Le Tétralogue — Roman — Chapitre 42

04/03/2023 (2023-03-01)

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Le Tétralogue — Roman — Chapitre 41]

Par Joseph Stroberg

​42 — Bientôt en vue des ruines ?

La jungle était épaisse, mais différente de celle que les quatre compagnons avaient traversée sur leur continent natal. Et notamment, la chaleur humide y était étouffante, à la limite de la suffocation. Ils ruisselaient à grosses gouttes, autant que dans le désert, mais l’humidité leur restait collée au cuir, dégoulinait le long du corps et mouillait les vêtements à moitié déchirés. Ils baignaient ainsi dans leur jus, un suc tiède et écœurant qui amplifiait rapidement leur odeur corporelle et les ferait probablement bientôt autant puer qu’au cours de l’épisode précédent de leur aventure. L’avantage cependant ici était que la végétation forestière recourait à différentes stratégies pour conserver l’humidité en provenance des rivières nombreuses qui traversaient cette jungle. En particulier, les plus grands arbres aux vastes feuilles translucides constituaient un écran presque impénétrable en dehors des périodes de pluie. Celles-là s’assemblaient étroitement pour former divers rideaux horizontaux et relativement imperméables sur plusieurs étages, en général trois ou quatre superposés verticalement, chacun d’eux limitant nettement l’évaporation vers le ciel. En période de pluie, les feuilles s’orientaient verticalement pour laisser tomber les gouttes jusqu’au sol. Étant donné l’abondance et la taille gigantesque de ces arbres protecteurs particuliers, la jungle presque entière maintenait ainsi la plus grande partie de son humidité dans l’air ainsi confiné. Une partie du reste se voyait absorbée par des végétaux spongieux, des sortes de mousses, de champignons ou de mélanges des deux, ainsi que dans des variétés d’arbres et d’arbustes qui emmagasinaient l’eau dans leurs racines, dans leurs fruits juteux ou encore dans d’épaisses feuilles qui ressemblaient à des outres. Enfin, le sol couvert de feuilles mortes conservait le reliquat.

Sans être montagneux, ni même constitué de collines, le terrain était cependant accidenté, succession apparemment aléatoire de cuvettes vaguement circulaires au diamètre pouvant mesurer entre quelques dizaines de pas pour les plus fréquentes et plusieurs milliers pour les rares plus grandes. Leur pourtour était formé d’un irrégulier bourrelet de roches bouleversées par un ancien impact météoritique ou par des bombes d’un ancien temps en provenance de Zénovia — nul ne savait exactement leur origine. Une rivière serpentait parmi certaines d’entre elles, mais elle se situait assez loin de la présente position du groupe d’aventuriers. À leur lente allure actuelle, il faudrait probablement à ces derniers plus d’une journée entière pour l’atteindre. Et vu la très faible fréquentation vélienne de cette jungle, guère plus importante que dans le désert laissé derrière eux d’après ce qu’ils en avaient entendu dire, ils avaient peu de chances de croiser du monde, même des chasseurs.

Si par son regard intérieur Reevirn percevait de plus en plus nettement les ruines au cœur desquelles se trouvait leur objectif, il avait dû mal à sentir s’en rapprocher. Ceci lui paraissait mauvais signe, celui qu’elles se situaient probablement encore à de nombreux jours de marche, au point qu’il n’était pas sûr que ses compagnons et lui y parviennent avant l’automne. À ce rythme, cela risquait de compliquer la vie de Jiliern et de les retarder encore avantage. Il imaginait mal le groupe voyager dans de telles conditions où leur amie cristallière devrait porter la plus grande attention et les meilleurs soins à ses œufs. Même si contrairement à d’autres espèces vivantes, elle n’aurait pas besoin de les couver, il lui faudrait veiller à ne surtout pas les abîmer et encore moins les briser. Les porter dans un sac pendant une dangereuse aventure ne serait vraiment pas la meilleure des choses à faire. Il vaudrait mieux alors au groupe de prendre une longue pose de trois révolutions entières, le temps de l’éclosion des œufs, ce qui correspondait à presque une saison et leur ferait reprendre la quête vers la fin de l’automne ou le début de l’hiver. Étant donné la parcours particulier de Veguil autour de Matronix qui elle-même orbitait autour de l’étoile Dévonia, il était difficile aux Véliens de prévoir les saisons autrement que de manière très approximative. Ils ne disposaient d’aucun moyen de calcul et d’aucune connaissance astronomique suffisante pour cela.

La complexité relative du mouvement de leur planète faisait en sorte que les éclipses et les saisons apparaissaient aux Véliens très variables en durées et intervalles. Cependant, sa luxuriance leur permettait de facilement vivre au jour le jour et sans s’inquiéter le moindrement du lendemain, du moins dans les circonstances ordinaires. Or, les quatre compères vivaient une situation hors du commun et ne s’y étaient pas vraiment préparés. Ils avaient donc dû improviser au fur et à mesure des défis rencontrés et s’étaient trouvés plusieurs fois au bord du trépas. Néanmoins, Tulvarn se demandait si une meilleure préparation ne leur aurait pas évité bien des déboires. Est-ce que davantage d’armes et d’entraînement au combat auraient pu empêcher par exemple la disparition de Jiliern sous ces sortes de disques planeurs ? Est-ce que davantage de sacs et de vivres initialement auraient pu éviter de les voir écrasés, déchirés ou perdus ? Et si une meilleure préparation avait pu prévenir certaines tragédies, qu’est-ce qui pouvait garantir que les nouvelles circonstances n’auraient pas été pires au bout du compte ? Le moine n’avait aucune réponse. Quoi qu’il en fût, l’essentiel lui paraissait maintenant de terminer ce qui avait été commencé de nombreux jours auparavant dans ce temple isolé qui l’avait accueilli et formé. S’ils avaient survécu jusqu’à maintenant en dépit d’un manque manifeste de préparation, cela tendait plutôt même à démontrer que là ne résidait pas les critères d’une réussite ni d’ailleurs à l’inverse d’un échec. L’une ou l’autre devaient alors dépendre d’autres facteurs. Intuitivement, il tendait à considérer que ceux-ci tournaient autour de capacités ou de qualités telles que la persévérance, la résilience, l’adaptabilité, l’aptitude à improviser, la confiance en soi et en ses compagnons de route, la sensibilité aux conditions environnantes, l’écoute et sans doute au moins quelques autres aptitudes qu’il restait à définir. Une chose aussi était certainement déterminante lorsque le défi était commun à un ensemble de personnes et c’était l’établissement d’une coopération et d’une harmonie suffisantes entre elles. Et sur ce plan, leur groupe s’était jusqu’à présent montré exemplaire, un peu comme les quatre membres d’un même corps et capables de le faire avancer de manière particulièrement coordonnée. Le moine n’en avait pas vraiment pris conscience, mais sa manière d’être et de vivre, son énergie, sa philosophie… y étaient pour une part importante. Elles étaient communicatives, ou capables d’entraîner les autres, de leur donner comme une envie d’aller plus loin, de s’améliorer, de grandir, de s’ouvrir davantage aux autres et à la nature environnante, d’explorer même des domaines ou des contrées qu’ils avaient jusqu’à présent ignorés. Dans ce processus, lui-même s’était transformé au point de mériter pleinement maintenant le qualificatif de « maître » tellement il avait atteint un haut degré de maîtrise de sa nature physique, émotionnelle et mentale comme l’avaient fait avant lui Maître Nignel ainsi que d’innombrables moines guerriers, ceci sur de multiples planètes au moins dans cette galaxie. Et ce n’était d’ailleurs pas réservé à ces sortes d’artistes de la guerre ou de la défense, mais avait aussi été accompli par des philosophes, des érudits, des mages… et des individus de n’importe quelle autre classe d’activité ou de prédilection fonctionnelle, y compris des voleurs ! Leur maîtrise leur avait généralement permis par la suite de confirmer et de stabiliser des aptitudes spéciales, souvent paranormales, qu’ils n’avaient jusqu’alors exercées que de manière partielle, superficielle ou sporadique, ou même sans en avoir réellement pris conscience. Et elle s’accompagnait d’une connexion plus consciente avec l’univers ou avec ce que sur sa planète on appelait le Grand Satchan.

Alors qu’il observait distraitement les environs pendant leur lent déplacement dans la jungle, les présentes pensées de Gnomil étaient orientées dans une autre direction, bien que recoupant partiellement celles du moine. Il s’interrogeait plus spécifiquement sur l’incapacité de ses compagnons et de lui-même à prévoir les événements qui les attendaient. Rien de ce que lui-même s’était imaginé ne s’était déroulé comme prévu ou attendu. Et l’espèce de prophétie mentionnée par Jiliern semblait incompatible avec ce qu’ils avaient vécu jusqu’alors et ne s’était donc révélée d’aucun secours. Concernant celle-là, pour commencer, même cette espèce de horde sauvage qu’ils avaient croisée dans la jungle des Plaines de l’Ouest sur leur continent ne paraissait pas représenter un danger planétaire. C’était une armée, oui, mais un bon groupe de moines guerriers et de chasseurs devraient pouvoir la défaire, à supposer qu’elle ait survécu aux pièges de l’endroit. Et bizarrement, ses compagnons et lui-même n’en avaient d’ailleurs plus trouvé la moindre trace par la suite. Ensuite, il voyait mal comment le moine, même avec ses nouvelles capacités et même avec l’appui de Reevirn et de lui-même pourrait bien surmonter un danger ou une menace au moins aussi importante que cette horde si jamais ils rencontraient pire. Enfin, il n’y avait probablement aucun rapport entre cette prétendue prophétie et le Tétralogue. En ignorant cette prophétie, il restait le fait indéniable que rien de ce qu’ils avaient vécu depuis le début de leur aventure n’avait été anticipé par l’un ou l’autre des membres de leur petit groupe. Et tout ce que lui-même pouvait envisager par rapport au labyrinthe avait donc des chances de l’être en pure perte. Il visualisait tour à tour tous les pièges possibles auxquels il avait déjà eu affaire, et en imaginait même un tas d’autres supplémentaires, éventuellement tirés d’anciennes légendes, mais il perdait sans doute son temps. Ils risquaient de nouveau de se retrouver devant une situation imprévue et toute nouvelle. Jusqu’à maintenant, cela avait été systématique ! Le labyrinthe risquait donc fortement de suivre le même schéma. Et si l’on prenait en compte le fait qu’aucun Vélien n’en était pour l’instant revenu vivant et que cela pouvait s’expliquer plus facilement avec des types de pièges complètement inconnus, eh bien ce ne serait pas de bon augure : ils devaient s’attendre à rencontrer des dangers mortels sans y être le moindrement préparés. Ou, dit autrement, ils devaient s’attendre à l’imprévisible ou encore prévoir de se retrouver dans une situation inattendue. Bref ! Ça ne leur servait à rien de s’imaginer quoi que ce soit concernant le labyrinthe. Mais ça ne l’empêchait pas d’angoisser à l’idée qu’ils pourraient y laisser leur cuir.

Jiliern, de son côté, n’éprouvait au contraire pas la moindre peur ni même appréhension. Pourtant, elle ne s’était jamais trouvée dans une situation aussi fragilisée organiquement, à devoir reporter son énergie et son attention sur ses œufs. Elle se sentait au contraire portée, presque magiquement, par l’expression de puissance qui émanait maintenant de son compagnon moine et guerrier. C’était comme si cette puissance, ce pouvoir intérieur indéfinissable leur offrait un bouclier invisible, particulièrement à elle et à sa future progéniture. Elle le ressentait comme l’émanation d’un genre de symbiose entre ce nouveau « maître » — « Sieur Tulvarn » comme le nommait Gnomil — et la planète Veguil elle-même, voire avec le cosmos. Elle ressentait ce bouclier comme tellement puissant que rien de bien grave ne pourrait leur arriver dorénavant. Se faisait-elle de larges illusions ? Peut-être. Mais peu lui importait. Elle était tellement remplie de cette subtile énergie qui s’écoulait de son compagnon à flots continus qu’elle vivait cela un peu comme une exaltation permanente, quelque chose qui l’allégeait, lui faisait presque complètement oublier la difficulté physique de la progression sur la texture et le relief irréguliers de cette jungle. Elle aurait pu comparer cette sensation à ce qu’elle imaginait de s’étendre sur un lit de plumes, sur un nuage tiède baigné de la lumière radieuse de Dévonia, sous une douce brise de printemps qui stimulerait délicatement toutes les parcelles de son cuir. Ceci représentait une symbiose incroyable entre la délicatesse et la force, à l’image d’une fine coquille d’œuf invisible qui pourtant se révélerait pratiquement impénétrable. Ainsi, le Labyrinthe se trouvait totalement hors de ses pensées conscientes et sa perspective ne pouvait aucunement assombrir ces dernières.

(Suite : Le Tétralogue — Roman — Chapitre 43)

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