L’ignorance devient-elle totalitaire ?

06/03/2023 (2023-03-06)

[Source : arretsurinfo.ch]

Elle prend de plus en plus les aspects d’un totalitarisme médiatique occidental.

Par Patrick Lawrence

Les médias grand public ne nous informent plus

Lorsqu’il s’agit de savoir comment les médias mainstream nous informent sur le monde dans lequel nous vivons, on est obligé de constater qu’ils ne le font pas. Je viens de citer trois processus récents, tous liés à l’information publique d’importance suprême. Les grands quotidiens et les grandes chaînes de télévision en ont tout de même observé le mutisme presque total. Les rares exceptions sont celles qui misent sur leur distorsion et dissimulation.

Nous sommes désormais arrivés à constater que ces médias ne se sont pas seulement égarés mais qu’ils ont bel et bien cessé de considérer comme leur mission principale de nous informer sur le monde dans lequel nous vivons. Depuis 2001 – je justifierai dans un instant le choix de cette date – les médias se sont fixés pour objectif de créer une réalité alternative dans laquelle notre rôle, à savoir, nous les lecteurs et les téléspectateurs, est celui de se faire entourlouper. L’intention, poursuivie de concert par les médias et les institutions qu’ils prétendent couvrir, est de créer un état d’ignorance totale.

Au printemps 2013, après de nombreuses décennies passées dans les médias d’entreprise, j’ai rédigé mes premiers commentaires pour la publication indépendante Salon, à une époque où elle pouvait encore être prise au sérieux. Quelque temps auparavant, j’étais arrivé à la conclusion que plus rien de valable ne pouvait être obtenu au sein du mainstream des médias américains. Il fallait soit se retirer, soit renoncer à son intégrité. Au fond, je suis arrivé trop tard avec cette décision.

Mais quelque part, dans l’optimisme tenace caractérisant maint chroniqueur, sommeillait l’idée que le jour des comptes arriverait, un jour où les lumières se rallumeraient et où une sorte de processus de guérison ou de récupération commencerait. Les éditeurs, les directeurs d’antenne, les rédacteurs, les producteurs, les reporters – tous reprendraient conscience de l’idée qu’ils poursuivent un objectif suprême et qu’ils doivent le servir en son statut de pôle de pouvoir indépendant. Mais hélas, cette pensée s’est largement dissipée entre temps.

Le cas Twitter-Gate

A la mi-décembre Elon Musk, le nouveau patron de Twitter, a commencé à publier des mémos internes montrant noir sur blanc dans quelle mesure la plateforme de médias sociaux avait collaboré avec le Federal Bureau of Investigations [FBI] pour censurer les comptes de dissidents, de personnes de tous bords s’opposant à la doctrine libérale orthodoxe. Pour retracer la chronologie du mieux possible, mon cas peut servir d’exemple. Au cours de l’année passé, mon compte Twitter@thefloutist a été durablement bloqué parce qu’il figurait sur l’une des listes que le FBI remettait couramment à Twitter lorsqu’il ordonnait ses suppressions massives.

Le destin du « rapport Gerth » sur l’escroquerie du Russiagate

J’ai mentionné à d’autres occasions déjà la mise à nu, par Jeff Gerth, de la corruption des médias du début à la fin pendant l’escroquerie du Russiagate – un terme que j’aime puisqu’il en dit long.(([1] Thenation.com  du 30/05/19)) Et là encore, depuis le début du scandale, ils étaient nombreux parmi nous autres à  savoir que la presse et les diffuseurs dans les chaînes radio et télévision travaillaient en étroite collaboration avec la hiérarchie du Parti démocrate et diverses institutions gouvernementales – l’appareil de sécurité nationale, les forces de l’ordre, la Maison Blanche d’Obama – pour créer et entretenir ce coin de réalité alternative que j’ai mentionné. Le rapport Gerth était néanmoins stupéfiant pour nous tous, car il donnait une tournure définitive à l’affaire.(([2] Consortiumnews.com  du  7/02/23)) Cette affaire est classée, me suis-je dit en le lisant jusqu’au bout.

Le rapport de Seymour Hersh sur l’opération militaire clandestine des États-Unis aboutit à la destruction des gazoducs Nord-Stream

Le niveau extraordinaire dans les détails – littéralement, concrètement, en dollars et centimes – qui caractérise le rapport de Seymour Hersh sur la manière dont le régime Biden a planifié et mené l’opération clandestine de destruction des gazoducs du Nord Stream à  l’aide d’explosifs sous-marins a eu un effet similaire lorsque Hersh l’a récemment publié sur Substack.(([3] Seymourhersh.substack)) Pour moi, tout s’est déroulé de la même manière que celle pratiquée quant aux fichiers Twitter et au rapport de Gerth: la culpabilité de Washington est apparue en évidence auparavant déjà, mais les faits présentés ont soudé leurs véracité de manière irréfutable. Il n’y avait plus besoin de spéculer ou de s’expliquer.

…  et tout s’est passé sous silence

C’est donc arrivé, arrivé trois fois dans un laps de temps assez court. Quelle en est la signification pour nous autres, citoyens et chroniqueurs traités en dupes? Le moins que l’on puisse dire: nous ne nous trouverions pas au point où nous en sommes si nous étions une société honnête envers nous-même.

Personne au FBI, au ministère de la Justice, à la Maison Blanche de Biden, aucun ancien fonctionnaire de l’administration Obama ne s’est exprimé sur les révélations des fichiers Twitter. Personne au Congrès, n’a exercé une pression implacable sur Twitter et d’autres plateformes de médias sociaux pour qu’ils renforcent leurs programmes de censure. Personne ne s’est senti obligé de le montrer du doigt. Les grands quotidiens et les chaînes d’information ne se sont en aucun moment penchés sur le fait des fichiers de Twitter. NPR(([4]1, la seule exception que j’ai pu trouver, a publié un article lamentable attribuant les documents Twitter à la prétendue détermination de Musk à répandre des « théories du complot». Quel manque de sérieux!

Mercredi matin, Glenn Greenwald a demandé sur son fil Twitter prompt: «Vous souvenez-vous qu’il y a trois semaines, la Columbia Journalism Review a publié un réquisitoire accablant, en quatre parties, sur les mensonges en série et l’insouciance des médias d’entreprise qui ont fait avancer l’affaire du Russiagate – écrit par un journaliste du «New York Times» récompensé d’ailleurs par le prix Pulitzer – témoignage que tout le monde a ignoré?»(( [5] https://twitter.com/ggreenwald/sta-tus /1625595631413633045 ))

« Bien installés sur leurs selles, ils continuent comme si rien n’était »

En l’espace de quelques semaines, l’une des grandes histoires de notre époque, lourde de conséquences, se retrouve engloutie dans les vagues du non-sens quotidien alors qu’il s’agissait de «se souvenir». Pendant des années, je me suis demandé comment les médias grand public réagiraient si la vérité sur l’affaire du Russiagate était enfin révélée, me disant qu’ils disparaîtraient discrètement par la porte de côté. Tout au contraire, dans ce cas aussi, ils ne prennent pas la peine de filer: ils restent confortablement assis sur leurs selles continuant comme d’habitude, sans qu’aucune idée de responsabilité n’ait la chance de perturber leur indolence routinière.

En ce qui concerne le remarquable rapport de Sy Hersh, eh bien, il est balayé par les représentants du gouvernement d’un revers de main le qualifiant d’« erroné» ou de «fiction», les médias grand public ne le mentionnant même pas. C’est donc ainsi qu’un Mack Truck(([6] Mack Trucks est un producteur américain de camions lourds renommés de leur apparence touffue (n.d.l.r.) )) se retrouve sous le tapis.

Seymour Hersh : « Entre-temps, la presse américaine grand public s’intéresse avant tout aux ragots médiatiques »

L’autre jour, Hersh a posté à ses abonnés une note qui résume bien la situation. Se référant au «New York Times» et au «Washington Post», Hersh écrit:

«Aucun de ces deux journaux n’a encore dit un mot sur l’histoire du pipeline, même pas pour citer le démenti de la Maison Blanche sur ma couverture. Les médias américains ont également ignoré les demandes officielles des représentants de la Russie et de la Chine sollicitant une enquête complète concernant l’histoire du pipeline. (Je ne peux m’empêcher de souligner qu’un journaliste du ‹Times› m’a appelé le jour où l’histoire du pipeline est parue. Je lui ai dit que je ne donnerais pas d’interviews. Il m’a demandé si je voulais bien répondre à une question. J’ai accepté. Il m’a demandé à combien de publications j’avais proposé l’histoire du pipeline avant d’arriver à ‹Substack›. De tels propos ridicules sont le signe que la presse mainstream américaine est désormais plus intéressée par les ragots médiatiques que par la sécurité nationale ou les questions de guerre et de paix).»

Il ne nous reste plus qu’à tirer des conclusions d’un nouveau genre – des conclusions aussi clairement noires et blanches que les preuves solides qu’Elon Musk, Jeff Gerth et Sy Hersh nous ont présentées concernant la nature du pouvoir officiel et médiatique et son exercice. Selon moi, six points sont de toute première importance.

« Le gouvernement américain s’est entièrement engagé dans un régime de sans lois »

Un, le gouvernement américain s’est entièrement engagé dans un régime de sans lois, tant sur le plan international que sur le plan intérieur. Il s’agit d’une attitude fondamentalement défensive, ce qui la rend d’autant plus dangereuse. J’attribue cela aux événements de 2001, lorsque le déclin de l’empire américain ne pouvait plus être nié – en privé, même si ce n’é tait pas le cas en public.

« Les médias américains dissimulent l’anarchie du gouvernement »

Deux, les médias mainstream américains s’efforcent par leurs moyens à eux de dissimuler cette anarchie officielle. Sinon, comment Washington pourrait-il diriger ainsi un empire mondial tout en cachant sa vulnérabilité si efficacement au public américain?

« L’industrie de la désinformation fonctionne désormais sans limites »

Trois, ce que nous appelons aujourd’hui l’industrie de la désinformation a évolué au cours de la dernière demi-douzaine d’années et fonctionne désormais sans restriction apparentes. Au cœur de cette entreprise malveillante se trouve la relation souvent anticonstitutionnelle entre les entreprises de médias, notamment les plateformes de médias sociaux, et de différentes parties de l’État administratif. Le Russiagate a été une combinaison de désinformation, de mensonges légalement opposables dans le cas de certains fonctionnaires et d’omissions. Le silence des médias en réaction au rapport Hersh équivaut à  une désinformation par omission.

« Exclusion du public américain »

Quatre, aujourd’hui le gouvernement américain opère dans un état d’isolement presque total vis-à-vis du public américain. Alors que les médias américains permettent cette réclusion, ils jouissent en même temps d’une pareille immunité, voire d’impunité. Les deux institutions, celle couverte et celle qui devrait les couvrir eux, se sentent plus à l’abri dans leur indifférence à l’égard de l’opinion publique, à un degré que je ne n’aurais jamais cru possible, et ceci dans notre république pourtant vive.

Rien que de la violence nue ?

(Quatre A) En matière d’impunité, Jeff Gerth a publié 24 000 mots. Je n’ai pas compté ceux de Hersh, mais Sy, disons, est généreux quand il s’assoit pour écrire. Il est raisonnable de nous demander si nous avons atteint le point terrible de l’histoire où le pouvoir nu, le pouvoir de la violence seule, aura retiré au langage son propre pouvoir à elle. Jusqu’à aujourd’hui – la restriction est essentielle – nous nous trouvons en effet face à cette réalité, du moins dans les limites où le langage est en effet en mesure de discipliner le pouvoir et de demander des comptes à ceux qui l’exercent de manière corrompue.

Le brouillage a été diaboliquement efficace

Cinq, l’annihilation des trois rapports dont il est question ici a été diaboliquement efficace, laissant la majorité des Américains dans l’ignorance des faits dont ces rapports font état. La plupart des «croyants» du mythe «Russiagate» que je connais ne sont pas conscient du fait que tout ce qu’ils croyaient être vrai a été réfuté. Mais ceux qui ne sont pas conscients d’un événement, ne s’en soucient guère. C’est cet état que j’appelle l’ignorance totalisée.

« De la crotte sur le mur »

Sixième et dernier point: il n’y a pas de précédent dans l’histoire américaine pour notre situation. Notre passé n’est pas celui à nous illuminer la voie. Un de ces matins, Seymour Hersh a intitulé sa lettre aux abonnés «The Crap on the Wall» [«La crotte sur le mur»], la concluant en ces termes: «Restez en phase. Nous n’en sommes qu’au début…»
En effet. •

Patrick Lawrence

*Patrick Lawrence, de longue date correspondant à l’étranger, notamment pour l’« International Herald Tribune», est chroniqueur, essayiste, auteur et conférencier. Titre de son dernier livre: «Time No Longer: Americans after the American century». Yale 2013. Sur Twitter, Lawrence était accessible sous @thefloutist avant d’ê tre censuré sans commentaire. 

(Traduction de l’anglais Horizons et débats)
Source : Scheerposts


L’escroquerie sur l’existence d’un « Russiagate » et son démantèlement par le « rapport Gerth »

 Donald Trump et Hillary Clinton pendant l’élection présidentielle de 2016. (Gage Skidmore/Wikimedia Commons)

Stephen Cohen, décédé en 2020, spécialiste de la Russie et Professeur aux universités de Princeton et de New York, anciennement membre du Council on Foreign Relations,s’est prononcé, en 2019, au sujet du scandale «fait maison», monté par les médias et connus sous le terme «Russiagate», en ces termes: «L’affirmation selon laquelle le Président américain Donald Trump aurait été compromis par le Kremlin et que ce dernier aurait contribué à le faire entrer à la Maison Blanche est le pire scandale politique de l’histoire américaine et le plus frauduleux (vu le manque de preuves réelles).»

Les médias mainstream y ont largement contribué avec leurs fausses affirmations, leurs mensonges, désinformations, camouflages et distorsions. Toutes les histoires relatives au prétendu Russiagate ainsi que le dossier de l’ancien collaborateur des services secrets britanniques Christopher Steele, établi à la demande d’Hillary Clinton, se sont révélés être de pures fictions mensongères. Le rapport du procureur spécial Robert Mueller («Mueller Report») n’a débouché sur aucune inculpation du parquet contre Donald Trump, malgré les énormes efforts déployés dans ce but. Il n’y a cependant pas eu d’excuses de la part des médias qui ont tout fait pour divulguer les mensonges; par contre, leurs affirmations non prouvées sur des prétendus accords secrets ont été renforcées, même dans les médias de renom sérieux, au temps jadis.

Jeff Gerth, journaliste indépendant ayant travaillé pendant trois décennies comme reporter d’investigation pour le «New York Times», a publié, le 30 janvier 2023 (dans «Columbia Journalism Review», publication de la Columbia University Graduate School for Professional Journalism), une série de quatre articles présentant les résultats de ses recherches d’un an et demi sur le complexe dénommé Russiagate, notamment en ce qui concerne les médias. Ses recherches, complétées par une documentation exhaustive, ont confirmé entièrement les critiques à l’encontre de la campagne, formulées en public. Patrick Lawrence en a fait le point, dans un article précédent, en ces termes : «[Dans son analyse] Gerth démasque […] la lâche complicité des médias américains qui ont fabriqué, de toutes pièces, toutes les absurdités répandues sur l’existence d’une collusion de Donald Trump avec la Russie pendant sa candidature contre Hillary Clinton lors des élections présidentiel

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