09/09/2020 (2020-09-09)
[Source de l’article traduit : Les Crises]
[Note de NM : La vision de Chris Hedges peut sembler très pessimiste, mais de nombreux éléments sont déjà présents et d’autres proches de se manifester. Cependant, rien dans la matière ne semble éternel, pas même un tel monde totalitaire. L’accouchement d’un Nouveau Monde souhaitable pour l’Humanité se fera-t-il sans douleur ?]
Le Monde qui nous attend. Par Chris Hedges
Auteur : Chris Hedges
Source : Truthdig, Chris Hedges, 28-01-2019
Par Chris Hedges
28 janvier 2019
Les élites dirigeantes ne sont que trop conscientes du fait que les piliers du pouvoir américain sont en voie de pourrissement. Ils savent que la délocalisation de l’industrie des États-Unis et la paupérisation de plus de la moitié de la population sont irréversibles. Le « shutdown » [arrêt des activités gouvernementales] autodestructeur du gouvernement n’a été qu’une des nombreuses menaces contre l’efficacité de l’administration de l’État. La dégradation des routes, des ponts et du transport public compliquent le commerce et les communications. Grâce aux réductions massives de l’impôt sur les sociétés consenties par l’administration Trump, le déficit de l’État explose, atteignant maintenant près d’un milliard de dollars et ne pourra pas être résorbé. La captation du système financier par les spéculateurs mondiaux entraîne, tôt ou tard, un nouvel effondrement financier. Le dysfonctionnement des institutions démocratiques, qui vomissent des escrocs comme Donald Trump et considèrent comme solutions de rechange des politiciens ineptes inféodés à des multinationales comme Joe Biden et Nancy Pelosi, scelle dans la pierre une nouvelle forme d’autoritarisme. L’érosion des piliers de l’État, y compris du corps diplomatique et des agences de régulation, fait de la force armée brutale la seule réponse aux conflits extérieurs et attise des guerres interminables et stériles.
La décadence interne est tout aussi inquiétante que le pourrissement visible. Il y a au sein de toutes les classes sociales une perte de confiance dans le gouvernement, une frustration généralisée, un sentiment de marasme et de traquenard, une certaine amertume face aux promesses non tenues et aux espoirs déçus, et une telle fusion entre réalité et fiction que les discours tant publics que politiques ne sont plus ancrés dans la réalité. La mystique indispensable au pouvoir a été pulvérisée d’une part par l’isolement de la nation par ses alliés traditionnels et d’autre part par son incapacité à formuler des politiques rationnelles et à long terme, en particulier face à la catastrophe environnementale. « Une société devient totalitaire lorsque sa structure devient manifestement artificielle », a écrit George Orwell. « Ce qui veut dire quand sa classe dirigeante ne tient plus son rôle, mais ne réussit à s’accrocher au pouvoir que par la force ou la fraude ». Nos élites ont épuisé la fraude. Il ne leur reste que la force.
Les États-Unis sont comme un animal blessé qui rugit et se débat dans son agonie. La bête peut encore causer de terribles dommages, mais elle ne guérira pas. Ce sont les derniers jours d’agonie de l’Empire Américain. Le coup fatal sera porté quand le dollar ne sera plus la monnaie de réserve mondiale, processus déjà en cours. Le dollar va dégringoler, déclenchant une dépression sévère et conduisant à une exigence de retrait immédiat des forces armées à l’étranger.
Seth A. Klarman, qui dirige les fonds spéculatifs du Groupe Baupost, lequel gère environ 27 milliards de dollars, vient d’adresser à ses investisseurs une lettre de 22 pages qui donne à réfléchir. Il y fait remarquer que le ratio dette nationale/production intérieure brute de 2008 à 2017 a dépassé les 100 % et se rapproche de celui de la France, du Canada, de la Grande-Bretagne et de l’Espagne. Cette crise de la dette pourrait bien faire « germer » la prochaine crise financière, tel est son avertissement. Il dénonce la détérioration de la « cohésion sociale » dans le monde entier, et ajoute : « on ne peut pas continuer comme si de rien n’était au milieu de manifestations constantes, d’émeutes, de fermetures d’entreprises et de tensions sociales croissantes ».
« Il n’y a pas moyen de savoir quel est le seuil de la dette à ne pas franchir, mais l’Amérique atteindra inévitablement un point d’inflexion au-delà duquel le marché de la dette, devenu soudain sceptique, refusera de continuer de prêter à des taux supportables », écrit-il. « Quand une telle crise frappera, il sera probablement trop tard pour remettre de l’ordre dans la maison ».
Les élites dirigeantes, inquiètes de l’effondrement financier imminent, se bousculent pour renforcer des formes de contrôle juridiques et économiques afin de contrecarrer ce qu’elles redoutent, c’est à dire la généralisation de l’agitation sociale dont on peut voir les formes naissantes dans les grèves des enseignants américains et dans les manifestations des « gilets jaunes » en France.
Les élites au pouvoir reconnaissent que l’idéologie en vigueur du néolibéralisme a perdu de son crédit auprès de la sphère politique. Voilà qui oblige les élites à des alliances peu recommandables avec les néofascistes, qui aux États-Unis sont représentés par la droite Chrétienne. Ce fascisme christianisé comble rapidement le vide idéologique de Trump. Il est incarné par des personnalités telles que Mike Pence, Mike Pompeo, Brett Kavanaugh et Betsy DeVoss.
Dans sa forme la plus virulente, celle qui s’exprimera à partir du moment où la crise économique sera déclarée, le fascisme Chrétien va chercher à purger la société de celles et ceux qui sont qualifié.es de déviants sociaux, notamment les immigrants, les musulmans, les artistes et les intellectuels « humanistes laïques », les féministes, les homosexuels, les amérindiens et les criminels – en grande partie pauvres et de couleur – sur la foi d’une interprétation pervertie et hérétique de la Bible. L’avortement sera illégal. La peine de mort sera requise pour un large éventail de crimes. L’éducation sera dominée par une vision suprémaciste blanche de l’histoire, l’endoctrinement, l’enseignement du créationnisme ou « dessein divin ». Robert E. Lee, Joseph McCarthy et Richard Nixon feront partie du panthéon des nouveaux héros américains. L’État présentera la majorité blanche comme étant la victime.
Comme toute forme de totalitarisme, ce fascisme chrétien se pare d’une sorte de piété hypocrite, et promet un renouveau tant moral que physique. La dégradation de la culture de masse, celle qui célèbre le sadisme sexuel, la violence brutale et le dysfonctionnement individuel, ses fléaux de dépendance aux opiacés, de suicide, de jeu et d’alcoolisme, ainsi que le chaos social et le dysfonctionnement du pouvoir, donneront de la crédibilité à la promesse des fascistes chrétiens d’un retour à une pureté « chrétienne » .Toutes les libertés civiles seront étouffées par le manteau de cette piété.
Inhérente à toute idéologie totalitaire se trouve une inquisition permanente contre des groupes qui seraient clandestins et sinistres, et qui sont tenus pour responsables du déclin du pays. Les théories du complot, qui caractérisent déjà la vision du monde selon Trump, vont proliférer. La rhétorique du pouvoir en place va ébranler la population, passant de la défense de l’individualisme et des libertés personnelles à l’appel à une soumission abjecte auprès de ceux qui se réclament de la parole de la nation et de Dieu, du caractère sacré de la vie à la défense de la peine de mort, de la violence policière et militaire sans frein, de l’amour et la compassion à la peur de passer pour hérétique ou traître. On glorifiera une hyper-masculinité grotesque. La violence sera reconnue comme le mécanisme pour purifier du mal la société et le Mal. On niera ou on déformera les faits. Les mensonges deviendront des vérités. Le langage politique relèvera de la dissonance cognitive. Plus le pays déclinera, plus la paranoïa et la folie collective se répandront. Tous ces éléments sont déjà présents, sous diverses formes, au sein de notre culture et de notre démocratie défaillante. Ils vont s’affirmer à mesure que le pays périclite et que la peste totalitaire se répand.
Comme dans tous les États en déliquescence, les oligarques en place se retrancheront dans des enceintes fortifiées, dont un grand nombre est déjà en préparation, où ils auront accès à des services de base, tels que soins, éducation, eau, électricité, sécurité, services auxquels le reste de la population n’aura pas accès. Le gouvernement central sera réduit à sa plus simple expression – à savoir sécurité intérieure et extérieure, et recouvrement des impôts. La vie de la plupart des citoyens sera paralysée par une extrême pauvreté. Tous les services essentiels autrefois assurés par l’État, qu’il s’agisse des services publics ou des services de base de la police seront privatisés, et auront un coût inaccessible aux personnes sans moyens. Les ordures s’empileront dans les rues. La criminalité explosera. Le réseau électrique et les systèmes d’alimentation en eau – décrépits, mal entretenus et gérés par des entreprises – connaîtront de nombreux épisodes de coupure.
Les media deviendront franchement orwelliens, débattant à l’infini d’un avenir radieux et faisant comme si l’Amérique restait une superpuissance. Aux vraies informations se substitueront des commérages politiques – une déformation déjà bien avancée – tout en insistant sur le fait que le pays est en phase de reprise économique ou sur le point d’y entrer. Ils refuseront de s’attaquer à l’aggravation toujours croissante des inégalités sociales, de la détérioration du milieu politique et de l’environnement, et des débâcles militaires. Ils auront pour rôle premier de maintenir l’illusion auprès d’un public atomisé, rivé sur ses écrans, dont l’attention sera détournée de la déroute en cours et ne verra dans la détresse générale qu’un malheur personnel. La dissidence aura d’autant plus de mal à se faire entendre que les critiques sont censurés et désignés comme responsable du déclin. Il y aura une prolifération de groupes et de crimes haineux tacitement autorisés et cautionnés par l’État. Les fusillades collectives seront monnaie courante. Les plus faibles – particulièrement les enfants, les femmes, les handicapés, les malades et les personnes âgées – seront exploités, abandonnés ou maltraités. Les forts auront tous les pouvoirs.
Il y aura toujours moyen de se faire de l’argent. Les entreprises vendront tout et n’importe quoi du moment qu’il y a profit – sécurité, stocks alimentaires rares, combustibles fossiles, eau, électricité, éducation, soins médicaux, transports – forçant les citoyens à s’endetter de plus en plus jusqu’à ce que leurs maigres biens soient saisis quand ils ne pourront pas rembourser. La population carcérale, déjà la plus importante au monde, va encore augmenter, tout comme un nombre croissant de citoyens devra porter un bracelet électronique 24 heures sur 24. Les grandes entreprises ne paieront pas d’impôt sur le revenu, ou au mieux une taxe symbolique. Elles seront au-dessus des lois, et pourront maltraiter et sous-payer les travailleurs tout comme elles pourront polluer l’environnement sans contrôle ni contrainte.
A mesure que l’inégalité des revenus se creusera, les géants financiers comme Jeff Bezos, qui pèse 140 milliards de dollars, deviendront de de plus en plus des esclavagistes modernes. Ils présideront des empires financiers, dont les employés appauvris vivront dans des camping-cars et des caravanes délabrés tout en trimant 12 heures par jour dans de vastes entrepôts mal ventilés. Ces employés, qui ne percevront que des gages de subsistance, seront constamment enregistrés, surveillés et contrôlés par des appareils numériques. Ils seront virés quand les conditions de travail pénalisantes auront affecté leur santé. Pour de nombreux employés d’Amazon, le futur, c’est maintenant.
Le travail sera une forme de servage pour tous excepté pour les élites supérieures et les dirigeants. Jeffrey Pfeffer, dans son livre « Dying for a Paycheck : How Modern Management Harms Employee Health and Company Performance – and What We Can Do About It » (Mourir pour une fiche de paie : comment la gouvernance actuelle altère la santé des employés et les résultats de l’entreprise – et ce qu’on peut y faire), cite un sondage dans lequel 61 % des employés déclarent que le stress au travail les a rendus malades, et 7 % ont déclaré avoir dû être hospitalisés en conséquence. Le stress du surmenage au travail, écrit-il, peut causer 120 000 morts chaque année aux États-Unis. En Chine, on estime qu’un million de personnes meurent chaque année de surmenage.
Voilà le monde que nous préparent les élites : il s’agit de nous dépouiller de nos libertés par la mise en place de mécanismes juridiques et de forces de sécurité intérieure.
Nous aussi, nous devons commencer à nous préparer à cette dystopie [Une dystopie est un récit de fiction dépeignant une société imaginaire organisée de telle façon qu’elle empêche ses membres d’atteindre le bonheur. Une dystopie peut également être considérée, entre autres, comme une utopie qui vire au cauchemar et conduit donc à une contre-utopie], non seulement pour assurer notre survie, mais aussi pour construire des mécanismes qui permettront de l’atténuer et essayer de renverser le pouvoir totalitaire que nos élites espèrent exercer. Alexander Hertzen, qui, il y a un siècle, expliquait à un groupe anarchiste comment renverser le Tsar de Russie, et leur rappelait qu’il était de leur devoir de ne pas sauver un système à l’agonie, mais de le remplacer : « Nous pensons être les médecins, alors que nous sommes la maladie ». Tout effort pour réformer le système américain est en fait une capitulation. Aucun progressiste du Parti Démocrate ne va se lever, prendre le contrôle du Parti et nous sauver. Il n’y a qu’un seul parti au pouvoir, le parti des grandes entreprises. Il est possible qu’il s’engage dans des guéguerres intestines et fratricides, comme il l’a fait lors du récent shutdown du gouvernement. Il peut se chamailler autour du pouvoir et des rapines qui l’accompagnent. Il peut s’habiller d’un emballage de tolérance au sujet des femmes, des droits des LGBT et de la dignité des personnes de couleur, mais il n’y a aucune divergence sur les fondamentaux : la guerre, la sécurité intérieure, et la domination des grandes entreprises.
Il nous faut entrer dans la désobéissance civile organisée et nous engager dans des formes de non-coopération afin d’affaiblir le pouvoir de ces grandes entreprises. Nous devons avoir recours, comme en France, à une instabilité sociale généralisée et dans la durée pour contrer le dessein de nos grands patrons. Nous devons nous libérer de notre dépendance aux grandes entreprises afin de bâtir des communautés solidaires indépendantes et des formes de pouvoir alternatives. Nous serons d’autant plus libres que notre besoin des grandes entreprises diminue. Cela sera vrai dans tous les aspects de notre vie, y compris la production alimentaire, l’éducation, le journalisme, l’expression artistique et le travail. La vie devra être communautaire, car personne, à moins de faire partie de l’élite au pouvoir, n’aura les ressources nécessaires pour survivre seul.
Plus longtemps nous prétendrons que ce monde dystopique n’est pas près d’arriver, plus nous serons pris au dépourvu et désemparés quand il sera là. L’objectif de l’élite au pouvoir est de divertir, de nous effrayer et de nous rendre passifs pendant qu’ils construisent leurs structures draconiennes d’oppression ancrées dans cette sombre réalité. C’est à nous qu’il revient de mesurer nos pouvoirs. Le nôtre, contre le leur. Et même si nous ne pouvons pas changer le fond des choses, nous pouvons au moins créer des enclaves autonomes dans lesquelles nous pourrons approcher la liberté. C’est à nous d’entretenir les braises ardentes d’un monde basé sur l’entraide, plutôt que sur l’exploitation réciproque. Et étant donné ce qui nous attend, c’est cela qui sera une victoire.
Source : Truthdig, Chris Hedges, 28-01-2019
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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