UKRAINE : Les vrais enjeux

01/03/2022 (2022-03-01)

[Source : politiquematin.fr]

Par Clémence Houdiakova

Pour mieux comprendre les enjeux de la crise en Ukraine, nous avons interrogé  Alexandre Del Valle, Géopolitologue, Chercheur-associé au CPFA et au Centre Français de Recherche sur le Renseignement, auteur de « La Mondialisation dangereuse » aux éditions L’Artilleur. Selon lui, la violence militaire de Vladimir Poutine peut être comprise comme celle d’un ours blessé tombé dans le piège OTANUSien. Mais, le piège peut aussi se refermer sur l’Occident : l’Ours russe décuplerait ses forces avec le Tigre chinois.

Clémence Houdiakova : Alors que les Russes ont lancé leur offensive militaire en Ukraine, comment expliquez-vous le passage à l’acte guerrier de Vladimir Poutine ? Vous qui avez publié récemment le livre « La Mondialisation dangereuse » aux éditions L’Artilleur, pensez-vous que les raisons de cette escalade des tensions soient moins régionales que mondiales ? 

Alexandre Del Valle : La réaction de Vladimir Poutine peut être comprise (hélas) comme celle d’un ours blessé, et encerclé, qui devient alors violent et hystérique.  C’est la réaction d’un leader d’une ancienne puissance impériale, traité comme le perdant de la guerre froide, traité par le mépris et désigné comme un paria. L’OTAN pointe ses missiles vers Moscou, et ne cesse de progresser dans le pré carré russe sans n’avoir jamais pris en considération les demandes du Kremlin depuis 1997, demandes qui partaient justement du principe de ne pas élargir l’OTAN au détriment de la sécurité et des intérêts russes.    Cette nouvelle Russie néo-impérialiste et irrédentiste de Vladimir Poutine n’est pas excusable. Rien ne permet de justifier cela.  Mais on ne peut pas comprendre ce qu’il s’est passé si on ne remonte pas à l’erreur originelle des pays de l’OTAN, Etats-Unis en tête, qui n’ont jamais accepté la main tendue pro-occidentale des dirigeants Eltsine et Poutine et qui, à partir de 2003, ont tout fait pour rendre hystérique et pousser la partie russe à commettre des erreurs, à se radicaliser en retour.    Désormais, la « prophétie négative » américaine russophobe est devenue une réalité, la Russie est de fait redevenue une menace. Une menace dont les Occidentaux sont co-responsables, mais cela permet bien à l’OTAN de retrouver sa raison d’être.  Bref, si le revanchisme agressif de Poutine n’est pas excusable, il est clair que les Occidentaux ont tout fait pour pousser le Kremlin dans ses pires retranchements. Or les trois grands stratèges de la guerre froide, Henri Kissinger, Zbigniew Brzezinski et même le concepteur de l’endiguement, George Kennan, ont déploré ces 20 dernières années, l’extension indéfinie de l’OTAN, les guerres en Irak, en ex-Yougoslavie, les révolutions orange et de couleurs en Géorgie ou en Ukraine et le refus systématique de Washington de donner des garanties de non-extension de l’OTAN vers l’Est. Ces avancées tentaculaires couplées à une diabolisation russophobe permanente ont déclenché les pires réactions russes, en interne (pouvoir autocratique) et à l’international (guerres en Géorgie, Ukraine, etc).   Si la Russie avait été intégrée à l’Occident et traitée en amie quand ses dirigeants (y compris Poutine jusqu’en 2003) voulaient se rapprocher des Etats-Unis, de l’Alliance atlantique et de l’Union européenne, alors l’OTAN – et donc son extension vers l’ Est, ses ventes d’armes et ses missiles pointés vers Moscou – n’aurait plus eu de raison d’ être. Car l’OTAN a été créée pour contrer Moscou et n’a jamais cessé de désigner la Russie comme son ennemi stratégique.  Pire, depuis les années 2000, les Etats-Unis ont remis en question les grands traités de désarmements et ont relancé une course aux armements qui a été suivie par la Russie. Il y a une sorte de coresponsabilité. Sans oublier les actions militaires américaines et atlantistes extrêmement meurtrières en Irak, en ex-Yougoslavie ou ailleurs qui n’ont rien à envier à l’occupation russe de l’Ukraine en termes de violations et de refonte des frontières de pays souverains puis de propagandes mensongères pour justifier les guerres…  Encore une fois, cela ne justifie rien, mais le contexte est celui-là. De là découle mon regrettable constat: les Occidentaux – États Unis en tête – ont préféré prendre le risque d’ une conflagration mondiale avec la Russie plutôt que de réformer l’Otan et renoncer à son extension tentaculaire vers l’Est sur « l’étranger proche russe », Moscou ayant toujours averti depuis les années 1990 que l’Ukraine était la « ligne rouge » absolue. D’ailleurs, Poutine avait lancé il y a six mois un ultimatum concernant les demandes de garantie de non-extension de l’OTAN à l’Ukraine et les Occidentaux n’ont hélas pas saisi cette opportunité de mettre fin à un contentieux de 30 ans et un casus belli maintes fois évoqué et connu depuis des années. On peut se demander pourquoi nos dirigeants n’ont pas respecté ces lignes rouges, pris au sérieux cet ultimatum, notamment en persistant de laisser la porte ouverte de l’OTAN aux Géorgiens et aux Ukrainiens et en les mettant ainsi de facto en danger et en conflit annoncé avec la Russie, sans pour autant aller le défendre une fois qu’on les a envoyé au charbon et fait miroiter l’eldorado occidentalo-atlantiste… Cette grande hypocrisie est apparue de manière flagrante dans le discours de Biden sur l’Ukraine dans lequel, après avoir laissé les Ukrainiens rêver d’OTAN, il a bien précisé qu’aucun soldat américain (ni occidental) ne mourra pour eux… 

Vous dénoncez, dans votre livre La mondialisation dangereuse, cette hypocrisie moraliste : elle serait, selon vous, à l’origine de nouvelles tensions internationales ?

J’analyse dans mon livre les aspects dangereux d’une mondialisation idéalisée par les Occidentaux. Les Etats-Unis, en particulier, et l’Occident atlantiste en général (Union Européenne incluse) ont en effet une prétention foncièrement universaliste et néo impériale extrêmement dangereuse qui passe par une volonté de répandre partout leur modèle libéral-libertaire et occidental-capitaliste-consumériste. Un modèle qui se décline, sur le Continent européen, par l’extension infinie vers l’Est de l’OTAN et de l’UE au détriment des pré carrés et « étrangers proches » de la Russie : celle-ci y voit depuis toujours une menace existentielle et même un casus belli. Ne pas en tenir compte peut participer d’une position de principe « morale », mais c’est aussi nier la « realpolitik » et cela rend le jeu diplomatique potentiellement explosif et extrêmement dangereux. 

Soulignons à ce sujet, que pour les mêmes raisons idéologiques moralistes-prosélytes et les mêmes propensions néo-impériales, l’Occident atlantiste a massacré des centaines de milliers d’innocents en Irak , avec autant de mensonges et manipulations d’ailleurs que les néo-impérialistes poutiniens… ce qui a donné à Poutine un prétexte et un précédent pour justifier ses propres dérives irrédentistes bellicistes actuelles.

Hélas les Occidentaux, prisonniers de leur moralisme néo-impérialiste et de leur vision  désuète de guerre froide, n’ont pu s’empêcher de répandre leur modèle sociétal et leurs institutions économico-politico-sécuritaires partout dans tout le continent eurasiatique, en empêchant tout rapprochement russo-européen, en vertu de la doctrine du Heartland et du Rimland des stratèges classiques anglo-saxons Mackinder et Spykman. L’OTAN ne fait que servir cet impératif géostratégique et il est lui-même facteur de conflits.

Vous décrivez d’ailleurs dans votre livre l’escalade et les étapes des tensions entre l’Occident et la Russie depuis quelques années :

Oui, après les contentieux fondateurs de 1999-2003-2004-2008 (guerre du Kosovo, Irak, révolutions orange et autres dans l’est européen puis crise géorgienne), la seconde révolution en Ukraine de 2014 (euromaidan), qui a consisté pour l’Occident à soutenir une révolte violente qui a fait fuir un président pro-russe élu démocratiquement, s’est soldée par la prise de la Crimée (2014), qui avait pour fonction russe de maintenir l’accès aux mers chaudes de la flotte russe (mer noire), mais qui aurait échappé aux Russes en cas d’adhésion future à l’OTAN. Ceci fut suivi par des tensions jamais réglées dans le Donbass, où les nationalistes ukrainiens ont refusé d’appliquer et respecter les accords de Minsk, dont l’importante question de l’autonomie et des droits culturels des régions russophones. 

La guerre y a fait déjà 14 000 morts.
Et l’ingérence occidentale dans cette guerre civile, qui a consisté à appuyer systématiquement les parties anti-russes, est co-responsable du pourrissement qui a éclos du drame actuel. 

Depuis 2014, le soutien russe aux séparatistes et l’annexion de la Crimée, certes inacceptables du point de vue du droit international, mais avalisé par les pro-russes d’Ukraine, ont déclenché des sanctions économiques qui n’ont pas fait faiblir Poutine et son clan au pouvoir mais l’ont au contraire ultra-radicalisé.
Dans le même moment, les dirigeants ukrainiens pro-occidentaux nouvellement élus n’ont pas été exhortés par les Occidentaux à respecter les accords de Minsk II ni les revendications des Russo-ukrainiens du Donbass, systématiquement attaqués par les forces armées ukrainiennes et des milices radicales. 

Ces sanctions ont permis aux Etats-Unis de réaliser leur rêve de dérussification de l’Europe de l’Est et de l’Ouest. Désormais, avec l’invasion de l’armée russe au Donbass et l’offensive militaire, fruit d’un piège tendu par Washington mais aux conséquences incontrôlables, les Etats-Unis ont atteint plus que leur objectif initial d’exacerbation d’un « ennemi utile »: les Russes sont devenus une vraie menace globale. L’OTAN est plus nécessaire que jamais et la Russie doit être mise au ban des nations puis privée de toute activité d’exportations d’hydrocarbures en Europe. L’Amérique est gagnante, mais elle ne contrôle plus les réactions et dérives possibles de l’ours blessé. 

Ces sanctions euro-américaines vont rendre bientôt illicite toute vente de gaz russe vers l’Europe de l’ouest, comme on l’a vu le 23 février dernier, avec la suspension du gazoduc russo-allemand  Nord Stream II. Les prochaines sanctions visent encore plus loin, les Etats-Unis et un grand nombre de pays européens envisagent de couper la Russie du réseau interbancaire Swift, un rouage essentiel de la finance mondiale. 
La Russie définitivement sortie du marché, les États Unis pourront alors augmenter leur exportation de gaz de schiste (écologiquement terrible et plus coûteux) vers l’Europe… Une exportation qui a doucement commencé depuis 2019, puisque 30 % du surplus de gaz de schiste américain est déjà exporté vers l’Europe! 

De ce point de vue, en devenant agressif et dangereusement irrédentiste, par revanchardisme et pour réagir au processus d’otanisation, on peut se demander si Poutine est un si grand stratège qu’on le dit. Il a fait ce que les Etats-Unis voulaient qu’il fasse et est sombré dans l’ubris. Un jeu dangereux et irresponsable pour les Américains comme pour les Russes à terme, et surtout terrible pour les Ukrainiens qui ont été envoyés au charbon sans assurance-vie, ni assistance de leurs parrains américains qui ne les ont galvanisés que pour encercler l’ennemi existentiel russe.

Derrière la guerre en Ukraine, on a donc également une guerre du gaz ? 

Oui, entre autres, mais pas seulement, bien sûr, les facteurs sont multiples en géopolitique. Répétons-le, Poutine n’a ni raison ni le droit de nier l’existence des frontières de l’Ukraine, pourtant reconnues par la Russie elle-même, depuis 1991. Il a commis une erreur irréversible. Mais cette dérive militariste-irrédentiste ressemble, selon moi, au résultat d’un piège tendu par les stratèges de Washington : ce conflit russo-ukrainien – qui date de décennies – et est redevenu explosif en mars 2021, lorsque déjà 130 000 soldats russes étaient postés le long de la frontière du Donbass, s’ajoute à d’autres facteurs de renchérissement du prix du gaz (reprise subite de la demande mondiale post-covid, etc) – ce qui a provoqué une augmentation inédite des prix de l’énergie il y a quelques semaines, avant même l’invasion.

Cette augmentation du prix du gaz rend plus rentable le GNL de schiste américain, très coûteux à produire et exporté par métaniers (fracturation hydraulique, transport maritime par métaniers couteux, liquéfaction et regassification).

La diabolisation-mise sous sanction de la Russie, permet aux compagnies de pétrole américaines de refourguer en Europe leur important surplus de gaz de schiste qu’ils n’auraient pas pu nous faire acheter en masse sans ce double contexte de remontée des prix par la demande mondiale, la crise et ces tensions extrêmes.
Le gaz américain y gagne en vertu. Il se présente désormais comme politiquement « vertueux », versus un gaz russe devenu « immoral ». 

Et ce n’est pas tout : 
Le gaz de schiste américain n’étant pas suffisant pour remplacer le gaz russe, Joe Biden a déjà convaincu ses alliés islamistes du Qatar et les nationalistes turcophones de l’Azerbaïdjan de combler la pénurie européenne en complément. 
De ce fait, si la crise ukrainienne dure et si Poutine ne se sort pas très vite de ce piège (certes aussi permis par son propre autisme idéologique et son ivresse du pouvoir), l’Europe sera demain plus dépendante encore du gaz de schiste mais aussi du gaz islamique du Qatar, parrain de l’islamisme radical mondial, puis de l’Azerbaïdjan, bourreau des Arméniens, sans oublier le gaz algérien, etc. Ceci n’est pas forcément bon pour l’indépendance de l’UE… 

Last but not least: les entreprises d’armements américaines trouvent un motif extraordinaire pour vendre à la Pologne, à la Roumanie, aux Pays Baltes et aux 30 pays de l’OTAN en général, toujours plus d’armes, majoritairement américaines, en vertu du principe de « standardisation » et de « compatibilité » technique et opérationnelle des armées de l’Alliance.. Bref, l’ennemi  russe « rapporte » aux entreprises américaines! 

Mais comment expliquer que Vladimir Poutine, en connaisseur du grand échiquier mondial, n’aurait pas songé à ces conséquences économiques et énergétiques?

Et en ce sens, l’action militaire de Vladimir Poutine ne paraît pas tactique. 
Soit Poutine n’est pas si bon stratège qu’entendu et il est tombé dans le piège atlanto-anglo-saxon et serait également victime de l’ivresse du pouvoir. C’est l’avis d’un de mes amis, professionnel du renseignement et spécialiste de la Russie.
Il est vrai que Gazprom a investi des milliards de dollars dans les gazoducs et ce sera une perte immense pour la Russie si le gaz russe est banni partiellement ou entièrement de l’ Europe : la Russie risquerait ainsi d’être ruinée. Certes, l’Ours russe se tourne d’ores et déjà vers le Tigre chinois, mais les importations chinoises ne remplaceront pas facilement la perte du marché européen. 
Soit a contrario, Vladimir Poutine, a tout prévu, anticipé et assumé, le piège OTANusien, ne faisant qu’accélérer et intensifier un plan déjà pensé. 
C’est ce que me confiait récemment un grand homme d’affaire qui l’a connu à ses débuts lorsque le jeune Poutine oscillait entre le renseignement et la Mairie de Saint Pétersbourg, avec son parrain l’ex-maire libéral pro-occidental Anatoli Sobtchak. Il me confiait que dans Poutine ont toujours cohabité les deux faces, la plus raisonnable et la pire, selon ce que les Occidentaux étaient prêts à lui accorder
Dans la seconde option, l’Occident a du soucis à se faire, car les conséquences et sanctions occidentales et onusiennes sont déjà intégrées: les énormes réserves de la Russie (800 milliards de dollars), en or comme en devises variées, sont suffisantes pour passer l’orage et préparer le recyclage asiato-chinois et multipolaires des marchés d’exportations des énergies russes. Et si le Kremlin et ses alliés chinois et autres acteurs « multipolaristes » ont mûrement pesé leur décisions et leurs conséquences, puis anticipé notre faiblesse, nos divisions et nos incohérences, alors cela peut vouloir dire que nous sommes entrés dans une sorte de III ème guerre mondiale qui n’est pas forcément un cataclysme nucléaire, mais dont l’objectif stratégique n’est ni plus ni moins que la fin de la domination planétaire occidentale, l’instauration d’un nouvel ordre multipolaire alternatif, une désoccidentalisation, ce à quoi souscrivent pas uniquement la Chine, mais aussi l’Inde, nombre pays d’Amérique latine ou d’Afrique, et pas seulement les alliés communistes totalitaires de Cuba, Corée du Nord… 

L’enjeu est gigantesque, et le second front sera probablement Taïwan, que la Chine a annoncé vouloir « réunir » au plus vite avec le Continent, avec comme objectif stratégique l’éviction à terme des forces américaines de mer de Chine que cela implique. Bref, exigence de désotanisation de l’Europe centrale, nordique et orientale de la part des Russes; exigence de « désanglosaxonisation » de la mer de Chine et même de l’Asie-Pacifique de la part des Chinois… 

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