Debré et le Général face au Kali-Yuga français

03/03/2024 (2024-03-03)

[Publication initiale : dedefensa.org]

Par Nicolas Bonnal

Philippe Grasset nous avait fait découvrir ce livre incroyable : entretiens avec le général (Albin Michel).

Résumons la chute de la France sous la présidence de de Gaulle : pour un Québec libre d’ailleurs peu suivi d’effet, il a fallu se payer l’industrialisation, « la France défigurée », l’immigration, mai 68, le noyautage culturel marxiste (cf. les réflexions de Zemmour sur le rôle sinistre de Malraux), le pays de Cocagne de Pierre Etaix et le Play-Time de Tati, sans oublier l’Alphaville de Godard. On y créa le consommateur et vacancier hébété, qui a rompu avec tous les modèles antérieurs et était prêt pour la goberge télé et bagnole. J’ai écrit et publié un livre sur ce thème : la disparition de la France au cinéma. Car de Farrebique ou de Jean Devaivre (découvrez par exemple l’admirable Alerte au Sud sur notre chevalerie coloniale, notre épopée saharienne) aux Valseuses ou à Mortelle randonnée, on s’était bien effondré — et bien avant Macron ou Mitterrand.

Rien ne résume mieux la situation que Jean Gabin ne retrouvant ni sa maison ni sa rue à Sarcelles, au début de Mélodie en sous-sol.

Le vénérable et pathétique Michel Debré (1 % à la présidentielle de 1981…) est lui-même encore plus traumatisé par ce que va devenir la France : marxisation culturelle via Malraux (voir son livre p. 145), inflation et taux d’intérêt… à 15 % (livre p. 151), déclin moral et spirituel (et même militaire : car on n’a plus d’empire comme me le rappela mon ami historien de Sparte Nicolas Richer), effondrement du christianisme. Debré et de Gaulle sont conscients de tout. L’Histoire de France est EN FAIT terminée. On vivote dans une Europe mondialisée…

Dans ses Entretiens avec le général, Debré écrit donc (p. 57-58) :

« J’évoque ces forces violentes qui désirent tant l’intégration de la France dans l’Europe, c’est-à-dire en fin de compte la fin de la France, et je crains aussi que les divisions de l’Occident et l’incapacité américaine ne conduisent notre civilisation au déclin décisif. Je parle d’abord des forces qui poussent à l’intégration européenne : tous ceux qui Sont hostiles à l’État, tous ceux qui ne comprennent pas la nécessité d’une pensée et d’une action indépendantes, se précipitent vers la supranationalité parce qu’ils savent, au fond d’eux-mêmes, que la supranationalité, c’est le protectorat américain. »

On a parfaitement compris pourquoi Asselineau et Philippot qui sautent comme des cabris au nom du Général font 1 % des voix. La masse veut la supranationalité et sans rire le protectorat américain avec ses armes qui ont cinquante ans de retard. Le souverainisme ne l’effleure même plus ; comme dit le Général à Debré il y a soixante ans déjà : il n’y a que vous et moi qui pensons à l’Indépendance de la France.

Dans le livre de Debré, le Général paraît souvent triste, distrait, rêveur et impuissant (idem pour son fils avec qui j’avais l’honneur récurrent de discuter aux jardins du Ranelagh si chers à mon ami gnostique-gaulliste Jean Parvulesco) ; il est en position non de gourou, mais de disciple dénué de maître. Car comprendre ce que la France devient à cette époque, il faut l’oser en effet, pas vrai ?

« Le général de Gaulle m’interrompt pour me demander si je crois possible de résister à ces forces. “Il n’y a que vous et moi qui pensons à l’Indépendance de la France.” Je lui réponds que nous devons être, en réalité, plus que deux et j’ajoute qu’il y aura tellement de déceptions à la suite de cette politique d’intégration qu’il ne faut pas douter d’être dans la vérité en expliquant qu’il faut faire l’Europe par l’association des États et non par la disparition des nations, à commencer par la disparition de la France. »

Malheureusement les réponses sont et seront matérielles et matérialistes (Pompidou-Giscard…) :

« Que faire pour encourager ce mouvement ? » me dit-il. Je lui expose que les chemins sont clairs pour maintenir aux Français et à la France la volonté de demeurer une nation. Il faut poursuivre notre effort de modernisation industrielle. Il faut poursuivre notre volonté d’être une puissance militaire atomique et il faut aussi ne pas chercher à nous dégager de nos responsabilités africaines. Je lui expose que ses réticences à l’égard des réunions des chefs d’État africains d’expression française, réunions qui pourraient avoir lieu autour de lui, aboutissent à couper des liens qui pourraient être renforcés. »

De Gaulle échoue — mais il en ressort qu’on ne pouvait qu’échouer. Sur le référendum — sa porte de sortie comme on sait — nous sommes clairement informés (citation déjà reprise par PhG) :

« J’expose au Général que le but de ma visite est de préciser les conditions qui peuvent permettre le succès, du référendum. Interruption du Général : “Je ne souhaite pas que le référendum réussisse. La France et le monde sont dans une situation où il n’y a plus rien à faire et en face des appétits, des aspirations, en face du fait que toutes les sociétés se contestent elles-mêmes, rien ne peut être fait, pas plus qu’on ne pouvait faire quelque chose contre la rupture du barrage de Fréjus. Il n’y aura bientôt plus de gouvernement anglais ; le gouvernement allemand est impuissant ; le gouvernement italien sera difficile à faire ; même le président des États-Unis ne sera bientôt plus qu’un personnage pour la parade.

Le monde entier est comme un fleuve qui ne veut pas rencontrer d’obstacle ni même se tenir entre des môles. Je n’ai plus rien à faire là-dedans, donc il faut que je m’en aille et, pour m’en aller, je n’ai pas d’autre formule que de faire le peuple français juge lui-même de son destin.” »

(p.112)

On répète parce que c’est merveilleux :

« Je n’ai plus rien à faire là-dedans, donc il faut que je m’en aille et, pour m’en aller, je n’ai pas d’autre formule que de faire le peuple français juge lui-même de son destin. »

Vive Pompidou, Beaubourg, Michel Sardou, la loi Veil et Emmanuelle…

C’est qu’il n’y a plus de religion :

« Le Général redit son analyse. Ce qui paraît le frapper le plus c’est le fait que les sociétés elles-mêmes se contestent et qu’elles n’acceptent plus de règles, qu’il s’agisse de l’Église, de l’Université, et qu’il subsiste uniquement le monde des affaires, dans la mesure où le monde des affaires permet de gagner de l’argent et d’avoir des revenus. Mais sinon il n’y a plus rien. »

(p. 122)

C’est le Kali Yuga, donc on ne peut rien faire — à part se remplir les poches, en bon vaisya. On peut se demander quand même pourquoi la masse des couillons ne réagit plus. C’est ce que fait le Général :

« Le Général m’interrompt pour me dire, à la suite des exemples que je lui donne : “Comment se fait-il que les chefs d’établissement ou les recteurs n’interviennent pas ?” Je rappelle au Général ce que je disais tout à l’heure. L’autorité n’existe plus de par la volonté délibérée du ministère de l’Éducation nationale et j’ajoute en outre que, pour ce qui concerne les activités socio-éducatives. Les chefs d’établissement ont des instructions formelles de ne point intervenir. Je regrette d’autant plus cette abdication et cette complicité que l’on sent les prodromes d’une réaction. Le corps enseignant, même dans ses éléments gauchisants, ne comprend plus cette anarchie et s’émeut de ses conséquences. »

Puis Charles de Gaulle, héritier perdu d’une France militaire et chrétienne, comprend ensuite que la famille disparaît à cette époque, qu’elle n’est plus la structure unifiant la société chrétienne — puisqu’il n’y a plus de société chrétienne :

« Le Général me dit : “Comment se fait-il que les familles ne réagissent pas ?
— La vie familiale aujourd’hui n’est plus celle d’hier. L’évolution fait que l’État, le corps enseignant ont pris une responsabilité de plus en plus grande à l’égard des enfants. C’est là une situation à laquelle les familles se sont peut-être trop facilement habituées. Au surplus les réactions des parents se dispersent dans toute une série de directions : le programme, les examens, le comportement des professeurs, et, de ce fait, quand elles s’orientent contre certaines dégradations de l’enseignement, n’ont pas la même force.” »

(p. 174)

La famille, seul État qui crée et aime ses citoyens (Chesterton), va disparaître. C’est là que je cesse toute critique à son encontre (ce qui m’énerve c’est son culte et cette nostalgie d’une époque déjà dégénérée). Il fallait passer sur ordre le témoin aux Giscard et aux soixante-huitards, car la France progressiste et mondialiste voulait son Kali-Yuga.

Assez logiquement du reste elle demande un coup de grâce ou de race à la Russie qui symbolise encore cette malédiction historique ou impériale.

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