Le Tétralogue — Roman — Chapitre 22

30/12/2022 (2022-12-23)

[Voir :
Le Tétralogue — Roman — Prologue & Chapitre 1
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 2
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 3
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 4
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 5
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 6
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 7
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 8
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 9
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 10
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 11
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 12
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 13
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 14
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 15
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 16
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 17
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 18
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 19
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 20
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 21]

Par Joseph Stroberg

​22 — Disparition ?

L’éclipse était maintenant terminée et le groupe s’était remis lentement en marche. La progression était plus laborieuse, car Gnomil ne pouvait pas marcher tant que ses os n’étaient pas ressoudés. À l’aide de son sabre, Tulvarn lui avait construit une civière improvisée en taillant diverses branches liées ensuite à l’aide du cordage restant. En plus de leur ami voleur sur cette dernière, le chasseur portait l’un des sacs rescapés et le moine, les deux autres. Ils laissaient l’arme mortelle à la cristallière qui aurait désormais en charge la première défense du groupe. Le moine n’avait pas pu lui enseigner plus que les rudiments de son maniement, suffisamment toutefois pour lui éviter de se blesser elle-même avec. En cas de nouvelle attaque d’un des animaux monstrueux de cette jungle, les deux Véliens valides déposeraient le plus rapidement possible leur fardeau. Tulvarn se saisirait de la dague de Gnomil, placée maintenant à sa propre ceinture, et Reevirn utiliserait son arc. Ils espéraient toutefois ne plus devoir en rencontrer. Les quatre compagnons étaient d’humeur taciturne et morose. L’ambiance n’était pas aux réjouissances, bien au contraire.

Peu vigilant face à l’environnement et à ses dangers potentiels, le moine s’interrogeait une fois de plus sur la validité de sa démarche. En comparaison des nombreux problèmes déjà rencontrés, il se demandait si cette quête n’était pas finalement pure folie. Il se sentait responsable autant de l’état de Gnomil que de la disparition de Marnia. Et d’après lui, aucun des deux ne méritait un tel sort, pas même le voleur qui n’avait d’ailleurs probablement jamais blessé personne. Même si ce dernier se voyait par son état actuel justement rétribué de ses actions passées — les nombreux vols qu’il avait commis —, une telle rétribution lui paraissait hors de proportion. N’eût été l’intervention rapide de Jiliern, il en serait même mort. En conséquence, Tulvarn devait-il continuer à entraîner ses trois compagnons vers toujours plus de dangers, ceci sous l’effet d’un simple songe, au risque de plus en plus élevé de les voir périr ? Partir ainsi à la recherche d’une très hypothétique relique sans même connaître sa nature n’était-il pas pure folie ? Il n’eut pas le temps de poursuivre plus avant sa réflexion.

Jiliern venait de pousser un cri de pure terreur. Dirigeant son regard vers elle, Trevor la vit se débattre au milieu d’étranges disques rougeâtres tombant du ciel. Il ne put deviner s’il s’agissait de feuilles ou d’une sorte d’animal inconnu. Quelques précieux instants de trop, il restait interdit devant le dramatique spectacle. Les disques flasques tendaient rapidement à submerger la Vélienne, malgré les coups portés à l’aide du sabre. Reevirn ne réagissait pas davantage. Il paraissait impuissant et désemparé en observant la matière gélatineuse et flasque se déformer simplement sous l’impact de la lame. Les disques de faible épaisseur se comportaient ainsi un peu comme de larges flaques d’huile. La lame passait au travers sans les déchirer le moins du monde. Aussi, la cristallière commençait à suffoquer alors que son corps se trouvait maintenant presque entièrement recouvert. Le moine et le chasseur réagirent enfin en déposant le voleur et les sacs. Ils se précipitèrent ensemble vers elle pour tenter de la libérer, mais ils durent rebrousser chemin pour éviter à leur tour d’être pris au piège. D’autres disques continuaient à tomber en planant selon des trajectoires imprévisibles. Pour une raison inconnue, ils se restreignaient néanmoins à une zone particulière du lieu. C’est seulement ce qui leur permit d’échapper au sort de Jiliern. Celle-ci finit en effet par succomber, étouffée sous la masse des disques assaillants. Atterrés, les trois Véliens ne purent qu’assister ensuite à sa disparition difficilement explicable : l’espace occupé par son corps sous la masse gélatineuse se réduisit presque instantanément à zéro. Avait-elle été digérée aussi rapidement ?

— Non ! s’écria soudainement Tulvarn. Qu’ai-je fait ? Ce n’est pas possible ! Pourquoi, Grand Satchan ?! Pourquoi donc tout ceci ?

— Mais vous n’y êtes pour rien, sieur Tulvarn ! Ce sont ces saletés !

— Merci, Gnomil, mais si ! J’en suis pleinement responsable. C’est bien moi qui vous ai entraîné dans cette folle aventure qui s’est avérée n’être qu’une succession de drames !

— Nous l’avons librement consenti, intervint Reevirn. Rien ne nous y forçait, ni toi ni le Grand Satchan. Nous nous doutions de possibles embûches, même si nous de connaissons pas tous les dangers que recèle Veguil, comme ces étranges créatures dont aucun de nous, visiblement, n’avait entendu parler.

— Peut-être, mais sans moi, elle serait encore en vie !

— Peut-être, mais peut-être pas. Tu l’as déjà sauvée de la mort, mais son destin était peut-être de mourir à cette heure précise, ici ou ailleurs, avec ou sans toi. Et puis d’ailleurs, est-elle vraiment morte ?

— Bien sûr qu’elle l’est ! rétorqua le moine, amer. Tu l’as vue comme moi !

— Ce que j’ai vu, est sa disparition inexpliquée sous les disques, au moment où elle semblait rendre son dernier souffle. A-t-elle été si rapidement avalée ou dissoute ? Ou bien quelque chose ou quelqu’un l’a-t-il transportée en un lieu plus sûr ?

— Il faudrait être un grand mage pour une telle prouesse ! Et tout ce que nous avons rencontré était tout au plus un sorcier. Maître Nignel nous a maintes fois démontré l’intérêt d’éviter de se nourrir de faux espoirs. Et les espoirs sont tels lorsqu’ils sont basés sur des données irréalistes.

— N’a-t-elle pas été déjà enlevée ? Est-ce que cela était irréaliste ? Irréel ?

— Hum ! C’est vrai, je te le concède, mon ami. Pour autant, j’ai deux objections, répliqua le moine qui malgré tout retrouvait un état intérieur moins torturé, grâce aux paroles de ses deux amis. La première tient au fait que son enlèvement avait été réalisé par quelque sorcier qui ne semblait pas bien intentionné. La seconde est qu’il est peu probable qu’une seule et même personne bénéficie deux fois de tels phénomènes très inhabituels, pour ne pas dire presque impossibles en temps ordinaire.

— Eh bien, j’ai quelques objections à tes objections, rétorqua Reevirn avec un léger amusement dans la voix. La première est que nous ne sommes peut-être pas dans un temps si ordinaire que cela. La seconde est que Jiliern pourrait avoir attiré l’attention de certains êtres particuliers dont il resterait à déterminer la nature. La troisième est qu’elle n’est manifestement plus là et qu’une digestion aussi rapide est assez peu probable.

— Oui, bon. Je ne chercherai pas de nouvelles objections. Cela m’est déjà difficile à vivre. Je me suis attaché à elle. Qu’elle soit morte ou disparue revient presque au même. Et vivre dans le doute à ce sujet m’est presque intolérable. Toujours est-il que je me sens responsable, au moins partiellement. Ça ne fait qu’ajouter à ma douleur.

— Qu’aurait pu proposer ton maître en de telles circonstances ?

— Je ne sais pas. Je ne me sens pas en état de me remémorer, et encore moins de réfléchir, même si ce n’est certainement pas digne d’un moine. C’est d’ailleurs peut-être pourquoi je suis resté novice après toutes ces années. Maître Nignel devait l’avoir lu en moi.

— Allons donc, sieur Tulvarn, je suis sûr que vous vous dévalorisez !

— Non, ami Gnomil, je sais ce que je ressens. Et ici, maintenant, je ne suis pas capable de me rappeler ou de deviner ce qu’aurait pu dire mon maître, car ma douleur est trop vive. Or, un moine devrait pouvoir la transcender, ou même être dans un état permettant d’éviter de telles souffrances. J’en suis manifestement très loin, trop loin. Jiliern me manque. Son énergie particulière me manque. Au fil des jours, elle a pris de plus en plus de place en moi, sans que je m’en aperçoive. C’est maintenant que je le réalise.

— Je peux comprendre. Pour autant, n’existe-t-il pas un moyen pour toi de t’affranchir de ce manque ou de le rendre plus supportable ? Les moines n’ont-ils pas connaissance de certaines astuces ou techniques, par exemple ? Des genres de méditation ? Autre chose ?

— Tout de suite, je ne suis pas vraiment en état d’y penser. Pourtant, il le vaudrait mieux. La présence de Jiliern me manque déjà. Et les moines ne travaillent habituellement pas ce genre de situation. Ils sont le plus souvent enfermés à vie dans leur monastère et leurs environs immédiats et ne nouent guère de relations avec les rares visiteurs.

— Je comprends. En sommes, vous êtes préparés à beaucoup de choses, sauf à vivre dans le monde.

— En effet. Et c’est plutôt ironique quand on pense que notre rôle principal est d’aider les autres Véliens, ceux qui habitent jour après jour dans ce monde. Bien sûr, il s’agit avant tout d’une aide spirituelle, mais il apparaît finalement que nous négligeons trop le fait que l’esprit s’incarne dans la matière. Et donc je me rends maintenant compte que nous ne sommes pas vraiment préparés à faire face à de nombreuses situations qui pour les autres Véliens relèvent pourtant de l’assez probable ou du fréquent. Était-ce pour cela que j’ai ressenti ce besoin de partir à l’aventure ? Mais dans ce cas, pourquoi les autres moines ne le font-ils pas aussi ? J’apparais plutôt comme un cas exceptionnel. Je n’ai connaissance d’aucun autre du temple ayant entrepris ce type de démarche… Peut-être ne suis-je après tout pas un vrai moine.

— En raison de ma mémoire déficiente, je ne saurais me prononcer sur ce point.

— Et pour ma part, je n’ai guère fréquenté les moines jusqu’à présent, intervint Gnomil qui reposait toujours à terre. Je ne pourrais vous être d’un grand secours, sieur Tulvarn, sur de telles questions. Par contre, pour ce qui est de la fréquentation des Véliennes, j’ai malgré tout une certaine expérience. Plusieurs d’entre elles se montraient sensibles aux petits cadeaux que je leur ramenais de temps à autre. Cependant, je ne me suis pas attaché spécialement à l’une d’elles, puisque je pouvais en fréquenter plusieurs, au moins une par village. Aussi, je ne suis pas familiarisé avec cette sensation de séparation que vous éprouvez. Quoi que… je pourrais peut-être la comparer avec celle que j’ai ressentie en quelques occasions lorsque j’ai dû me séparer de certains de mes trésors pour sauver ma vie.

— Et comment surmontais-tu cela ? lui demanda Reevirn.

— Ça ne durait pas trop longtemps, car j’imaginais que j’allais en trouver de plus beaux ou de meilleurs. Cela effaçait rapidement la déception de la perte.

— Hum ! Ceci me semble difficilement transposable à ma situation. Je ne souhaite pas vraiment rencontrer une Vélienne qui serait plus belle ou meilleure que Jiliern. C’est elle qui me plaît telle qu’elle est, ou telle qu’elle était, car elle est probablement morte.

— En attendant, il y a un léger détail qui me fait dire qu’elle doit être quand même vivante, ou au moins qu’elle n’a pas pu être mangée par ces choses, intervint Gnomil.

— Quoi donc ? Lui demanda Tulvarn.

— Son sac. Il n’est plus là non plus.

— En effet. Et alors ?

— Eh bien, ces espèces de monstres plats se nourrissent-ils aussi de cristaux ?

— Oh ! Je vois ce que tu veux dire. Il est peu probable effectivement qu’ils digèrent à la fois les chairs vivantes et des cristaux. Sans compter que le tissu du sac et celui des vêtements ont également disparu.

— Et donc, cela tend plutôt à favoriser l’hypothèse d’un genre d’enlèvement, ajouta le chasseur. Est-ce pour autant la même cause que la dernière fois ?

— Au moins, ça nous donne plus d’espoir de la revoir vivante un jour, si le Grand Satchan le veut bien, appuya le moine.

— Je suis cependant loin de penser que le Grand Satchan s’occupe de ce genre d’affaires, modéra le voleur.

— Pourquoi donc ?

— Parce que j’ai du mal à imaginer que quelque chose d’assez phénoménal pour avoir créé notre vaste univers s’amuse ensuite à intervenir aux infimes niveaux de nos minuscules vies individuelles. C’est comme si nous nous occupions de nos cellules individuellement. Nous sommes déjà bien petits sur notre grosse planète, mais en plus, celle-ci n’est qu’une parmi des milliards dans notre galaxie, elle-même perdue quelque part dans ce coin du cosmos. Du moins c’est ce que laisse entendre le Livre, n’est-ce pas, même si je ne suis pas du tout en mesure de vérifier tout ça ?

— Hum ! c’est vrai. Humaniser le Grand Satchan est une mauvaise habitude des moines. Maître Nignel nous avait pourtant mis plusieurs fois en garde contre cette tendance.

— Donc, je pense que si dame Jiliern s’en sort, c’est plus une question de chance que d’intervention du Grand Satchan. Ou encore, je peux admettre que c’est parce qu’elle serait alignée avec le mouvement cosmique ou le dessein global de ce même Grand Satchan, mais sûrement pas parce que ce dernier s’occuperait d’elle en particulier.

— Je dois admettre que tes arguments présentent une certaine logique. Et d’ailleurs ils ressemblent fortement à ce que nous avait mentionné une fois Maître Nignel. Malheureusement, je ne me souviens plus trop du détail et il ne l’avait plus jamais évoqué par la suite. Peut-être que ces notions ne sont pas fournies aux novices, mais habituellement réservées aux grades suivants.

— Pourquoi le seraient-elles ? demanda Reevirn.

— Eh bien, les moines vivent traditionnellement dans une structure plutôt paternaliste. Ils ont alors assez naturellement tendance à penser qu’ils sont l’objet d’une attention particulière de la part de leur maître, même si celui-ci porte la même attention à tous ses apprentis. Et donc, ils tendent à transposer cela à ce qu’ils voient quelque part comme leur maître suprême, le Grand Satchan. Aussi, je réalise maintenant qu’un des signes de plus grande maturité, probablement nécessaire pour atteindre les grades suivants, est le dépassement de cette vision un peu enfantine des choses.

— Je comprends. C’est bien possible.

— Quoi qu’il en soit, merci pour cet échange. Je me rends compte qu’il a eu pour effet d’estomper ma douleur, conclut le moine reconnaissant. Maintenant, il nous reste à décider quoi faire. Poursuivre vers Beltarn’il, la cité des érudits ? Chercher Jiliern si elle est toujours vivante ?…

— Elle est toujours vivante ! l’interrompit Reevirn. Je sens encore sa présence quelque part. Mais je ne parviens pas à trouver la direction. J’aurais pu le dire plus tôt, mais j’espérais obtenir davantage de précisions. Cependant, rien d’autre ne vient, contrairement à sa première disparition.

— C’est toujours ça de la savoir en vie, répondit le moine soulagé. Continuons alors vers Beltarn’il, puisque nous ne savons pas du tout où la chercher, si vous n’y voyez pas d’inconvénients.

— D’accord, répondirent les deux autres avant de préparer la poursuite de leur chemin vers l’inconnu.

Le voleur se réinstalla tant bien que mal sur la civière, le chasseur reprit le sac dont il avait la charge et le moine les deux autres, puis le trio se remit en route, avec un faible espoir de revoir un jour la cristallière. Celle-ci avait disparu avec ses cristaux et le sabre lumière, le tout complètement digéré ou bien rendu ils ne savaient où.

(Suite : Le Tétralogue — Roman — Chapitre 23)

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Un commentaire

  1. La question de l’intervention du Créateur dans nos petits problèmes de vie se trouve posée dans ce chapître ; intéressant !

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