi la charge de tout ce peuple ? Est-ce moi qui ai conçu ce peuple ? Est-ce moi qui l’ai enfanté, pour que tu me dises : porte-le sur ton sein, comme le nourricier porte un enfant, jusqu’au pays que tu as juré à ses pères de lui donner ? Où prendrai-je de la viande pour donner à tout ce peuple ? Car ils pleurent auprès de moi, en disant : donne-nous de la viande à manger ! Je ne puis pas, à moi seul, porter tout ce peuple, car il est trop pesant pour moi. Plutôt que de me traiter ainsi, tue-moi, je te prie, si j’ai trouvé grâce à tes yeux, et que je ne voie pas mon malheur. » Réponse du patron :
« L’Éternel dit à Moïse : Assemble auprès de moi soixante-dix hommes des anciens d’Israël, de ceux que tu connais comme anciens du peuple et ayant autorité sur lui ; amène-les à la tente d’assignation, et qu’ils s’y présentent avec toi. Je descendrai, et là je te parlerai ; je prendrai de l’esprit qui est sur toi, et je le mettrai sur eux, afin qu’ils portent avec toi la charge du peuple, et que tu ne la portes pas à toi seul. » [Nombres, 11] Le sieur Argaman se voit sans doute comme l’un des 70 élus…

Source : Haaretz
Traduction Tlaxcala

image_pdfPDF A4image_printImprimer

⚠ Les points de vue exprimés dans l’article ne sont pas nécessairement partagés par les (autres) auteurs et contributeurs du site Nouveau Monde.

Un commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *