Le Tétralogue — Roman — Chapitre 23

04/01/2023 (2022-12-30)

[Voir :
Le Tétralogue — Roman — Prologue & Chapitre 1
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 2
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 3
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 4
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 5
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 6
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 7
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 8
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 9
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 10
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 11
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 12
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 13
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 14
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 15
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 16
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 17
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 18
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 19
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 20
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 21
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 22]

Par Joseph Stroberg

​23 — Beltarn’il

Après la malencontreuse disparition de Jiliern, les trois rescapés mirent moins d’un quartier à atteindre la lisière de la jungle, malgré la nécessité de porter le voleur en plus de leur chargement de sacs. Le dernier drame s’était en fait déroulé à seulement quelques milliers de pas de cette dernière, dans une zone d’où les pires prédateurs étaient absents. C’était probablement d’ailleurs la seule raison pour laquelle ils étaient encore en vie.

Dès la sortie de la forêt, Beltarn’il était visible à l’horizon. Cette agglomération était la seconde plus importante de Veguil après la Cité de cristal. Cependant, alors qu’on disait cette dernière peuplée de millions d’esclaves, elle n’abritait, elle, qu’une centaine de milliers de Véliens. Il s’agissait en majorité d’érudits. Il s’y ajoutait leurs proches, divers artisans et représentants des métiers, et quelques milliers de visiteurs occasionnels. Constituée de maisons simples à un seul étage et de quelques rares bâtiments plus imposants, dont la bibliothèque centrale, elle s’étalait sur une vaste superficie, le long du littoral. Cette cité avait ainsi la forme d’un long serpent côtier d’une largeur comprise entre une et trois centaines de pas, mais une longueur qui en comptait plusieurs dizaines de milliers ! Par rapport au trio, l’Océan se trouvait derrière, masqué par ce corps serpentiforme. Ce dernier leur apparaissait pour l’instant comme une série continue de minuscules cailloux posés sur le sol en guise d’édifices de pierres. Il occupait la moitié centrale de l’horizon. Il leur faudrait encore une ou deux heures de marche pour en atteindre les premières constructions. Cependant, ils la voyaient déjà de mieux en mieux, car la végétation devenait plus basse et clairsemée, et la ville elle-même semblait en être dénuée.

— Je me demande dans quel état nous allons trouver la ville, s’inquiéta Gnomil, alors que ses deux porteurs venaient de faire une halte. Est-ce que les sauvages guerriers que nous avons croisés l’auront attaquée ?

— Nous verrons bien, répondit Tulvarn. Nous serons vite fixés. S’ils sont passés par là, nous devrions nous en rendre compte à distance, peut-être même dès maintenant.

— Je n’aperçois aucune trace ici laissant présager le passage d’une telle horde sauvage, intervint Reevirn. La ville devrait être intacte.

— Mais ils auraient pu sortir de la forêt ailleurs, rétorqua le voleur.

— Étant donné leur nombre, ils ont plutôt dû sortir de partout. Aussi, l’absence totale de traces ici est un bon présage.

— Je l’espère.

— Moi aussi, ajouta le moine. Je reste cependant confiant. L’argument de Reevirn est valable. Avançons donc !

Le trio se remit en route à allure modérée, compte tenu du poids du voleur et des sacs. Il lui fallut deux bonnes heures avant de pouvoir rejoindre les premières maisons de Beltarn’il. Les herbacées et autres plantes basses avaient progressivement fait place à une couche de sable d’où ne dépassait que leur moitié supérieure. En chemin, ils n’avaient croisé que quelques chasseurs et un cristallier. D’après ces derniers, la ville était calme et abritait peu de visiteurs en cette période. Les trois compagnons purent facilement le vérifier en y pénétrant depuis l’est. Comme toutes les villes de Veguil à l’exception de la Cité de cristal, cette grande bourgade ne comportait pas de rues en tant que telles, mais seulement des grands espaces entre les diverses constructions. En conséquence, on pouvait y entrer facilement depuis n’importe où et la parcourir librement dans tous les sens. Les clôtures, murets et barrières diverses y étaient également inconnus.

Si l’odeur de la mer relativement proche avait commencé à leur parvenir portée par la brise bien avant leur entrée dans la vaste bourgade, elle était maintenant bien plus puissante, inhabituelle pour les trois Véliens. Cependant, en raison de sa condition douloureuse, Gnomil y prêtait peu attention contrairement à ses deux compagnons.

Continuant sa progression dans la ville, le trio croisa un groupe d’enfants qui jouait sur une étendue sablonneuse située dans un large espace entre les trois plus proches maisons. Tulvarn leur demanda s’ils connaissaient un guérisseur et l’un d’entre eux, une très jeune Vélienne, leur répondit en désignant le sud. Il ne put rien en tirer de plus, car elle reprit aussitôt son activité ludique, comme si pour elle ce petit groupe de visiteurs étrangers n’avait jamais existé ou était devenu invisible. Le moine en fut quelque peu déconcerté, peu habitué à croiser des enfants et peu encombré de souvenirs concernant sa propre jeunesse. Cependant, il se remit en chemin, portant toujours avec Reevirn leur blessé sur la civière improvisée. Maintenant, après un quart de tour vers le sud, trop concentrés sur leur recherche d’un guérisseur, les trois compagnons d’infortune ne prêtaient plus trop attention aux odeurs marines, ni même à l’aspect des maisons, d’ailleurs très peu différent de celui de leur région d’origine.

À peine deux centaines de pas plus loin, ils entendirent une clameur sourde qui semblait provenir du sud-est, quelque part derrière les maisons visibles dans cette direction. Intrigués et avec l’espoir de trouver alors suffisamment de monde pour disposer de meilleurs renseignements, ils obliquèrent dans cette nouvelle direction et accélérèrent sensiblement la cadence de leur marche.

Plus loin qu’ils l’auraient cru, après avoir slalomé entre plusieurs dizaines de maisons sur leur trajet, à cause de l’incertitude de la localisation exacte de la foule dont ils entendaient de mieux en mieux les manifestations diverses, ils arrivèrent de nouveau en vue de la limite orientale de la ville, cette fois nettement plus au sud qu’à leur arrivée. Là, un groupe d’un millier de Véliens et Véliennes d’âge divers se tenait en arcs de cercle sur plusieurs rangs face à un mage en tenue d’une couleur bleue très voisine de celle de Dévonia. Celle-ci était en principe réservée aux plus grands mages et prophètes. Tulvarn n’avait pas entendu dire que l’un d’eux était vivant, auquel cas, ce dernier méritait certainement d’être l’individu évoqué par la prophétie, celui qui sauverait Veguil. Mériter ? Est-ce que cela était une question de mérite ? Ou plutôt d’aptitudes ? Ou encore de service au Grand Satchan ? Il n’eut pas le temps de poursuivre son questionnement.

Arrivé à proximité du dernier rang, Tulvarn se mit à chercher du regard un monticule éventuel qui leur aurait permis de voir plus distinctement le mage, car si une partie des spectateurs était assise, un tiers d’entre eux étaient restés debout et empêchaient que l’on distingue autre chose que sa tête et le haut du tronc. Balayant rapidement la scène, il aperçut sur la droite un banc de pierre qui jouxtait une petite maison aux pierres blanchâtres. Se retournant, il fit signe à Reevirn, puis ils se dirigèrent tous deux rapidement dans la direction du banc avant d’y grimper en tenant toujours la civière de leur blessé. La foule lâchait des cris d’étonnement, de vénération ou de remerciement, selon les moments.

Ayant plus le loisir maintenant d’observer ce que faisait le mage, ils constatèrent que celui-ci guérissait diverses personnes dans le public, quelle que soit la gravité de leur état ! Pour le coup, il s’agissait vraiment d’une aubaine, d’une chance incroyable pour une fois, après toutes leurs mésaventures et leurs déconvenues ! Néanmoins, une pensée vint modérer l’enthousiasme du moine : le nombre de malades à attendre leur tour pouvait être long, trop long. Juste après avoir émis cette pensée pessimiste dans son esprit, il entendit une voix lui dire :

— Il n’existe aucun tour ici.

— Qui parle ? interrogea Tulvarn qui ne parvenait pas à en localiser l’origine.

— Celui-là même que vous êtes en train d’observer.

— Quelle est cette sorcellerie ?

— Je suis un mage, pas un sorcier.

— Mais comment faites-vous cela ? Vous n’ouvrez pas la bouche ?

— Je m’adresse directement à votre conscience. Je ne peux vous en dire davantage. Ce serait du même ordre que de tenter d’expliquer les couleurs à un aveugle de naissance. Peut-être un jour le découvrirez-vous par vous-même. Je vous le souhaite. Mais si vous tenez à votre ami, ne perdons pas de temps : approchez-le. À ces mots, le mage fit un signe des mains à la foule pour qu’elle s’écarte afin de laisser un passage central en vue du transport du blessé vers lui.

Sans plus attendre, Tulvarn demanda à Reevirn de le suivre, puis les deux compères valides transportèrent le blessé dans sa civière jusqu’à l’étrange guérisseur. Ce dernier se contenta de s’adresser au voleur en ces termes :

— Pourquoi acceptez-vous de demeurer en cet état ? Ne voulez-vous pas guérir de ces douloureuses blessures ?

— Si. Je ne demande que ça !

— Alors, faites ce qu’il faut pour cela ! Ce n’est pas moi qui ai guéri ces anciens malades, poursuivit le mage en désignant les derniers miraculés.

— Mais comment le pourrais-je ? Je ne suis que voleur, ou plutôt je l’étais. Mais je ne sais pas soigner. Je ne suis même pas cristallier, ni herboriste… Comment le pourrais-je ? implora-t-il presque.

— De la même manière qu’eux, répondit le mage en montrant de nouveau quelques-uns des Véliens guéris.

— Mais qu’ont-ils fait ? Je n’en sais rien ! Gnomil se trouvait tellement démuni, qu’il finit par éclater en sanglots.

— Allons, cher ancien voleur ! Je comprends votre désarroi. Néanmoins vous avez pourtant le moyen de régénérer votre corps comme l’ont fait ces personnes qui auparavant étaient pourtant en aussi piteux état que vous : de graves handicapés, certains aveugles, d’autres sourds, d’autres encore sans l’usage de leurs jambes…

— Mais comment ont-ils fait ! Je vous en prie, je vous en supplie, dites-moi comment !

— Ce n’est pas moi qu’il faut prier, répondit-il avec une mimique qui pouvait signifier qu’il était un peu déçu. Adressez-vous plutôt au Grand Satchan si vous envisagez des prières et si vous savez prier au moins aussi bien que ce moine. Mais même lui n’a rien pu faire pour vous et ses prières non plus.

— Mais il n’a pas prié pour moi ?

— Le croyez-vous ? Pensez-vous vraiment que votre ami le moine n’a pas déjà prié en votre faveur ? Je peux vous assurer pourtant qu’il l’a fait. Vous pourrez lui en demander confirmation plus tard. Mais ne perdons pas davantage de temps. Ouvrez-vous au Grand Satchan, laissez-vous pénétrer par sa puissance infinie comme il l’a offerte à ces anciens malades.

— Mais comment donc ? Je ne sais pas faire ça ! Comment m’ouvrir au Grand Satchan ?

Alors que le voleur continuait sa supplique et ses questions au mage, petit à petit la foule s’était dispersée et il ne restait plus maintenant que le trio d’aventuriers. Trop attentif à la conversation menée par le mage, aucun de ces derniers ne s’en était rendu compte. Tulvarn et Reevirn ne perdaient pas une miette de ce que pouvait dire aussi bien l’étrange guérisseur que leur infortuné camarade. Et celui-ci buvait tellement les paroles du premier, aspirait si intensément à en voir sortir le remède miracle, qu’il en oubliait encore plus le monde extérieur à leur petit groupe.

— S’il vous plaît, maître mage ! Je ne sais pas comment m’ouvrir au Grand Satchan. Comment ont-ils fait tous ceux-là ? interrogea Gnomil en s’apprêtant à désigner quelques-uns des récents guéris, avant de se rendre compte de leur absence avec un sentiment qui mêlait stupeur et embarras.

— La même chose que celle que vous avez vous-même entamée.

— Hein ? Mais je n’ai rien fait ! Je n’ai même rien commencé !

— Vous croyez ?

— Bien sûr !

— Et pourtant. Pourquoi êtes-vous venu me parler ?

— Dans l’espoir que vous puissiez me soulager de… Mais… Je n’ai plus mal ! Comment est-ce possible ? interrogea le voleur alors qu’il prenait conscience de la disparition de ses douleurs tout en baissant les yeux pour constater que pourtant ses blessures étaient toujours aussi visibles.

— Vous avez simplement commencé à vous ouvrir au Grand Satchan.

— Mais quand ?

— Lorsque vous avez pleuré en toute humilité votre impuissance.

— Mais comment ?

— Eh bien ! vous en posez des questions ! Heureusement que tous les malades qui viennent me voir n’en font pas autant ! Comment ? Vous devriez pourtant le savoir mieux que je peux vous en informer. À ce moment-là, vous avez vraiment réalisé qu’il n’était ni en mon pouvoir ni en le vôtre d’obtenir ce type de soulagement, même si ce n’était pas complètement conscient. Nous avons alors besoin de nous accorder avec le Grand Satchan, de nous relier à lui, de nous ouvrir à son énergie infinie. Acquérir l’humilité est le premier pas.

— Oh !… Merci Maître Mage ! Je vais devenir ménestrel et chanter votre nom sur tous les continents de Veguil.

— Surtout pas, jeune innocent ! N’avez-vous pas compris ? Seul le Grand Satchan doit être chanté !

— Pardon, Maître Mage !

— Par pitié, pouvez-vous lui dire d’arrêter avec ses « maîtres mage » ? demanda alors le guérisseur en se tournant vers Tulvarn et Reevirn.

— Malheureusement, pour ça, je crains qu’il faille aussi faire appel au Grand Satchan ! répondit Tulvarn quelque peu désabusé.

— En attendant, si je comprends bien, je vais devoir vivre avec. Et nous n’avons pas fini. Bon, jeune homme, si vous voulez terminer votre guérison, vous savez ce qu’il vous reste à faire. Maintenant, si votre ami le chasseur partageait ce qu’il a sur le cœur, ce serait utile à ses camarades, dont les deux présents ici.

Fortement intrigués par ces propos, Gnomil et Tulvarn tournèrent vivement la tête en direction de Reevirn, attendant une réponse de sa part.

— …

— Allons ! Ne vous faites pas prier, surtout que les prières devraient être principalement dirigées vers le Grand Satchan, ainsi que pourrait vous le dire votre ami le moine. Dites-leur qui vous êtes en réalité, puisque vous le savez maintenant. Les cachotteries ne sont pas recommandées pour l’établissement de bonnes relations.

— … Euh ! C’est difficile.

— Dites simplement les choses. Décrivez seulement ce qu’il s’est passé. Vous me remercierez plus tard.

— … Eh bien, j’ai retrouvé une partie de mes souvenirs…

— Vraiment ?! Mais, c’est formidable ! répondit Tulvarn avec une expression de vif contentement.

— Pas tant que ça, non… J’ai tué mes deux compagnons chasseurs. Et mon vrai nom est Valdaroc. Ne cherchez plus l’assassin. C’est moi !

— Mais non, ce n’est pas possible ! répondit Gnomil à la fois déconcerté, attristé et incrédule. Vous ne pouvez pas être l’assassin, car vous êtes le chasseur et nous n’avons jamais entendu parler d’un chasseur appartenant aussi à la confrérie des assassins.

— Le devin avait en effet mentionné « N’oublie pas le chasseur et l’assassin », renchérit le moine.

— Ah oui ? Vous êtes sûr que ce n’était pas plutôt : « N’oublie pas : le chasseur EST l’assassin ! »

— Oh !… se contentèrent de répondre Tulvarn et Gnomil, trop abasourdis pour autre chose.

— Oui : Oh ! Je n’en reviens pas moi-même ! poursuivit celui que ses deux sauveurs avaient connu en tant que pur chasseur. En fait, pour tout dire, je n’appartiens pas à la guilde des assassins. Mais ça ne m’empêche pas d’avoir assassiné mes deux compagnons.

— Mais pourquoi ? s’enquirent simultanément le moine et le voleur alors que le mage s’était entre temps retiré à plusieurs pas de distance pour s’assoupir au pied d’un petit arbre.

— Je ne pouvais pas les laisser s’enrôler dans cette armée.

— Quelle armée ?

— Celle qui a déboulé dans la forêt des Plaines de l’Ouest. J’ai reconnu leur tenue et leur chef et cela a fait ressurgir rapidement le reste de mes souvenirs oubliés. Comme j’aurais préféré les oublier pour toujours ! Je ne mérite pas votre amitié. Je ne savais pas comment vous le dire. J’ai tellement honte de ce que j’ai fait !

Celui qu’ils avaient nommé Reevirn poursuivit ses explications pendant encore un bon moment, évoquant comment il s’était résigné à tuer ses deux anciens compagnons chasseurs puis à camoufler la scène du crime avant de tenter de se donner la mort. Il avait préféré cette solution à la vision d’un avenir probable où à la tête de cette armée ils auraient à eux trois tué un bien trop grand nombre d’innocents. Maintenant que sa mémoire était de nouveau fonctionnelle, il lui faudrait désormais vivre avec ce poids sur la conscience. Le moine avait eu beau tenter de le déculpabiliser en lui présentant cela sous l’angle des centaines ou même des milliers de Véliens et Véliennes que par son geste il avait presque sûrement sauvés, il ne pouvait pas voir autre chose que son crime. Les images de l’horrible scène le hantaient dans son sommeil, même si dans la journée il parvenait encore à se vider l’esprit. Il préférait continuer à se faire appeler Reevirn. Cela l’aiderait peut-être à surmonter cette épreuve.

Avant de repartir en direction du centre de la ville, les trois compagnons se trouvaient dans un état similaire. Le voleur et le moine étaient secoués par la révélation, abasourdis, presque sonnés, alors que le chasseur lui-même se sentait crouler sous le poids de la culpabilité, chancelant, à peine capable de marcher. Pourtant, il leur fallait reprendre la route, en quête d’un objectif dont ils n’étaient même pas sûrs de l’existence, alors que dans le même temps, ils n’avaient toujours pas réalisé le deuil de la cristallière et que celle-ci se manifestait encore comme un fantôme dans leur mémoire et leurs pensées. Abandonner maintenant représenterait pour eux un monumental échec, un non-sens aux proportions cosmiques, une décision encore plus stupide que celle de s’être lancés dans cette quête. Alors qu’ils s’étaient éloignés de quelques dizaines de foulées, ils entendirent chacun le mage leur parler en ces termes :

— Dans l’obscurité la plus profonde, il suffit de la lumière de votre cristal pour vous éclairer. Conservez la foi dans le Grand Satchan. Votre amie est vivante.

Aussi intrigant que ceci pût leur paraître, ce fut capable de leur redonner un peu d’entrain et de motivation. Même s’ils se demandaient par quel miracle Jiliern pouvait être encore vivante et comment le mage le savait, ils le croyaient d’autant plus facilement que celui-ci avait déjà démontré à leurs yeux certaines capacités hors du commun. Néanmoins, après quelques pas supplémentaires Tulvarn s’interrogea sur la fragilité du lien possible entre le fait de disposer d’aptitudes hors normes et celui de connaître véritablement un fait ou encore de le rapporter plus ou moins fidèlement. Rien ne pouvait garantir a priori que le mage ne fabule pas ou encore qu’il ne leur mente pas. Est-ce que la propension du mage à aider les gens à se guérir devait s’accompagner automatiquement d’acuité des perceptions (en supposant qu’il ait pu percevoir la situation de Jiliern d’une manière ou d’une autre) ? Disait-il pour autant la vérité en affirmant qu’elle était vivante ? Le vieux moine Nignel, qu’il avait appelé « maître » et presque vénéré comme un saint homme, avait déjà évoqué la différence entre des aptitudes que l’on pouvait avoir et la manière dont on les utilisait ou encore celle dont on se comportait, que ce soit en lien ou non avec elles. Il existait des Véliens, rares semblait-il, qui profitaient de leurs dons dans tel secteur pour obtenir des avantages auprès des autres, et dans certains cas en les manipulant par des mensonges, par des flatteries, par les sentiments ou encore par l’usage de raisonnements tordus ou vicieux. Toutefois, Tulvarn n’avait pas décelé de signes qui auraient pu indiquer de telles tendances chez le mage. Mais ne pas les apercevoir n’empêchait pas pour autant leur possible existence. Il ne percevait pas Jiliern, mais celle-ci vivait sans doute encore s’il en croyait le guérisseur. Donc, la grande question était : devait-il se fier à ce personnage et risquer une grave déception s’il s’avérait que la cristallière était bien morte ? Ou bien devait-il faire comme s’il avait menti ou s’était trompé ? Le doute tendait à le torturer. Il n’eut cependant pas l’opportunité de poursuivre son débat intérieur, car il se retrouva une fois de plus la face contre le sol. Ses deux compagnons se précipitèrent pour l’aider à se relever. Il venait de se prendre le pied d’appui contre une touffe d’herbe un peu plus grosse que les autres.

— Merci mes amis. Ça commence à devenir énervant cette manie que j’ai de ma planter la figure dans le sol ! Il va vraiment falloir que j’arrête de me perdre dans mes pensées. En attendant que j’y parvienne, rendons-nous à la bibliothèque centrale. Nous aurons plus de chances d’y trouver des renseignements utiles qu’ailleurs dans cette trop grande ville.

— Sûrement, approuva Gnomil en reprenant son sac, aussitôt imité par Reevirn.

Le trio se remit prestement en route, soudainement plus alerte, comme si la maladresse du moine avait permis de soulager leur lourdeur intérieure. Même le chasseur tendait maintenant à oublier de culpabiliser. Les sacs rescapés leur paraissent aussi plus légers. La guérison du voleur y était peut-être aussi pour quelque chose. Ils n’étaient plus centrés sur leurs déboires, mais désormais focalisés sur leurs deux objectifs : retrouver la cristallière et découvrir une piste qui conduirait à la relique. Ce faisant, ils se trouvèrent rapidement en vue de la bibliothèque centrale, un des bâtiments les plus imposants de la planète. Il couvrait à lui seul la surface d’une cinquantaine de maisons du coin pourtant assez largement espacées sur le sol mi-sablonneux mi-poussiéreux et parsemé ici et là de quelques touffes végétales et de rares buissons qui ne dépassaient pas leur hauteur. Bien que ne disposant d’aucun étage, il n’en contenait pas moins plus d’un million d’ouvrages divers rangés le long de sept allées principales au milieu desquelles se trouvaient les tables de lecture et d’études entourées de tripodes. En pénétrant par l’entrée principale, les trois compères aperçurent également dans l’allée centrale qui leur faisait face quelques escabeaux permettant d’atteindre les étagères les plus hautes, à la libre disposition des érudits et des visiteurs. Il se trouvait également quelques petits meubles contenant divers accessoires, tels que des loupes, et du parchemin pour prendre des notes. Ils cherchèrent du regard s’il n’y avait pas quelque érudit disponible pour les renseigner. Dans cette allée au moins, les Véliens aperçus étaient tous assis en train de lire un livre ou un morceau de parchemin. Parvenus au bout, les trois compagnons tournèrent sur la gauche pour emprunter le large passage conduisant à l’allée correspondante, la troisième depuis l’aile gauche de bâtiment. Il leur fallait plus de cinq cents pas pour parcourir une seule d’entre elles. Se trouvant rapidement face à cette troisième, ils eurent la surprise de leur vie. Qui se trouvait assis là, sur la table la plus proche, apparemment occupé à scruter un très vieux rouleau de parchemin ? Jiliern ! Leur amie cristallière, bien vivante ! Comment était-ce possible ? Ils se précipitèrent en criant son nom, s’attirant du même coup un regard noir de la part des autres occupants des lieux ainsi dérangés. La cristallière sursauta, mais son visage se couvrit aussitôt d’un large sourire.

— Jiliern ! reprit plus doucement Tulvarn. Par quel miracle te trouves-tu ici ?

— Eh bien, pour tout dire, je n’en sais trop rien. Après avoir étouffé sous ces étranges disques, je me souviens seulement m’être réveillée allongée par terre sur le sable de la plage pas loin d’ici. Je ne comprends pas du tout comment cela a pu se produire. Je n’ai jamais entendu dire que de telles espèces d’animaux ou de je ne sais quoi puissent nous faire en quelque sorte disparaître d’un lieu pour nous transporter ailleurs. Mais si tel est le cas, vous auriez dû alors vous laisser recouvrir pareillement, pour atterrir ainsi plus vite ici.

— Ce ne sont pourtant peut-être pas les responsables de la chose. Avant d’arriver ici, nous avons rencontré un mage qui a notamment guéri notre ami Gnomil. En fait, d’après ses dires et plus exactement, il a permis que Gnomil se trouve guéri par le Grand Satchan, par une foi suffisante en lui.

— La foi d’un ancien voleur, envers le Grand Satchan lui-même ? Eh bien, il va peut-être pouvoir se faire moine, répondit la cristallière sur un ton mi-amusé et mi-espiègle. Mais pour en revenir à ta question initiale, je n’ai jamais entendu parler non plus de mages capables d’une telle prouesse, poursuivit-elle plus sérieusement.

— Moi non plus, il est vrai.

— Moi non plus ! ajoutèrent simultanément Gnomil et Reevirn.

— Alors, qui ou quoi a-t-il bien pu te déplacer ainsi, interrogea le moine ?

— Je n’ai pas trouvé la réponse. J’ai lu quelques ouvrages traitant de ces étranges animaux, dont un tome du « Livre », mais ils ne contenaient aucune allusion à une telle éventualité. J’ai donc cessé de chercher. Peut-être connaîtrons-nous un jour la réponse. Au point où nous en sommes, avec ces étrangetés que nous avons déjà vécues en si peu de temps, ça ne me surprendrait même plus.

— Et ce mage n’est pas la moindre d’entre elles.

— Quoi qu’il en soit, puisque j’avais visiblement un peu d’avance sur vous, j’en ai profité pour rechercher des informations sur le Tétralogue.

— Et ?

— Un des érudits présents ici m’a conseillé de regarder dans ce manuscrit, répondit-elle en inclinant la tête vers le rouleau qu’elle continuait de tenir entre ses mains. J’y ai découvert peu longtemps avant votre arrivée et pour l’instant une seule évocation de cette relique. Elle se trouverait dans la Cité de cristal !

— Oh non ! Pas là ! Pourquoi faut-il que ce soit dans cet endroit ?

— Parce que ce serait là-bas que le Saint-Homme aurait prophétisé. Et on l’y aurait crucifié, un rare supplice très barbare emprunté à une planète oubliée de la périphérie galactique.

— Comment est-ce possible ?

— Eh bien, il se trouve que l’empire zénovien avait des vues sur cette planète particulière en ces temps fort reculés. Une de leurs ambassadrices y aurait d’ailleurs été tuée à l’époque. Il s’était servi du satellite naturel de la planète pour tenter l’invasion d’une planète encore plus insignifiante et tout aussi oubliée, nommée Vijnia par ses autochtones, mais Vulcain par les barbares de la première. J’ai découvert entre temps ces autres détails dans le « Livre ».

— Pourquoi envahir une planète insignifiante lorsque l’on a déjà un puissant empire ? demanda Gnomil incrédule.

— Cette planète possédait un genre de technologie miraculeuse convoité par l’empire. Avec elle, il visait la conquête de la totalité de la galaxie.

— Mais ? Je sens qu’il y a un « mais », interrogea Tulvarn.

— Mais les habitants de cette planète se sont tirés d’affaire d’une manière extraordinaire. Plutôt que de tenter un affrontement qui aurait sans doute emporté la moitié de l’empire zénovien, mais risqué du même coup de voir la disparition de leur propre planète, ils ont proposé de fournir gratuitement leur technologie spéciale, à la condition de pouvoir sélectionner les Zénoviens aptes à la recevoir. Contre toute attente, le haut conseil zénovien de l’époque a accepté ! Il faut dire qu’il avait été pas mal secoué par la mésaventure de sa flotte d’invasion dans ce système planétaire. Enfin, je simplifie et déforme un peu, car cette histoire est plus complexe, d’après ce que j’en ai lu.

— Pour en revenir au Tétralogue. Pourquoi avoir repris un supplice de cette planète ?

— Ça, c’est arrivé plusieurs milliers de cycles plus tard dans l’Histoire zénovienne. L’un des observateurs maintenus depuis lors sur le satellite planétaire avait trouvé amusant ce type d’acte sadique et s’était empressé d’en informer l’Empire qui existait encore à l’époque. L’un des hauts responsables administratifs a dû lui aussi trouver ça amusant, car il a amené un décret impérial punissant d’un tel sort tout colonisé contribuant à la sédition d’une manière ou d’une autre. À l’époque du Saint-Homme, Veguil était déjà une colonie et la Cité de cristal faisait figure de joyau de l’Empire. Elle servait de modèle et de vitrine à ce qu’il envisageait pour la totalité de ses systèmes planétaires. En raison de ses particularités technologiques et matérielles, elle a réussi à se maintenir sur le même chemin, même longtemps après la disparition de l’Empire. De nos jours, on ne sait pas précisément ce qu’il en est, car ceux qui s’enfoncent dans la ville n’en ressortent jamais.

— Oui, ça nous le savions déjà, malheureusement, confirma le moine.

— Néanmoins, ce que nous ne savions pas est qu’en tant que symbole, cette ville a bénéficié du nec plus ultra de la technologie zénovienne.

— Comme si c’était pour nous rassurer ! intervint le voleur. Je ne sais pas vous, mais pour ma part, ça ne me donne pas du tout envie d’y pénétrer.

— Pourtant, il semble bien que si nous voulons trouver cette relique, nous n’ayons pas le choix, répliqua à son tour le chasseur. Il va alors nous falloir utiliser tous nos talents et nous montrer plus forts que la technologie. Je ne connais rien qui ne présente des failles ou des lacunes. C’est donc là-dessus qu’il faut se concentrer.

— En effet, approuva Tulvarn. C’est là que les talents de Gnomil pourraient se révéler particulièrement utiles.

— Vous croyez ? s’enquit le voleur sur un ton légèrement plaintif. Je ne tiens pas vraiment à devoir vérifier sur place.

— Aucun de nous ne souhaite s’y rendre, intervint Jiliern. Cependant, ceux qui souhaitent continuer la quête du Tétralogue devront bien y aller. Je ne sais pas pour vous, mais ma curiosité est plus forte que mes craintes.

— Après ce que nous avons traversé, nous commençons à être habitués aux déconvenues aussi bien qu’aux surprises bonnes ou mauvaises, ajouta Reevirn.

— Et nous sommes toujours vivants, renchérit Tulvarn, même si les moines apprennent à dépasser la peur de la mort.

— Ouais, bien je ne suis pas encore moine, rétorqua Gnomil. Mais vous avez de la chance que je sois sans doute le plus curieux de nous tous et surtout toujours avide de trésors. En fait, c’est leur découverte qui m’intéresse. Après, souvent je les revends.

— Ça explique probablement pourquoi tu t’es débarrassé si facilement de ce petit cylindre de métal dont on ne sait toujours pas à quoi il sert, mentionna Jiliern. Heureusement que je l’ai emporté. J’ai la nette impression qu’il nous sera utile à un moment donné. Et nous pouvons aussi remercier ton attrait quasi irrésistible pour les nouvelles découvertes grâce auquel tu nous accompagnes encore. Je partage l’opinion de Tulvarn selon lequel tes talents nous seront probablement utiles, que ce soit pour s’infiltrer en certains lieux sans se faire repérer, pour ouvrir des portes closes, pour grimper ou se faufiler à des endroits peu accessibles au commun des Véliens ou pour trouver diverses astuces pour faire face à l’imprévu, puisque celui-ci était souvent ton lot. Et ce n’est pas tous les jours qu’un moine guerrier te tombera dessus, acheva la cristallière en riant.

— Ce n’était pas vraiment utile de me rappeler la honte de ma vie, protesta quelque peu Gnomil.

— Allons ! Tu vas t’en remettre, tu es fait fort. Tu as bien survécu aux mâchoires d’un animal monstrueux.

— Ouais, c’est vrai ça, après tout, répondit le voleur suffisamment rasséréné par ce dernier propos de la cristallière.

Les quatre compagnons poursuivirent encore quelque temps leur discussion dans la légèreté, sur la lancée de la joie procurée par leurs retrouvailles. Puis, réalisant que la clarté diminuait, du fait du prochain passage de Dévonia sous l’horizon, ils décidèrent de se diriger vers le port. Matronix restait bien visible à bonne hauteur et ne risquait pas de se coucher avant un bon quartier, mais ils préféraient trouver tout de suite un navire pour le continent du Sud, là où se trouvait la cité de Cristal.

(Suite : Le Tétralogue — Roman — Chapitre 24)

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