Le Tétralogue — Roman — Chapitre 21

23/12/2022 (2022-12-17)

[Voir :
Le Tétralogue — Roman — Prologue & Chapitre 1
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 2
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 3
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 4
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 5
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 6
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 7
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 8
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 9
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 10
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 11
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 12
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 13
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 14
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 15
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 16
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 17
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 18
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 19
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 20]

Par Joseph Stroberg

21 — L’éclipse

La nuit était profonde, mais Gnomil ne parvenait pas à dormir vraiment, à cause de la douleur lancinante dans ses jambes. Il ne faisait que somnoler, oscillant entre de vagues plongées dans le néant et le réveil partiel. Ses atèles lui évitaient le pire, mais elles ajoutaient malgré tout à son inconfort. De plus, il n’avait plus d’abri et le vent s’était levé. L’air nocturne devenait trop frais à son goût, en ce printemps qui n’en finissait pas. La seule chose positive qu’il notait était l’absence de pluie, par ailleurs pourtant habituellement souvent présente en cette saison et en ces lieux. Quelque chose lui paraissait étrange, mais il ne parvenait pas à déterminer quoi. Son esprit embrumé fonctionnait au ralenti lorsqu’il émergeait du semi-sommeil. Et ses impressions subtiles se trouvaient partiellement écrasées par la souffrance physique qui tendait à prendre toute la place dans sa conscience. Pourtant, il aurait mieux valu qu’il l’oublie !

L’air propageait une odeur délicate et à peine perceptible qu’il faillit ne pas remarquer. Elle lui rappelait vaguement quelque chose. Il l’avait déjà sentie, en de rares occasions, au cours des années passées. Dans son état, il ne pouvait se rendre compte de quoi il retournait exactement. De plus, il n’en avait jamais bénéficié, se trouvant chaque fois isolé en ces moments-là, loin de ses semblables, probablement trop occupé à voler l’un d’eux ou à fuir des poursuivants après l’un de ses larcins. En absence de Véliennes, elle n’avait alors rien déclenché de spécial en lui. Cependant, il allait en être autrement pour ses deux compagnons mâles.

Cette nuit, anormalement profonde, alors que des nuées cachaient les étoiles, était en fait une éclipse solaire totale. Dévonia serait masquée pendant plusieurs heures, presque un quartier complet. Tulvarn ne dormait pas et sentait monter en lui une forte et puissante énergie sexuelle. L’odeur provenait du mélange des phéromones féminines des diverses espèces animales et des Véliennes. L’éclipse en était à l’origine, d’une manière encore inconnue. Elle stimulait la sexualité féminine qui à son tour allait réveiller celle des mâles, du moins ceux qui se trouvaient près de compagnes potentielles. La douleur y faisait obstacle, laissait ainsi le voleur à l’écart de cette nuit magique. Blessés ou indemnes, les animaux ne seraient pas en mesure de chasser. Rien ne serait à craindre, même du pire des prédateurs.

Le moine entendit un bruissement croissant au niveau du sol devant lui. Quelques instants après, il ressentit des bras l’enserrer avidement, pendant qu’une paire de lèvres se collait sur les siennes. Il reconnut l’odeur particulière de Jiliern et s’abandonna à leur désir mutuel. Elle l’avait manifestement choisi comme progéniteur et il en ressentit un mélange de gratitude et de compassion. C’était leur première fois à tous les deux. De telles circonstances étaient rares sur la planète. Toutes les espèces animales et humanoïdes s’y consacraient alors au mieux, dès que des couples se trouvaient en présence. La nuit effaçait les traits visibles, aussi bien la beauté que la laideur, aussi bien la jeunesse que la vieillesse… Si les couples étaient sexuellement matures et aptes, seuls l’amour et le devoir pour la perpétuation de l’espèce comptaient. Même si la veille ou quelques heures avant, le partenaire était haï, en ces heures magiques, il ne pouvait plus l’être. La nature planétaire leur insufflait alors son propre amour de manière tellement intense et irrésistible que les couples ne pouvaient guère répondre qu’en s’y accordant. Les exceptions étaient rares, très rares. Certains Véliens et certaines Véliennes avaient par le passé préféré se mutiler pour souffrir et ainsi ne pas partager, ne pas accomplir l’acte sacré.

La douce puissance de leur échange allait rester inscrite dans leur mémoire de manière indélébile. Cependant, dans quelques cycles, quatre œufs allaient chacun donner naissance, en principe, à un nouveau membre de l’espèce vélienne. Et cela risquait de compliquer l’aventure, si le Tétralogue n’était pas découvert avant. En attendant, Tulvarn et Jiliern se blottirent l’un contre l’autre pour le reste de l’éclipse, lançant leur imagination dans la direction des conséquences possibles de leur union.

Jiliern se voyait déjà enseigner son art à deux de ses futurs enfants, laissant les autres aux bons soins de Tulvarn pour leur apprendre les connaissances des moines guerriers. Avec un peu de chances, ils auraient deux filles et deux garçons. Une telle proportion était assez fréquente, au moins les trois quarts du temps. Cependant, alors qu’elle visualisait cette possibilité, une pensée alternative s’immisça dans son esprit : et si leurs enfants ne souhaitaient pas du tout devenir cristallières et moines guerriers ? Peut-être qu’au moins l’un d’eux voudrait par exemple devenir un érudit ? Ou un chasseur comme Reevirn ? En encore un forgeron ? Un bâtisseur ?… Et s’il voulait être assassin ? Tulvarn et elle-même devraient-ils s’y opposer ? Il faudrait qu’elle lui demande. Il semblait plutôt être assez sage et de bon conseil. D’ailleurs, on n’en attendait pas moins d’un moine. Elle-même ne disposait pas de grandes références, ses parents étant morts trop tôt. Elle n’avait pas pu en discuter avec eux et elle ne se souvenait pas particulièrement de ce qui avait déterminé son choix de métier. Elle avait l’impression que cela s’était imposé naturellement, ou que cela avait été toujours présent en elle. Mais peut-être que ses parents auraient eu davantage de souvenirs. Elle ne le saurait jamais. Ainsi, elle n’était pas du tout sûre de pouvoir se baser sur sa propre expérience. Ou alors, il lui fallait considérer l’hypothèse que ses parents n’étaient pour rien dans son choix et n’avaient jamais cherché à l’influencer. Auquel cas, puisqu’elle n’en ressentait pas le moindre ressentiment, bien au contraire, il lui semblait que c’était une bonne chose et que dans ces conditions, elle devait probablement aussi laisser ses enfants libres de tels choix. Mais quand même, avoir l’avis de Tulvarn, ne serait-ce que parce qu’il serait le père, lui paraissait nécessaire.

De son côté, le moine réfléchissait à un tout autre aspect de la situation. Si leur aventure devait se prolonger au-delà de la naissance de leurs enfants, comment pourraient-ils la poursuivre sans mettre en danger la vie de ces derniers ? Il imaginait mal pouvoir leur procurer à tous un bouclier protecteur, sans compter qu’il faudrait alors disposer du moyen, pour l’instant inconnu de sa part, pour les recharger en énergie. Celui dont il disposait présentement avait déjà épuisé la sienne au cours de la journée précédente. Et il ne servait donc plus à rien. Pour autant, il ne pouvait pas s’en débarrasser comme ça en pleine nature. S’il ne pouvait pas offrir une protection suffisante à ses enfants, il n’aurait guère d’autre choix que de renoncer à la relique. De plus, seule Jiliern pourrait les nourrir convenablement au début, par allaitement au sein. Elle aussi devrait donc être particulièrement protégée. Elle ne pourrait plus participer à des activités potentiellement dangereuses et devrait presque obligatoirement renoncer à l’aventure. Il lui restait la possibilité de la poursuivre sans elle, mais cela l’empêcherait de veiller sur elle et sur les enfants. Il ne pourrait pas vraiment s’y résoudre. Il était pris dans un dilemme. D’un côté, il éprouvait le besoin presque impérieux de trouver ce Tétralogue. Et de l’autre, il ne pensait pas pouvoir le faire sans risquer de perdre Jiliern et les enfants. Quoi qu’il en fût néanmoins, pour l’instant ces derniers n’étaient pas encore nés, loin de là, et peut-être qu’il atteindrait avant cela son objectif. Maître Nignel lui aurait probablement dit qu’il ne servait à rien de chercher ainsi à anticiper les événements, et pas seulement parce que trop souvent ils se déroulent d’une manière inattendue. Un Vélien gagnait plutôt à développer ses facultés d’adaptation et d’improvisation. Ainsi, il était mieux armé à faire face à de multiples éventualités, même les plus improbables. Mais surtout, il évitait d’engendrer en lui-même des émotions négatives de peur, d’appréhension, de stress… Il valait donc mieux dans l’immédiat que Tulvarn prenne une grande respiration et pense à autre chose, par exemple au contact fort agréable de Jiliern. Alors qu’ils se tenaient silencieusement allongés sur le sol herbeux, elle était collée sur sa droite, y produisant une douce chaleur qui contrastait avec l’autre côté, exposé lui au vent nocturne.

Tant que l’éclipse durait, les animaux de la jungle ne représentaient pas un danger, d’autant plus que la plupart étaient occupés par leur propre rituel d’accouplement ou de recherche de partenaires, guidés par les sons et les odeurs. Tulvarn n’aurait pas besoin de réveiller Reevirn pour son tour de garde avant qu’elle ne termine. De toute manière, à moins de se doter d’un des cristaux luminescents de Jiliern, le chasseur ne verrait rien. Et en cette obscurité profonde, même eux ne révéleraient pas grand-chose d’autre que l’environnement immédiat, à quelques pas de distance tout au plus. Le ciel était couvert, comme presque tout le temps lors des éclipses, ce qui pouvait paraître étrange. Pourquoi les étoiles n’étaient-elles alors presque jamais visibles ? Mais les Véliens ne se posaient pas de questions à ce sujet. Ils vivaient cela comme allant de soi. Pourtant, Tulvarn trouvait cela curieux. Était-il vraiment Vélien ? Il était bien né ici, sur Veguil. Du moins, ses parents n’avaient jamais mentionné provenir d’ailleurs. De plus, il n’avait jamais entendu parler d’étrangers à la planète ayant l’apparence des Véliens. Il devait donc bien être natif de ces lieux. Pourtant, quelque chose l’intriguait. En y réfléchissant, il y avait trop d’éléments bizarres dans son histoire. Qui avait vraiment tué ses parents ? Et dans quel but ? Pourquoi pouvait-il combattre les yeux fermés quand personne d’autre de sa connaissance n’y parvenait ? Pourquoi était-il si maladroit et étourdi en temps ordinaire, alors que ce genre de désagréments n’arrivait pratiquement jamais aux autres moines, ni d’ailleurs aux chasseurs et aux voleurs, pour ce qu’il en savait ? Pourquoi devait-il chercher cette relique qui n’existait peut-être pas ? Et que venait faire cette étrange légende ? Qui était-il ? Comment pourrait-il faire la différence entre une réelle intuition et ce qui l’avait poussé à s’enfoncer inutilement dans ce gouffre aux Larmes de la sorcière ? À quoi pouvait-il se fier ? Il se sentait dans une obscurité intérieure aussi profonde que celle produite par l’éclipse. Il n’y décelait pas la moindre lueur capable de l’éclairer, de lui fournir un indice. Il en ignorait autant sur lui-même que sur sa destinée. Finalement, il ne se trouvait guère mieux loti que son ami Reevirn. Et ce dernier au moins avait la justification de l’amnésie !

(Suite : Le Tétralogue — Roman — Chapitre 22)

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