« Sans le coup d’État de 2014, l’Ukraine vivrait en paix »

05/06/2023 (2023-06-05)

[Source : eclaireur.substack.com]




Interview d’Oleg Nesterenko, président du CCIE http://c-cie.eu,
accordé à la publication « L’Eclaireur des Alpes ».

Partie 1/3

Source : https://eclaireur.substack.com/p/sans-le-coup-detat-de-2014-lukraine

L’Eclaireur — Par-delà la responsabilité de Vladimir Poutine dans le déclenchement de la guerre, quelles sont les raisons qui ont poussé les Russes à intervenir militairement en Ukraine, et quelles en sont les causes profondes ?

Oleg Nesterenko — En parlant des raisons qui ont poussé les Russes à intervenir militairement en Ukraine, les causes profondes et les éléments déclencheurs sont souvent confondus, surtout dans la presse occidentale. Les éléments déclencheurs, on les prend pour les causes. Quant aux causes, on n’en parle même pas ou on raconte un peu n’importe quoi. Il est important de les distinguer les unes des autres.

Il y a deux principaux éléments déclencheurs interdépendants. Le premier, c’est le coup d’État à Kiev en 2014. Sans ce renversement anticonstitutionnel du pouvoir, l’Ukraine vivrait aujourd’hui en paix. Sans ce coup d’État, dont on a des preuves tangibles que les États-Unis d’Amérique étaient derrière avec l’aide de leurs suppléants européens, il n’y aurait pas la guerre que nous vivons actuellement. Il est important de souligner qu’avant cet événement de 2014, ni la Crimée, ni la région du Donetsk, ni la région du Lougansk n’avaient la moindre intention de se séparer de l’Ukraine. En Crimée, je n’ai jamais entendu personne, ni parmi les simples habitants, ni parmi les hauts responsables dans les cercles fermés, parler de la possibilité ou nécessité de se séparer de l’Ukraine et de rejoindre la Russie. Il n’y avait aucune raison de le faire.  

Et même plus tard, dans le cadre des accords de Minsk, l’idée de la séparation de l’Ukraine des régions de Lougansk et du Donetsk n’était nullement prévue, ni même soulevée. C’est le supplément de l’autonomie vis-à-vis du pouvoir central de Kiev qui était le sujet de l’accord, en commençant par l’autonomie linguistique : le droit des habitants de l’est de l’Ukraine de parler et d’utiliser leur langue natale, langue qu’ils souhaitent et non pas celle imposée par le nouveau pouvoir portant une légitimité plus que discutable.

« Les habitants des régions pro-russes ont été profondément traumatisés par ce qui s’est passé à Odessa »

Le second point déclencheur de la guerre en Ukraine, c’est le massacre d’Odessa de 2014 dont en France on ne parle pas beaucoup. La propagande locale cherche à occulter ce fait major. Il est beaucoup trop gênant.

Quand le coup d’État a eu lieu à Kiev et que les ultranationalistes, soutenus directement par les États-Unis, sont arrivés au pouvoir, les parties de l’Ukraine qui sont russophones et traditionnellement pro-russes — les régions du Donbass, la Crimée, l’Odessa, Nikolaïev, Kharkov russophones — se sont soulevées.

Et quand les extrémistes sont venus à Odessa pour réprimer les manifestations parfaitement pacifiques des habitants, ils sont venus armés pour tuer. Officiellement, il y a eu 48 morts. Réellement — certainement davantage. Et cela n’était pas des morts abstraits, victimes d’un accident quelconque. Ce sont les habitants d’Odessa qui ont été massacrés par des ultranationalistes et néonazis venus des régions de l’ouest de l’Ukraine traditionnellement russophobe. Et ces habitants ont été massacrés avec une énorme sauvagerie (violés et, ensuite, étranglés, brûlés vifs…) pour leur refus d’accepter le nouveau pouvoir qui n’a jamais été élu par personne. Les habitants des régions pro-russes ont été profondément traumatisés par cette tuerie, davantage même que par les événements à Kiev, car, cette fois-ci, cela s’est passé chez eux et pouvait se reproduire à n’importe quel moment. J’étais en Crimée en 2014 et je me souviens parfaitement des habitants disant « c’est totalement exclu que ces dégénérés viennent chez nous ».

Bien que la quasi-intégralité des auteurs du massacre d’Odessa soit parfaitement connue — il y a une grande quantité de témoignages, des photos et des vidéos avec les visages non dissimulés des participants à la tuerie — pas un seul n’a pas été ni arrêté, ni même inquiété par le nouveau pouvoir ukrainien. Ceci est le début, le fondement de la nouvelle « démocratie » ukrainienne tant admirée par des masses crédules et manipulées en Occident.

Ainsi, après les proclamations d’indépendance des régions de la Crimée et du Donbass vis-à-vis de l’Ukraine qui ont été faciles à réaliser, vu qu’au moins les trois quarts des populations concernées étaient farouchement opposés au nouveau pouvoir qui s’est fait installer à Kiev — les événements à Odessa n’ont fait que reconfirmer le bien-fondé de la séparation. 

L’Eclaireur — Comment expliquer l’immixtion des États-Unis et de l’Union européenne dans des affaires qui auraient pu rester somme toutes régionales ?

Oleg Nesterenko — Parce que les vraies causes profondes de ce conflit sont toutes autres. Ces vraies raisons, il faut aller les chercher du côté des États-Unis. Il faut même oublier l’Ukraine parce qu’en fait, elle n’y est pas pour grand-chose. Ce ne sont pas les Ukrainiens qui ont décidé ou décident de quoi que ce soit. Ils sont juste des exécutants et des victimes dans un grand jeu qui les dépasse grandement.

Avant de parler des vraies causes profondes de ce conflit et du rôle sous-jacent de l’occident collectif, il est important de dire quelques mots sur le rôle de la base navale russe en Crimée, à Sébastopol. Le rôle non pas dans le cadre des événements du février 2022, mais de mars 2014.

On a beaucoup parlé de Moscou qui avait l’intention de protéger les populations russes et pro-russes. C’est vrai. C’est une raison humaine. Mais, géopolitiquement, la raison clé de la reprise de la Crimée était la base navale de Sébastopol. La base navale de Sébastopol est un élément stratégique pour la défense de la Fédération de Russie. Celui qui contrôle la base navale de Sébastopol contrôle la mer Noire. C’est aussi simple que cela. Pour le Kremlin, il était donc inconcevable que les Russes qui s’y trouvent depuis toujours, et non pas que depuis 1991, soient chassés et qu’à leur place il y ait des navires de l’OTAN et que les États-Unis s’y installent. Car c’était bien le projet occidental.

L’Eclaireur — Ce port représente-t-il une quelconque stratégie pour l’Ukraine ?

Oleg Nesterenko — La base navale de Sébastopol n’a aucune valeur stratégique, voire existentielle pour l’Ukraine. L’Ukraine n’a jamais été et ne le sera jamais une puissance navale. Les forces navales ukrainiennes aujourd’hui sont, tout simplement, inexistantes. Sans parler [du fait] que la présence des Russes n’était pas gratuite. La Russie payait chaque année la location du port. C’était donc plutôt bénéfique pour Kiev de louer la base aux Russes. En revanche, pour l’OTAN, c’est un point plus que stratégique. La prise du port de Sébastopol aurait vraiment été une grande victoire géopolitique. Pour Moscou, c’était donc un élément existentiel de ne jamais permettre l’accès à des forces ennemies à la base de Sébastopol.

Après l’entrée en 1952 de la Turquie dans l’OTAN et, ensuite, l’absorption de la Roumanie et de la Bulgarie en 2004, la géostratégie de l’alliance atlantique était et est toujours d’absorber l’Ukraine et la Géorgie en claustrant les forces navales russes dans le port de Novorossiysk — seule base navale restante en eaux profondes, et, ainsi, faisant de la mer Noire la mer interne de l’OTAN.

Malgré les mensonges répétés au fil des années, c’est exactement cela qui a été projeté et dont l’unique cible était bien la Russie. Et ceci même depuis les années 1990 quand les relations Russie-occident étaient à leur plus haut niveau depuis 1944 ; à l’époque, le pouvoir de Moscou était encore très ouvert et trop naïf vis-à-vis des intentions de l’occident collectif américano-centrique.

L’Eclaireur — L’Ukraine ne serait donc qu’un pion et l’Europe une sorte d’échiquier ?

Oleg Nesterenko — Malheureusement, c’est exactement le cas. Et les responsables à Kiev sont parfaitement au courant de la situation. Je ne crois pas une seule seconde que Zelensky et son entourage ne soient pas conscients du rôle réel qui est le leur. 

Pour revenir aux raisons profondes de la guerre en Ukraine, il n’y a pas une, mais trois raisons clés. C’est, d’une part, la volonté de continuation de la domination mondiale par le système monétaire américain, donc le dollar. La guerre en Ukraine, c’est, avant tout, la guerre de la monnaie américaine (à suivre dans notre second volet).

La deuxième raison, c’est la réduction maximale des relations économiques entre la Russie et l’Union Européenne. Ce n’est pas la Russie, mais l’Union Européenne qui est le concurrent majeur des États-Unis sur le marché mondial. Diminuer la compétitivité des européens en les privant d’un des éléments majeurs de la régulation du coût de revient de leur production industrielle qui est l’énergie russe bon marché était l’un des éléments clés de la politique étrangère américaine.  

La troisième raison, c’est la volonté de l’affaiblissement significatif de la Russie et donc de ses capacités d’intervention vis-à-vis du futur conflit majeur qui aura inévitablement lieu entre les États-Unis et la Chine et dont la Russie est « la base arrière » énergétique et alimentaire de cette dernière. Quand la phase active des hostilités sino-américaines verra le jour, sans la Russie derrière, l’économie de la Chine sera condamnée.

L’Eclaireur — Comment expliquer que les Américains n’aient pas essayé (s’ils n’ont pas essayé) de déstabiliser la Russie en interne comme ils l’ont fait en Ukraine ?

Oleg Nesterenko — Ce mode opératoire fait partie de leur doctrine. En Ukraine ils ont réussi, mais il ne faut pas oublier qu’auparavant, ils ont déjà fait exactement la même chose en Géorgie, en 2003, où ils ont parfaitement réussi le coup, et ont essayé de reproduire le même scénario et en Biélorussie et au Kazakhstan, entre autres. Cela n’a pas marché en grande partie grâce aux soutiens de la Russie aux pays visés.

Bien évidement qu’ils ont essayé de déstabiliser la Russie de l’intérieur. Et, de leur point de vue, ils ont parfaitement raison de le faire, car la seule et unique possibilité de faire effondrer la Russie, c’est de l’intérieur. Non seulement ils l’ont essayé, mais ils continuent d’essayer. Sauf que le mode opératoire de l’adversaire est parfaitement connu et les structures de la sécurité interne du pays sont bien adaptées pour lutter contre la menace.

La Russie n’est pas la Géorgie, et encore moins l’Ukraine, compte tenu de sa puissance et de ses structures politiques très largement soutenues par la population. La Russie est beaucoup plus stable.

L’Eclaireur — La Russie n’a-t-elle pas néanmoins sous-estimé la capacité de résistance des Ukrainiens ?

Oleg Nesterenko — Rappelez-vous les expertises, sérieuses, qui ont été faites sur la capacité de l’Ukraine à maintenir la résistance contre la Russie. À l’époque, juste avant le déclenchement, il était estimé que l’Ukraine ne pouvait tenir qu’un temps très limité face à la Russie.

Contrairement aux informations développées dans les mass medias occidentaux et malgré les événements que l’on observe sur le terrain depuis plus d’un an, j’aimerais souligner que ces experts qui ont prévu que l’Ukraine ne pourrait résister qu’un temps limité n’ont eu nullement tort. Ils ne se sont nullement trompés dans leurs prévisions. 

Mes paroles peuvent paraitre étonnantes vis-à-vis de ce qu’on observe depuis plus d’un an. Pourtant il n’y a pas à s’étonner. Il ne faut jamais oublier que le déclenchement de la phase active des hostilités a eu lieu fin février 2022 et que déjà fin mars 2022, il y a eu des pourparlers à Istanbul entre l’Ukraine et la Russie. Pour quelles raisons une partie qui se sent forte et qui sait qu’elle a encore des capacités considérables de résistance se mettrait-elle autour d’une table de négociations pour convenir d’une forme de reddition ? Ça n’arrive jamais ainsi. Les Ukrainiens se sont mis autour d’une table de négociation étant conscients que leurs capacités de résistance étaient très limitées.

« L’Ukraine s’est vue ouvrir une gigantesque ligne de crédit partiellement payable en armement. En contrepartie, l’Ukraine devait s’engager à ne pas conclure de cessez-le feu avec la Russie et fournir la chair à canon. »

À Istanbul, quand les deux parties ont trouvé un consensus sur la majorité d’éléments clés de l’accord sur l’arrêt des hostilités, quand ils ont été pratiquement à un pas de la ratification du document de l’accord de paix, il y a eu un virage à 180 degrés du côté ukrainien. Pourquoi ? Il ne faut pas avoir une grande expérience dans le monde des affaires pour savoir : dans le cadre de négociations, quand une des deux parties fait volte-face du jour au lendemain, cela ne signifie qu’une seule chose — que cette partie a eu une contre-proposition de la part des concurrents de ceux qui sont en face d’elle. C’est comme cela que cela se passe dans le monde des affaires. Dans la politique c’est pareil.

Si l’Ukraine a pu se permettre le luxe de faire une croix sur l’accord de paix, c’est tout simplement qu’elle a reçu une contre-proposition. Et cette contre-proposition ne pouvait venir que du camp occidental. Les évènements qui ont suivi ont dévoilé les éléments de cette proposition : l’Ukraine a reçu une proposition pour l’ouverture d’une gigantesque ligne de crédit partiellement payable en armement. En contrepartie, l’Ukraine devait s’engager à s’interdire de conclure un accord d’arrêt de guerre face à la Russie et fournir « la main d’œuvre » combattante. C’était ça l’accord.

Afin de répondre au second engagement de Kiev, les frontières nationales de l’Ukraine pour sortir du pays ont été fermées. En France, on n’en parle pas beaucoup — car c’est une vérité trop gênante — mais au début de la guerre il y a eu un gigantesque exode des populations des territoires de l’Ukraine, notamment de la population masculine. Les hommes savaient que s’ils ne partaient pas, ils seraient envoyés à la tuerie. Quand on parle à la télévision occidentale de l’héroïsme ukrainien, ça me fait sourire sachant parfaitement que le pays se serait vidé des futurs combattant en un temps très réduit si les frontières n’étaient pas interdites de passage. Entre parenthèses, il faut savoir que pour quitter l’Ukraine depuis la fermeture des frontières et encore aujourd’hui, il faut débourser un pot de vin aux fonctionnaires de la douane ukrainienne qui va de 7 à 10 000 dollars américains. C’est pour dire que pratiquement aucun riche ukrainien ne combat pas en Ukraine. Mourir aujourd’hui en Ukraine — c’est le sort des pauvres. Cette information provient directement de nombreuses personnes qui l’ont payé pour quitter le pays et que je connais personnellement.

L’Eclaireur — Les réfugiés ukrainiens ont en Europe bénéficié d’un statut très protecteur, comparé notamment aux Syriens ou aux Afghans. Mais selon vous, c’est usurpé ?

Oleg Nesterenko — C’est bien le cas. D’une part, le bloc « atlantiste » est directement responsable de l’exode des populations syriennes et afghanes — il faudrait un article à part pour énumérer les actions de « bienfaisance » commises par ce bloc contre ces pays et leurs désastreuses conséquences. Et je ne parle pas uniquement, par exemple, de l’acte d’agression de la Syrie lequel est juridiquement considéré en tant que crime d’agression, selon les points a, b, c et d du paragraphe 2 de l’article 8bis du Statut de Rome de la CPI tant chérie et mise en avant ces temps-ci par ceux qui la financent. Il faut remonter bien plus loin, notamment aux origines de la création de divers courants et structures, dont l’État islamique. Si nous sommes dans la logique de l’accueil des réfugiés venus de tous les horizons, alors, c’est bien ces deux populations qui ont le plus de légitimité pour en bénéficier, sans compter les Libyens, dont les sous-traitants des États-Unis ont anéanti l’avenir de leur pays.

« Les réfugiés ukrainiens sont très loin d’être un bloc homogène »

D’autre part, concernant les réfugiés ukrainiens, notamment en France, il y a ce que l’on connaît d’eux via les mass medias et il y a la réalité qui diffère grandement de la propagande. Les médias occidentaux présentent les Ukrainiens en tant qu’un groupe d’individus qui ont fui la guerre. C’est le narratif que l’on connaît. La réalité n’y correspond pas du tout.

Les réfugiés ukrainiens sont très loin d’être un bloc homogène. Il y a une très nette séparation entre les réfugiés venus de l’est et ceux venus de l’ouest du pays. Ceux de l’ouest du pays, territoires traditionnellement nationalistes, ont fui l’Ukraine, tandis que leur région ne se trouvait sous aucune réelle menace. Ils ne risquaient rien, ni au début de la guerre, ni aujourd’hui. Dès le second mois du conflit, il était déjà clair que la Russie n’était nullement intéressée par cette zone. L’ouest de l’Ukraine, ce n’est ni la Syrie, ni l’Irak. La réelle motivation du départ d’habitants de cette zone vers l’Europe n’est nullement humanitaire, mais économique. 

Il faut savoir que depuis la chute de l’Union soviétique, les régions de l’ouest de l’Ukraine ont toujours vécu dans une grande pauvreté, à la limite de la misère : pratiquement toutes les richesses du pays sont concentrées à Kiev et à l’est de l’Ukraine. De 1991 au 2022, des millions d’Ukrainiens, majoritairement des régions mentionnées, sont partis travailler à l’étranger. Il y a deux destinations pour ces travailleurs : la Russie et l’Union européenne. Vous l’ignorez certainement, mais même aujourd’hui il y a plus d’un million de travailleurs ukrainiens sur le sol russe. Et je ne vous parle que du chiffre officiel de ceux qui dispose d’un permis de travail officiel. Avec le marché du travail au noir on estime qu’il y a plus de 3 millions de citoyens ukrainiens travaillant en Russie. Le nombre traditionnellement très élevé de travailleurs illégaux ukrainiens est dû à la politique de tolérance à leur égard qui a toujours eu lieu en Russie : ils ne risquent pas grande chose étant arrêté.

D’autres sont partis travailler au noir dans l’Union européenne. Quand vous avez une personne d’un village qui part travailler vers l’Europe, à terme, c’est parfois la majorité de la population du village en âge de travailler qui suit son chemin, les uns après les autres. Dans sa majorité écrasante, les hommes travaillent dans le bâtiment et les femmes qui accompagnent leurs maris — en tant que femmes de ménage. Les hommes font surtout des « rotations », car la plupart du temps, leurs familles restent au pays. Et on parle ainsi de millions de personnes. Si parmi vos lecteurs, un grand nombre n’a jamais entendu parler de cela, sachez qu’en Ukraine il n’y pas une seule personne adulte dans tout le pays pour qui mes propos ne sont une banalité.

Avec le déclenchement de la guerre, un grand nombre de familles sont parties rejoindre leurs maris travaillant au noir dans l’Union européenne. Beaucoup d’autres ont vu une opportunité pour partir et changer de vie. En partant, beaucoup ont fait louer leurs biens immobiliers à des réfugiés de l’est du pays qui ne sont traditionnellement pas attirés par les richesses de l’Europe et préfèrent rester en Ukraine. Il y a un véritable scandale en Ukraine, dont vous n’allez jamais bien évidemment entendre parler, sur ses profiteurs de guerre qui n’ont jamais été en danger et qui sont partis toucher des allocations en Europe en louant à des prix exorbitants leurs biens à de vrais réfugiés, vu la demande qui a explosé et qui a fait démultiplier les prix dans le locatif. Ce ne sont nullement des cas isolés, mais une très grande pratique dans l’intégralité des régions de l’ouest du pays. Au point qu’aujourd’hui il y est impossible de trouver le moindre bien à louer qui ne soit au prix, tout au moins multiplié par deux, et même par cinq par endroit, par rapport à celui pratiqué avant la guerre.

En tout cas, ceux qui sont originaires de l’ouest de l’Ukraine et qui ne sont pas dans l’Union européenne pour des raisons économiques sont déjà repartis chez eux depuis un moment. Je suis formel.

En revanche, ceux qui sont originaires de l’est du pays, territoires traditionnellement pro-russes, ont fui un danger on ne peut plus réel. Parmi eux, ceux qui sont partis vers l’Europe sont ceux qui n’ont pas eu de moyens financiers pour rester à l’ouest de l’Ukraine qui est une zone d’une parfaite sécurité, mais où ils se font dépouiller par des locaux qui, par ailleurs, les détestent presque autant que les Russes. Et ce que les Européens ignorent, c’est que parmi ces vrais réfugiés beaucoup sont foncièrement pro-russes et haïssent le régime de Kiev et tout ce qu’il représente. S’ils ne sont pas partis vers la Russie, ce n’est dû qu’au fait qu’il n’était pas possible de traverser la ligne de front. Ils n’avaient qu’une possibilité de fuir : vers l’ouest.

En France, vous avez une part relativement importante de réfugiés ukrainiens qui sont parfaitement pro-russes, mais qui se taisent, car ils savent qu’il ne faut surtout pas que l’accueillant intoxiqué par sa propagande apprenne la vérité les concernant et les rejette pour des raisons politiques. Ce sont surtout des personnes âgées de plus de 45 ans, ceux qui ont reçu une éducation encore sous l’URSS. Ce ne sont nullement des nostalgiques du passé soviétique, loin de là. Ce sont juste ceux qui savent exactement ce qu’est la Russie et le monde russe, car ils y ont vécu.

L’Eclaireur — On a une idée du nombre d’Ukrainiens qui ont fui l’Ukraine ?

Oleg Nesterenko — Je ne dispose pas de chiffres précis, mais on parle de millions qui sont partis vers l’Europe, dont plus de 100 000 vers la France. Il faut se rappeler que les frontières ont été fermées dès le mois de mars 2022, sans quoi la quasi-intégralité de la population masculine âgée de 18 à 60 ans aurait fui le pays et il ne resterait plus personne à envoyer à l’abattoir. Mais le pays qui a accueilli le plus de réfugiés, c’est bien la Russie. Il y a plus de 3,2 millions de personnes. Et parler des départs des habitants ukrainiens vers la Russie d’une manière forcée n’est que signe d’imbécillité et de déconnexion totale de la réalité.

Partie 2/3 : « La guerre en Ukraine, c’est la guerre du dollar »

Source : https://eclaireur.substack.com/p/la-guerre-en-ukraine-cest-la-guerre

L’Eclaireur — Alors que la question se pose de la fin de la suprématie du dollar, vous dites que la guerre en Ukraine est non seulement la guerre du dollar américain, mais qu’elle n’est pas la première…

Oleg Nesterenko — Je vois que vous faites allusion à mon analyse sur les guerres du dollar, publiée cela fait quelque temps… En effet, ce n’est pas la première, ni même la deuxième, mais la troisième guerre du dollar. La première, c’était la guerre contre l’Irak de Saddam Hussein. La deuxième, celle de la guerre contre la Libye de Kadhafi. Et la troisième, donc, contre Moscou sur le territoire de l’Ukraine, menée sur le territoire d’un État tiers tout simplement parce qu’on ne peut pas mener la guerre contre les Russes directement chez eux. Et ce n’est que la guerre hybride et par procuration qui peut avoir lieu face à la Russie.

S’agissant des deux premières guerres du dollar, il faut d’abord comprendre que des pays comme l’Irak et la Libye sont, avant tout, des grandes puissances énergétiques. Des puissances qui ont osé mettre la monnaie américaine en danger. En 2003, Saddam Hussein avait mis sa menace à exécution : celle de cesser de vendre les hydrocarbures et le gaz en dollar américain. Saddam Hussein était le premier à soulever la question de la légitimité du dollar, du pétrodollar et, surtout, à agir d’une manière très significative contre ce dernier. Il a alors signé son arrêt de mort.

En février 2003, Saddam Hussein a vendu 3 milliards de barils de pétrole brut pour un montant supérieur à 25 milliards d’euros. Cette vente a eu lieu bien en euros et non pas en dollars américains. Un mois plus tard, les États-Unis envahissaient l’Irak. On ne connaît pas les chiffres exacts, mais on estime le nombre de victimes à un million, dont une sur deux était mineure. Sans parler des centaines de milliers de morts supplémentaires dans les années qui ont suivi à la suite de la destruction totale de l’infrastructure sociale et économique du pays. D’ailleurs les Américains eux-mêmes, leurs analystes dignes de ce nom, le reconnaissent.

En 2009, en Libye, c’est aussi une guerre du dollar qui a eu lieu. Président de l’Union africaine à cette époque, Mouammar Kadhafi a proposé à tout le continent africain une véritable révolution monétaire : se soustraire de la domination du dollar américain et créer une union monétaire panafricaine. Avec elle, les exportations du pétrole et d’autres ressources naturelles du continent noir auraient été payées non pas en dollar ou pétrodollar, mais dans une nouvelle monnaie qu’il appellerait le dinar-or. Lui aussi a signé son arrêt de mort.

Si de telles déclarations avaient été faites non pas par l’Irak ou la Libye, richissimes en pétrole et le gaz, mais, par exemple, par le Burkina Faso qui est riche en or, mais dépourvu des réserves prouvées en hydrocarbures — il n’y aurait eu aucune guerre. L’Irak de Saddam Hussein et la Libye de Kadhafi, étant des puissances énergétiques dotées de réserves gigantesques étaient un danger existentiel pour l’économie américaine. Les deux leaders avaient annoncé ouvertement et officiellement qu’ils voulaient se débarrasser du dollar américain. Ce sont aussi deux pays avec lesquels les États-Unis n’avaient pas à craindre de conséquences néfastes dans le cas d’une agression. Il fallait donc les anéantir. Et cela a été fait sans tarder.

Avec Moscou, ce n’était pas possible. La Russie, ce n’est ni l’Iran, ni l’Irak, ni la Libye. Avec la Russie, les États-Unis ne pouvaient agir qu’indirectement.

L’Eclaireur — Mais qu’est-ce que la guerre entre l’Ukraine et Moscou a à voir avec le dollar américain ? 

Oleg Nesterenko — Moscou a réellement menacé le statut du dollar américain sur la scène internationale, et, donc, toute l’économie américaine derrière. Dès l’arrivée de Poutine au pouvoir, bien avant 2021 et même avant le coup d’état anti-russe en Ukraine en 2014, la Russie, qui est une puissance énergétique de premier plan, a entamé le processus de liquidation des bons du Trésor américain (détenus par l’État russe, NDLR), bons libellés en dollar.

En cinq ans, de 2010 à 2015, la Russie a divisé par deux le nombre de bons du Trésor américain qu’elle détenait. Alors que jusque-là, elle faisait partie des plus gros détenteurs au monde, elle n’en possède quasiment plus aujourd’hui.

En parallèle, la Fédération de Russie a également commencé à se séparer progressivement du système des pétrodollars en concluant des accords commerciaux payables en monnaie nationale, à commencer par la Chine. Des quantités gigantesques de produits énergétiques ont commencé à être payées en yuan chinois et en rouble russe.

C’étaient les débuts des débuts de la nouvelle guerre qui a commencé à être préparée et qu’on connaît depuis février 2022.

« La valeur du dollar n’est soutenue que par la planche à billets et la domination militaire des États-Unis »

En parallèle, il existe un accord non officiel entre la Russie et la Chine d’une synchronisation des actions contre les États-Unis. La Chine se débarrasse ainsi également et progressivement du débiteur américain. En 2015, la Chine détenait pour plus de 1270 milliards en bons du Trésor américain ; aujourd’hui c’est dans les 950 milliards — le niveau le plus bas depuis plus de 10 ans.

C’est la Chine qui est désignée comme l’adversaire numéro 1 des États-Unis, mais c’est bien la Fédération de Russie qui a déclenché le processus de la libération du monde du système des pétrodollars.

Avec le déclenchement en février 2022 de ce que j’appelle la phase active de la guerre qui dure depuis bientôt 10 ans, la Russie et la Chine, en tandem, cette fois de manière officielle puisque les masques sont tombés, incite les banques centrales de par le monde à repenser le bien-fondé de leurs investissements dans des obligations du Trésor américain et, donc, dans l’économie et le bien être des Américains.

Le dollar américain, c’est une monnaie de singe. Il n’y a rien derrière. Rien de tangible. La valeur d’aujourd’hui du dollar américain n’a strictement rien à voir, pour sa majeure partie émise, avec de réels actifs qui devraient l’assurer. Sa valeur n’est soutenue que par la planche à billets et la domination militaire des États-Unis. La domination qui supprime tous les mécontents.

L’Eclaireur — Avec la dédollarisation, l’euro, que personne n’a, semble-t-il, poussé aurait-elle pu être une alternative au dollar ? 

Oleg Nesterenko — Il ne faut pas sous-estimer le poids et le rôle potentiel de l’euro. Par le passé, Saddam Hussein, par exemple, a voulu vendre son pétrole non pas en dollar, mais en euro. Et c’est, d’ailleurs, la raison principale de la guerre d’Irak et de l’assassinat de Saddam. L’euro peut, ou plutôt pourrait, jouer un rôle plus important qu’il ne l’est aujourd’hui. Mais, je ne crois absolument pas que cela aura lieu. Le potentiel ne sera pas réalisé. Tout simplement parce que la politique européenne est profondément soumise à la volonté américaine.

Les États-Unis ne permettront jamais que la monnaie du vassal leur fasse de l’ombre. Et avec le niveau de la médiocrité des hauts responsables ou, plutôt, il faut dire des irresponsables de l’Europe et de la majorité des chefs d’État qui la compose aujourd’hui, les Américains et leur monnaie n’ont vraiment rien à craindre du côté de l’euro. Les initiatives des leaders européens sont tellement, la plupart du temps, anti-européennes et antinationales que ceux-ci ressemblent davantage à des consuls honoraires des États-Unis sur le vieux continent qu’à autre chose.

Et comme si cela n’était pas déjà suffisant, pratiquement demain — en 2025 — la présidence du Conseil de l’Union européenne sera tenue par les Polonais. La Pologne est un agent direct, pratiquement le salarié des États-Unis au sein de l’UE. Les Polonais prendront la tête de l’UE juste après la Hongrie et feront le nécessaire pour anéantir les moindres acquis souverainistes des rebelles hongrois. Deux ans avant que cet événement déplorable ait lieu, ils ont d’ores et déjà annoncé que leur principale priorité sera le renforcement de la « collaboration » de l’UE avec les États-Unis. Dans les années qui vont suivre, les restes très modestes de l’autonomie européenne, militaire et économique, vont être encore davantage réduits et ne seront que symboliques.

« Sur la scène internationale, les fonctionnaires de Bruxelles n’ont aucun poids politique et ne font que de la figuration »

Ce n’est pas pour rien qu’aucune puissance au monde, y compris les États-Unis et encore davantage la Russie et la Chine, ne reconnaisse l’UE en tant qu’interlocuteur sérieux et ne privilégie de traiter qu’au niveau des états membres séparément. Sur la scène internationale, les fonctionnaires de Bruxelles n’ont aucun poids politique et ne font que de la figuration.

Mais je ne crois pas, néanmoins, au pire scénario pour la monnaie européenne — sa disparition. Car le bateau de l’euro est déjà parti beaucoup trop loin en mer et ne dispose plus de carburant pour revenir en arrière sans faire couler les économies des pays membres. Mais, cela étant, je suis plus qu’un eurosceptique. Non pas que je suis contre la réunion des pays occidentaux autour d’un centre européen — loin de là : l’histoire de l’humanité démontre que tout va vers la réunion des forces similaires qui ont la même vision des choses, des valeurs et des objectifs similaires.

C’est juste que le projet en sa version optimiste, l’image idéale — c’est une chose ; la réalité — s’en est une autre. En observant la « dégénérescence » ces dernières décennies et surtout depuis 2004, du beau projet européen initial, il n’est plus possible d’ignorer que l’Union européenne n’est devenue qu’une sorte d’hydre dysfonctionnelle, dont chaque tête a ses propres idées. Il est plaisant de constater que la Russie à elle seule a réussi à faire se resserrer ces têtes. C’est la peur, la haine et les phobies qui les ont rapprochés davantage que tout le reste du projet européen.

L’Eclaireur — Comment se porte l’économie russe au regard des sanctions mises en œuvre par les Occidentaux ?

Oleg Nesterenko — À court et à moyen terme, les retombées des sanctions occidentales contre l’économie russe sont relativement faibles. Du point de vue du niveau de vie de la large majorité de la population, l’effet de ces sanctions est tout simplement inexistantes. Cela étant, il ne faut pas être naïf : à long terme, bien évidemment, il y aura certains domaines d’activité qui souffriront jusqu’à un certain degré. Degré qui dépendra d’un grand nombre de variables.

En parlant des conséquences des sanctions occidentales contre la Russie, il ne faut pas perdre de vue le sens même du déclenchement desdites sanctions. Dans chaque business plan, il y a la présence obligatoire et fondamentale des notions de l’investissement et du retour sur investissement dans des limites temporelles prédéfinies d’une manière précise. La première bonne question à se poser est : est-ce que les sanctions sont parvenues à leurs objectifs fixés dans le temps et les ampleurs précalculées ?

Les faits sont connus, bien qu’ils soient soigneusement minimisés et déformés par ses auteurs, afin de se sauver la face : les objectifs visés par les sanctions déclenchées étaient l’effondrement de l’économie de la Fédération de la Russie qui aurait dû menerde facto, à la capitulation de la Russie dans le cadre du conflit en Ukraine. Le résultat de cette entreprise est un échec total. Il n’y a eu aucun effondrement. Il n’y a aucun effondrement aujourd’hui et il n’y aura aucun effondrement demain. En parler n’est que pures spéculations fantaisistes coupées de la réalité.

Les sanctions qui avaient les plus grandes chances de réussite ont été mises en place au tout début de la confrontation. Surtout celles de la seconde et de la troisième vague qui ont visé les fondements mêmes de l’infrastructure du système financier de la Russie, les capacités des acteurs publics et privés de lever des capitaux auprès des marchés financiers mondiaux, ainsi que la déconnexion de centaines de banques russes du système Swift, dont des banques « systémiques ».

Ces sanctions faisaient partie du business plan initial et ont été jugées pleinement suffisantes pour arriver à des objectifs préétablis de l’effondrement de l’économie russe dans des délais limités, inférieurs à douze mois. Toutes les autres vagues de sanctions, qui ont eu lieu par la suite et qui auront encore lieu à l’avenir, sont sans aucune mesure aussi dangereuses pour la stabilité économique et financière de la Russie et ne sont que des gesticulations assez chaotiques dues à l’effondrement du projet initial occidental.

« Les sanctions n’ont aucune chance d’arrêter la poursuite des opérations militaires russes en Ukraine »

Les retombées de ces actions sont-elles néfastes pour le pays à long terme ? La réponse est non. Je rappelle que ce n’est pas depuis 2022, mais depuis 2014 que la Russie fait l’objet d’importantes sanctions de la part du camp occidental. On ne parle plus du tout de ces sanctions « originelles » dans la propagande « atlantiste » ; et pour cause. Non seulement, l’économie russe n’a été nullement ébranlée malgré les jubilations de Barak Obama — « l’économie russe est en morceaux ! » au moment d’une importante, mais ponctuelle, chute du cours de la monnaie russe — mais en plus, les sanctions ont joué le rôle de catalyseur et ont grandement renforcé la souveraineté de l’économie nationale. 

Nul besoin de commenter les propos de Bruno le Maire du 1er mars 2022 sur l’anéantissement imminant de l’économie russe https://www.youtube.com/watch?v=Ntzacqlm-Ac, qui sont encore plus ridicules que ceux d’Obama et qui ne font que démontrer, une fois de plus, l’amateurisme flagrant de ce monsieur occupant un poste qui ne coïncide pas avec ses aptitudes et compétences professionnelles.

La nature a horreur du vide. Si dans les pays à capacités réduites de la coopération à l’international les embargos peuvent maintenir le vide sectoriel artificiellement créé, cela ne fonctionne pas vis-à-vis des grandes puissances dont les économies ne peuvent jamais être tenues dans l’isolement à long terme. Des alternatives au niveau national et international sont toujours mises en place.

Ainsi, les restrictions des importations alimentaires en provenance de pays qui ont soutenu les sanctions contre la Russie se sont traduites par la croissance et la consolidation, et de manière très significative, du secteur agroalimentaire. En seulement quelques années de sanctions, la Russie est passée de grand importateur de produits agroalimentaires à exportateur. D’autres secteurs sont en train de devenir autosuffisants et, au terme des hostilités russo-occidentales, deviendront quasi-impénétrables pour les acteurs économiques européens.    

Les entreprises des secteurs de l’énergie et de la défense contournent aisément les sanctions en refusant tout simplement d’utiliser le dollar américain dans leurs transactions internationales au profit de la devise russe et celle du pays partenaire. Ceci en accélérant par la même occasion le processus de la dédollarisation du monde, cette monnaie qui est devenue hautement toxique.

Dans le secteur financier, anticipant dès 2015 le risque d’être coupé un jour du système international de messagerie bancaire Swift contrôlé par l’Occident, la banque centrale de la Fédération de Russie a créé son propre système de transmission interbancaire, le système SPFS, ainsi que son propre système de paiement pour cartes bancaires, le système MIR. Les deux systèmes sont utilisables à l’international et sont déjà liés au système bancaire chinois Chinese Union Pay. D’autres pays vont rejoindre SPFS. Le grand outil de menaces et de chantage permanent du camp américano-centrique vis-à-vis du reste du monde d’être coupé de leur SWIFT n’est plus considéré comme une fatalité et un danger existentiel.

Parallèlement, aujourd’hui nous discutons très sérieusement non seulement de la création d’une nouvelle monnaie commune à des pays du Brics, mais également de la monnaie numérique : le rouble numérique. La monnaie sera un excellent moyen supplémentaire de se débarrasser de la contrainte des sanctions illégales, car elle pourra être utilisée sans faire appel aux services des banques qui elles-mêmes peuvent craindre de faire l’objet d’hostilités occidentales.

L’Eclaireur — Selon vous, l’Occident a donc plus à craindre, et notamment du retour de bâton de ses sanctions ?

Oleg Nesterenko — Les relations économiques russo-allemandes détruites, les retombées sur l’économie allemande par exemple seront dramatiques. L’industrie allemande, dont une belle partie est énergivore, est déjà en grande difficulté vu que ses coûts de production ont tout simplement explosé et que ses concurrents directs, non européens, en commençant par les Américains, n’ont pas les problèmes que les Allemands viennent de se créer. 

Dans l’Union Européenne qui est, en fait, la seconde grande cible collatérale des sanctions anti-russes américaines, la plupart des projets de coopération intracommunautaire dans les domaines scientifiques, technologiques et énergétiques sont déjà revus à la baisse. À moyen terme, les pertes totales de l’ensemble des pays de l’UE dues aux sanctions contre Moscou sont estimées à plusieurs centaines de milliards d’euros.

Quand j’ai parlé des restrictions des importations alimentaires en provenance des pays hostiles vers la Russie, il ne faut pas oublier que les agriculteurs européens y perdent des milliards d’euros chaque année et perdront, à terme, encore des dizaines de milliards, car le marché russe est fermé pour eux à très long terme. Et même dans un avenir éloigné, quand les restrictions russes seront levées, les parts du marché qu’ils pourront reprendre seront dérisoires par rapport à celles qu’ils ont eues par le passé.

Côté tourisme, en Europe, c’est surtout la France qui paie la facture. Il n’y a plus de tourisme entre la Russie et la France. Si vous consultez les professionnels du secteur de l’hôtellerie-tourisme du sud de la France, pour eux c’est désastreux, de même que pour le secteur de l’immobilier. Depuis 30 ans, le client russe était majeur en termes de chiffre d’affaires. Les mass medias cachent très soigneusement cette réalité.

Pour le secteur des énergies, ce n’est même pas la peine d’en parler. On connaît tous l’ampleur de la catastrophe. Catastrophe qui est tant bien que mal dissimulée par de gigantesques compensations de l’État faites en creusant davantage la dette publique déjà démesurée et qui ne sera certainement pas remboursée. 

« En économie comme dans les affaires, tout est une question d’alternatives. Et la Russie dispose d’alternatives que les pays de l’Union européenne n’ont pas et n’auront pas ».

À partir d’aujourd’hui, ce sont les États-Unis qui non seulement feront la régulation du coût de revient des industries énergivores, mais également prendront la décision du prix d’une baguette à la boulangerie ou de la facture de chauffage pour les ménages. Et ceux qui pensent que les Américains feront des cadeaux à leurs concurrents vassalisés que sont les Européens, qu’ils laissent tomber leur mauvaise habitude de rêver, cela ne leur réussit pas…

D’une manière générale, tous ceux qui ont suivi le projet américain subissent et subiront des conséquences négatives sur leurs économies, des conséquences bien plus néfastes que celles que la Russie connaîtra dans les années à venir. Car en économie comme dans les affaires, tout est une question d’alternatives. Et la Russie dispose d’alternatives que les pays de l’Union européenne n’ont pas et n’auront pas.

Pour que la situation change, notamment en France, la politique étrangère française doit changer de manière radicale. Mais avec la propagande relayée d’une manière très poussée par les médias mainstream et le conditionnement de l’électorat français, il est clair que même les futures élections de 2027 n’ont aucune chance de faire venir qui que ce soit au pouvoir qui permettrait une significative amélioration des relations avec la Russie.

L’Eclaireur — Pour vous, les trains de sanctions (le 11e actuellement) n’ont plus aucune efficacité ?

Oleg Nesterenko — Toute la gamme des sanctions sérieuses contrôlables par le camp atlantiste est déjà épuisée.

Parfois, au niveau des restrictions, l’occident tombe dans le ridicule le plus grotesque. Par exemple, l’une des sanctions mises en place était l’interdiction aux chats domestiques de participer à une compétition internationale en Europe. Je me suis déjà posé la question : pourquoi les oiseaux migrateurs n’ont pas encore été sanctionnés ? Si les Polonais ne le font pas encore, ils devraient commencer à les abattre à l’entrée de leur espace aérien…

L’une des principales sanctions mises en place est celle contre le pétrole russe. Quel est le résultat ? La Russie a vendu au premier trimestre 2023 encore plus du pétrole qu’avant même le début de la guerre en Ukraine.

L’embargo sur l’or russe ne fonctionne pas non plus. Et, cette fois-ci, je le regrette même… Car demain l’or jouera un rôle bien plus important dans l’économie mondiale qu’aujourd’hui. À la place du gouvernement russe, j’aurais grandement restreint les exportations d’or russe et depuis un moment. Il faut savoir que si les réserves nationales en or aux États-Unis et en Allemagne n’ont pratiquement pas bougé en volume depuis l’an 2000 — et en France elles ont même grandement diminué — en Russie, elles ont été multipliées par six sur la même période. Mais il est important de les augmenter davantage.

Côté sanctions sérieuses, il ne reste que celles qui passent par le chantage et les menaces des partenaires de la Russie. Mais vu qu’il s’agit à chaque fois d’éléments stratégiques, voire vitaux pour les pays visés, les chances de réussite sont proches de zéro.   

Aujourd’hui, on parle de sanctions contre l’énergie nucléaire, contre l’atome russe. Ces projets sont totalement irréalistes. Ce que veulent les responsables, ou plutôt les irresponsables de la politique européenne, ne marchera jamais. Les bureaucrates de Bruxelles exigent de la Hongrie, qui dépend grandement de l’atome russe, de l’abandonner. Or, pratiquement la moitié de l’énergie du pays vient d’installations nucléaires construites par les Russes. Et aujourd’hui, de nouvelles installations nucléaires sont en train d’y être construites afin d’accroître l’indépendance énergétique des Hongrois. Quand j’entends Von der Leyen demander à Orban de faire une croix dessus… Les pertes pour le peuple hongrois seraient gigantesques. En s’inclinant devant Bruxelles, ils reviendront trente ans en arrière. Et c’est de la pure fantaisie d’imaginer que le gouvernement hongrois fera preuve d’une telle folie.

Josep Borrell (le chef de la diplomatie européenne, NDLR) a également évoqué les sanctions contre l’Inde et les produits pétroliers russes raffinés dans le pays. La mise en place de telles sanctions serait une pure folie et coûterait très cher à l’Europe, car l’Inde dispose d’un grand nombre de leviers de représailles contre l’économie européenne.

Partie 3/3 : « En France, la liberté d’expression n’est qu’un récit pré-formaté et pré-conditionné »

Source : https://eclaireur.substack.com/p/en-france-la-liberte-dexpression

L’Eclaireur Pourquoi et qui a intérêt à faire durer cette guerre ?

Oleg Nesterenko — Je voudrais d’abord revenir sur la durée de la guerre…Les annonces sur la base des plans de Poutine de commencer et terminer la guerre en deux semaines ont été faites uniquement et exclusivement par les mass-medias et la propagande « atlantiste » dans le cadre de la guerre l’information qu’ils sont en train de mener vis-à-vis de l’électorat occidental. Faire attribuer à autrui des actions ou déclarations farfelues et ensuite, les discréditer en grande pompe, c’est l’un des outils basiques de manipulation des masses.

Du côté russe, jamais, pas une seule fois, une telle stupidité n’a été annoncée par quelqu’un. Pourquoi ?

Prenons comme exemple la guerre en Tchétchénie. Cette guerre a duré pratiquement deux ans, de 1994 à 1996. Et, en 1999-2000, des opérations supplémentaires ont été menées qui ont duré sept mois de plus, afin d’éradiquer le problème. En comparaison avec l’Ukraine, la guerre de Tchétchénie était menée sur un territoire minuscule et contre des forces qui étaient incomparablement plus petites et incomparablement moins armées que celles de l’armée ukrainienne dopée par l’Occident collectif durant plus de sept ans avant même la riposte russe de février 2022. Et on trouve encore des plaisantins qui parlent du projet de guerre en deux semaines. Non, la Russie n’a jamais eu l’idée de se prendre pour Israël face à l’Égypte dans la guerre du Sinaï…

Quelques mots sur la guerre en Tchétchénie qui est également méconnue ou, plus exactement, mise sous le tapis en Occident. C’était une opération antiterroriste, car en face c’étaient réellement des terroristes islamistes, porteurs d’idéologies qui n’ont rien à voir et qu’il ne faut pas confondre avec l’islam traditionnel qui régule d’une manière parfaitement saine la vie dans les pays musulmans de par le monde, y compris en Russie où la communauté musulmane est très importante. 

Beaucoup ignorent que près d’un tiers des citoyens de la Fédération de Russie sont des musulmans. Et ce sont des musulmans non pas venus d’ailleurs, mais des musulmans dont la terre de la Russie est la terre natale et historique pour leurs diverses ethnies. 

En ce qui concerne les islamistes indépendantistes tchétchènes, très largement influencés par des mouvances radicales de l’étranger, ils ont entamé dès 1991 la création de l’État islamique tchétchène d’Itchkéria (la République tchétchène d’Itchkéria) : avec l’instauration de la charia dès 1995, les lapidations, les décapitations publiques et autres éléments fort sympathiques d’un califat digne de ce nom. À noter que ces islamistes radicaux ont été directement et officiellement soutenus, une fois de plus, par la communauté occidentale bienveillante, dont la France, parallèlement à la reconnaissance de leur État islamique tchétchène par deux anciens grands amis sponsorisés par l’Occident : l’Afghanistan des talibans et la Géorgie de Zviad Gamsakhourdia.

En fait, non pas depuis hier, mais depuis 1944, et, surtout dans les trente dernières années, l’Occident « atlantiste » s’est montré prêt à soutenir le diable en personne, dès lors qu’il était soit russophobe et soit prêt à combattre la Russie. Le plus drôle c’est qu’en l’affirmant, je n’exagère que très légèrement.

L’Eclaireur — Revenons à la guerre en Ukraine… Cette guerre était-elle inéluctable ?

Oleg Nesterenko — La Russie ne pouvait pas ne pas entrer en guerre. Si elle ne l’avait pas fait, l’Ukraine serait devenue à moyen terme un territoire de l’OTAN. Je ne vous parle même pas des massacres vis-à-vis des populations du Donbass. Ceux qui vous diront que les ultranationalistes Ukrainiens n’auraient pas fait un massacre de masse mille fois supérieur à celui d’Odessa en 2014, s’ils avaient pris le contrôle des villes de Donetsk et de Lougansk, n’ont pas la moindre idée de quoi ils parlent. 

La purge totale de tout ce qui est russe ou pro-russe faisait et fait toujours partie des plans de Kiev. Et quand vous avez les trois quarts de la population de ces régions qui ne sont pas juste des anti-nationalistes ukrainiens, mais qui ont la détestation profonde du régime de Kiev et de tout ce qu’il représente — et je sais de quoi je parle — je vous laisse imaginer l’ampleur des massacres qui se seraient produits si la Russie les avait abandonnés à leur sort.

Tous les Ukrainiens ne sont nullement des ultranationalistes ou des néonazis, mais leur part en Ukraine est assez importante et est incomparablement plus importante que celle des ultranationalistes ou des néonazis en France. Par ailleurs, il y a une énorme différence entre êtes extrémiste marginal ou extrémiste ayant accédé au pouvoir d’un pays.

« En interdisant l’Ukraine d’entrer dans l’OTAN, la Fédération de Russie est en train de sauver le monde »

Le risque de l’escalade incontrôlée est grand si l’Ukraine intègre l’OTAN. Si Kiev lançait d’une manière unilatérale les hostilités pour prendre la Crimée, sans par exemple l’aval de Paris — et Kiev a parfaitement l’intention de le faire — la Russie déclarera la guerre à l’Ukraine. Elle déclarera la guerre à un pays de l’OTAN. Et, dans le cadre de l’article 5 de l’OTAN, Paris serait obligé, à moins de quitter immédiatement l’organisation, de faire la guerre à Moscou d’une manière ouverte et non pas par procuration comme elle le fait aujourd’hui.  Si cela arrivait, il serait quasiment impossible que la Russie ne procède pas par une ou plusieurs frappes ciblées avec des armes nucléaires tactiques. Ceci est clairement inscrit dans la doctrine militaire russe, il n’y a pas d’interprétation à faire. Et si à cette frappe nucléaire tactique il y a la moindre riposte de la part de l’OTAN, l’humanité connaîtra l’Apocalypse.

Pour ceux qui ne comprennent pas l’évidence : si la Russie n’était pas entrée en guerre en février 2022, après la purge du Donbass par Kiev, le prochain pas serait obligatoirement et inévitablement son entrée dans l’OTAN. Et, étant très encouragé par l’inaction de Moscou qui se serait limité à des déclarations de protestation — l’invasion de la Crimée, constitutionnellement territoire de la Fédération de Russie, avec la frappe nucléaire russe qui la suivra serait des événements aussi certains que deux plus deux égale quatre.

Je suis particulièrement étonné que les prétendus experts qui polluent les plateaux télé et dont la majorité souffre d’une forme grave de myopie analytique, soient dans l’incapacité de comprendre un fait pourtant clair : en interdisant l’Ukraine d’entrer dans l’OTAN, la Fédération de Russie est en train de sauver le monde. Je vais même dire une chose qui révoltera les soupirants atlantistes : la guerre en cours EST en train de sauver le monde. 

La question à poser n’est pas si la frappe nucléaire aurait lieu, mais qui sera la cible en premier pour calmer tous les autres qui se reposent sur la programmation neurolinguistique sur le bluff russe. Le « bluff » dont tout le monde en Europe a encore parlé le jour avant l’entrée de la Russie en guerre et qui, apparemment, n’a toujours rien appris à personne du côté de l’OTAN.

« Ce projet de “blitzkrieg” contre Moscou est devenu une guerre d’usure »

En ce qui concerne l’Occident collectif regroupé autour des États-Unis, aucun indice, économique ou militaire, ne montre que son implication dans cette guerre était prévue pour durer. Initialement, il était prévu de mettre la Russie en position d’agresseur puis d’y ajouter le paquet de sanctions qu’on connaît. Et, à l’époque, pratiquement tous les analystes « atlantistes » ont considéré que ces sanctions seraient suffisantes pour faire écrouler l’économie russe et mettre la Russie dans l’incapacité de continuer la confrontation.

L’idée était donc de lui imposer des conditions économiques insupportables, de faire se soulever les populations russes contre le pouvoir et ainsi faire effondrer la Russie. Résultat ? Les relations entre la Russie et l’Union européenne, dont l’industrie était viable et parfaitement concurrentielle vis-à-vis des États-Unis en grande partie grâce aux livraisons de l’énergie russe à de très bons prix, négociés et assurés par des contrats à long terme, ont été détruites. Et détruites à très long terme. Là, après tant d’années du travail de sabotage des relations Russo-européens, c’est une très grande victoire pour les États-Unis.

L’idée était également de mettre la Russie à genoux pour que, lors de la future guerre qui aura inévitablement lieu entre les États-Unis et la Chine, la Russie ne puisse se permettre le soutien considérable de la Chine sur les plans énergétique et alimentaire notamment.

Cela n’a pas fonctionné. La Russie s’est montrée beaucoup plus résistante, économiquement parlant, ce qui personnellement ne m’étonne pas, connaissant un peu le système monétaire, les actions régulatrices de la banque centrale russe et les réserves dont la Russie dispose.

Ce projet de « blitzkrieg » contre Moscou est devenu une guerre d’usure. Moscou a obligé les États-Unis et l’Occident collectif à faire une chose qui n’était pas prévue. Tous les problèmes qu’on constate aujourd’hui aux États-Unis et dans l’Union européenne liés à la guerre en Ukraine (les livraisons d’armes, les complications économiques, etc.) n’étaient pas prévus. Ils pensaient se serrer la ceinture pour quelques mois. Cela s’est passé autrement. Et ce sont les populations qui payent et qui vont payer encore très longtemps la facture.

L’Eclaireur — Reste-t-il une place pour la médiation après l’échec d’Israël et de la Turquie ? La Chine ?

Oleg Nesterenko — Quand on parle de médiation, Chine ou qui que ce soit, il n’y a aucun poids réel derrière. C’est juste un rempart entre deux parties, entre la Russie et l’Ukraine, mais un rempart qui n’est pas capable d’influencer qui que ce soit. Et même l’Ukraine n’a rien à faire dans de telles négociations. Une réelle négociation de paix n’est possible qu’entre la Russie et les États-Unis. Toutes les autres parties qui ont joué et qui joueront le rôle de médiateur ou de participants ne sont que des figurants.

Quand Emmanuel Macron, celui qui livre les armes et munitions qui tuent les Russes, parle de l’idée de se mettre en position de médiateur, j’ai du mal à comprendre ce qui se passe dans sa tête pour imaginer que Moscou acceptera ne serait-ce qu’un instant la folle idée de lui donner le moindre rôle dans les futurs pourparlers à ce personnage.

En disant qu’une réelle négociation de paix n’est possible qu’entre la Russie et les États-Unis, il faut souligner que si par le passé, par exemple lors de la crise cubaine, de la guerre en Corée, de la guerre au Vietnam, les États-Unis ont toujours eu une volonté de trouver des accords ou des consensus, l’administration à Washington a ces dernières années connu une certaine forme de dégénérescence politique. On constate qu’elle n’essaie même pas d’arriver au début d’un moindre accord. Et c’est une tendance très dangereuse. Si ceux qui ont fait installer Joe Biden au pouvoir et qui tirent les ficelles restent au pouvoir après novembre 2024, le futur du monde à moyen terme, je le vois très en noir.

C’est donc une question de volonté, pas de médiation. Pour Moscou, il y a une volonté, même si au début du conflit la Russie avait l’intention de changer le régime ukrainien. Mais, en constatant qu’une certaine partie des Ukrainiens veulent rester sous le régime actuel, qu’ils y restent…

Par contre, les territoires qui ont été toujours profondément pro-russes et dont la majorité des habitants ne veulent pas et n’ont jamais voulu vivre sous le nouveau régime ultranationaliste russophobe de Kiev — malgré les arguties proférées par les médias mainstream — ces territoires ne seront jamais laissés à l’Ukraine. De même, aucun arrêt des opérations militaires n’aura lieu du côté russe sans un engagement officiel de l’Ukraine de ne jamais entrer dans l’OTAN, car une telle action signifiera une future guerre nucléaire quasi inévitable pour des raisons que j’ai déjà évoquées.

L’Eclaireur — Cette guerre est aussi une guerre de l’information, ce qui est somme toute normal de la part des États, pas des médias dont le rôle serait, si ce n’est de faire la part des choses, de présenter les deux faces… Or on voit que l’information, si elle n’est pas fausse, est très sélectionnée dans les mass medias en France… Même chose en Russie ?

Oleg Nesterenko — Ici, on parle beaucoup de la liberté de parole. Je l’observe depuis vingt-cinq ans et je peux vous affirmer que la liberté de parole en France n’existe pas. Enfin, tout le monde a la possibilité de dire vraiment tout et n’importe quoi. Mais ce n’est pas cela la véritable liberté de parole. Il y a une vraie liberté de parole que si elle est fondée sur une vraie liberté de pensée. 

La différence entre la Russie et la France c’est qu’en France les « victimes » ne savent pas qu’elles sont des victimes. Elles pensent qu’elles bénéficient de la liberté de parole, qu’elles sont au courant de tout puisque tout le monde parle plutôt librement de tout. C’est complètement faux. Le danger existentiel à la liberté de pensée et à la liberté de parole qui en découle est, justement, dans la croyance ancrée du sujet en sa liberté. 

Le système de la gouvernance occidentale est passé maître dans le domaine de la chirurgie esthétique profonde sur l’esprit des masses sans laisser la moindre cicatrice qui puisse trahir le laborieux travail du conditionnement informationnel réalisé au quotidien sur les cerveaux des victimes. La « libre » expression des sujets opérés qui en découle n’est que le récit préformaté et préconditionné, le comportement individuel et collectif étant aligné sur les besoins des gouvernants.    

Il ne faut pas oublier que les médias français sont grandement financés par l’appareil d’État. J’ai rencontré des responsables de médias en tête-à-tête qui m’ont dit ne pouvoir en aucun cas se permettre de dire tout ce qu’ils veulent, surtout en matière de politique étrangère gouvernementale, sans risquer de perdre les subventions qu’ils reçoivent de l’État. C’est aussi simple que cela.

Sans parler [du fait] que la majorité écrasante des médias qui parlent des sujets internationaux n’ont strictement aucune réelle idée de ce dont ils parlent, car ils n’ont aucun de leurs correspondants sur place. Et ceux qui vont place savent déjà ce qu’ils vont raconter avant même d’y aller. 

Pour remplir leurs pages, les autres ne font qu’acheter les informations à des structures comme l’Agence France Presse, un organisme financé par l’État à hauteur de plus de 100 millions d’euros par an, soit un tiers de son chiffre d’affaires. L’AFP qui n’est qu’un centre de relais de la propagande étatique. À combien s’élèvera sa dotation d’État s’ils osent un jour ignorer la volonté de l’Élysée sur des informations traitant de politique étrangère ?

Joseph Goebbels, le patron de la propagande du 3e Reich, disait : « le mensonge dit une fois reste un mensonge ; le mensonge dit dix fois reste un mensonge ; le mensonge dit mille fois devient une vérité ».

« Les médias occidentaux font un excellent travail d’illusionniste. Moi qui aime le cirque, je ne peux que les applaudir ».

Comme je l’ai toujours dit à mes étudiants par le passé : pour avoir ne serait-ce que le début de l’aperçu de la vérité, vous devez consulter, au moins, trois sources d’information « amies », trois sources « ennemies » et trois sources neutres.

La liberté de pensée n’existe pas en Occident, car les mêmes informations répétées en écho sont prises pour de la vérité. Si l’oppression dans les dictatures se fait « à la hache », et c’est donc visible, gros comme une maison, en Occident, elle se fait « au scalpel », car il est important de faire croire aux électeurs à l’illusion qu’ils disposent de la liberté de parole basée sur la liberté de pensée. Les médias occidentaux font un excellent travail d’illusionniste. Moi qui aime le cirque, je ne peux que les applaudir.

Quand, dans quelques mois ou quelques années, il s’avérera que les informations diffusées par les médias ont été de purs mensonges, cela n’aura plus aucune importance : le projet sera déjà réalisé et classé.

En Russie, du fait que du temps de l’Union soviétique un seul organe décidait qui va dire quoi, les Russes sont naturellement méfiants vis-à-vis des flux d’informations. Ils savent très bien que ce qu’ils entendent sur les chaînes ou ce qu’ils lisent dans les journaux subventionnés par l’État n’est que la version officielle et qu’elle est toujours à nuancer. Et, surtout, les Russes ont une véritable alternative dans leurs sources. Concernant la guerre en Ukraine, les Russes, par exemple, ont une parfaite liberté et possibilité de consulter les informations ukrainiennes, car une partie relativement importante de leurs médias sont en langue russe. Les Russes ont donc accès aux informations des deux côtés des barricades. 

En Russie, peu de monde consulte la presse occidentale à cause de la barrière de la langue, mais le choix entre les médias d’État, les médias alternatifs, les médias de l’opposition et les médias ukrainiens est très important. Ainsi, le Russe moyen dispose d’un choix d’information plus important que le Français moyen. Et quand les Russes prennent des positions arrêtées, c’est bien en parfaite connaissance de cause.

L’Eclaireur — Parce qu’il n’y aurait pas de lavage de cerveau en Russie ?

Oleg Nesterenko — En e qui concerne la Russie — on vient de faire le tour de la réalité. Sans reparler du lavage de cerveau institutionnalisé en France, dont l’unique information relayée par les mass-medias est celle imposée par le camp « macroniste », si vous voulez parler du lavage de cerveau — il faut se tourner vers l’Ukraine. Je vous donne un exemple tangible sur l’Ukraine. Quand j’ai parlé des réfugiés de l’est de l’Ukraine, âgés de plus de 45 ans et qui sont en grande partie pro-russes, il faut bien dire que c’est tout à fait différent pour les moins de 30 ans. 

Depuis la disparition de l’Union soviétique, il y a un gigantesque lavage de cerveau institutionnalisé de la part de l’État ukrainien. Et ce lavage de cerveau s’est accéléré d’une manière exponentielle dès 2014. À l’école ukrainienne, tous les manuels ne sont pas juste patriotiques, mais bien ultranationalistes. Comme le disait bien Romain Gary : « le patriotisme, c’est l’amour des siens ; le nationalisme, c’est la haine des autres ». Si vous prenez un manuel de l’histoire ukrainienne, je vous assure que vous allez avoir les cheveux qui se dressent sur la tête — si vous êtes une personne raisonnable — car vous allez y trouver, par exemple, que les légions de la Waffen-SS sont des héros et que les Français sont, en fait, les descendants des Ukrainiens. Que si les Français de l’Antiquité s’appelaient les Gallois, c’est parce qu’ils sont originaires de la région de l’ouest de l’Ukraine qui s’appelle la Galicie. Non, ce n’est pas le délire d’un malade mental échappé d’un asile. C’est l’extrait d’un manuel officiel de l’histoire de l’Ukraine imprimé par le ministère de l’Éducation nationale de l’Ukraine. C’est exactement cela l’éducation nationale ukrainienne, surtout depuis 2014.

Je vous donne également l’exemple d’une famille de réfugiés d’Odessa, dont la mère âgée de moins de 50 ans est une amie et que je fais loger dans un de mes appartements près de Paris. Si elle et son mari, qui est resté bloqué en Ukraine, sont foncièrement pro-russes et haïssent le régime criminel de Kiev, leurs deux enfants âgés de 18 et 23 ans sont des russophobes et admirateurs des mouvances ultranationalistes ukrainiens. Et ils vivent dans la même pièce. Ayant des rapports tout à fait sains au sein de leur famille, les enfants sont, néanmoins, en totale opposition politique avec leurs parents. Et ces derniers me disent qu’il n’y a strictement rien à faire : l’école ukro-nationaliste a lavé les cerveaux de leurs enfants du matin au soir durant leurs dix années d’études. C’est devenu une maladie incurable.    

L’Eclaireur — Va-t-on vers une recomposition de l’ordre mondial que l’on voyait jusque-là dominé par les États-Unis ? De nouveaux équilibres sont-ils en train de se mettre en place ?

Oleg Nesterenko — Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les tentatives de résolution des conflits majeurs passent toujours par les Nations Unies, par le Conseil de sécurité. Jusqu’à présent, cela a plutôt marché. Mais aujourd’hui, il y a une très profonde recomposition de l’échiquier politique international et les institutions internationales qui ont été viables et fiables ne le sont plus.

Il est peu probable que, dans les années à venir, ces institutions auront leur mot à dire, surtout d’une manière décisive. Quant à la recomposition de blocs, elle est assez relative. Le bloc occidental restera le bloc occidental. Personne ne va y rentrer et je ne vois pas, à moyen terme au moins, quelqu’un en sortir. Les pays non occidentaux qui sont aujourd’hui sollicités par l’Occident collectif pour qu’ils prennent des positions hostiles à la Russie et, parallèlement, contre la Chine, comprennent parfaitement qu’ils ne font pas partie du camp occidental et ne sont que des outils.

Au début du conflit, face à la pression, le président pakistanais a répondu plus que clairement : « Nous ne sommes pas vos esclaves ! ». Il a dit à vive voix ce que les autres pensent, mais ne disent pas.

Les pays non occidentaux qui signent le projet américain ne le font que sous pression, parce qu’il y a toujours des intérêts derrière. Il y a notamment les prêts étatiques des institutions financières internationales contrôlées par l’Occident. Beaucoup de pays en voie de développement ne peuvent pas se permettre le luxe d’aller à contre-courant de la volonté des puissances occidentales.

Depuis février 2022 et la levée des masques des acteurs majeurs sur la scène politique internationale, le processus de recomposition de l’ordre mondials’accélère. Ce processus ne date nullement d’hier. Néanmoins, il y a une nette accélération avant tout non pas culturelle ou religieuse, mais idéologique, du monde occidental vis-à-vis du monde non occidental. 

La Russie a proposé une réelle alternative aux représentants du monde non occidental et cette alternative n’est pas basée sur l’entrée dans un nouveau bloc, mais sur les relations bilatérales, multilatérales et sur le principe de la non-ingérence. Si les experts occidentaux ont envie de me contredire, je les invite d’abord à fermer leurs bouches et ouvrir leurs oreilles — ce qu’ils ont souvent du mal à faire — et écouter attentivement les réactions du monde non occidental. Écouter, même si, traditionnellement, ils considèrent les habitants de ce qu’ils appellent avec mépris le « tiers monde », comme plus bêtes qu’eux. Ainsi, ils apprendront beaucoup de choses sur le sujet.

L’Eclaireur — La Russie au Soudan fait partie de cette stratégie de consolidation de ce camp non occidental ?

Oleg Nesterenko — Le Soudan est une question à part. Dans ce pays, la Russie a le projet d’une nouvelle base navale militaire russe qui sera la première, en dehors de la Russie, à ouvrir depuis la disparition de l’Union soviétique.

Les négociations entre Moscou et Khartoum ne datent pas d’hier. En 2017, l’ancien président soudanais, Omar el-Bechir, avait demandé la protection de la Russie contre les États-Unis. Il avait également demandé un partenariat militaire qui incluait la création d’une base navale.

On parle beaucoup du bellicisme du Kremlin, le méchant face aux gentils. J’aimerais un peu éclairer avec des faits ceux qui sont endoctrinés par la propagande atlantiste, même si je reste néanmoins très sceptique quant au résultat, car je dois reconnaître l’efficacité du lavage de cerveau par les mass medias occidentaux qui sont passés maîtres dans ce domaine.

Avant le déclenchement de la phase active des hostilités américaines contre la Russie qui dure depuis plus de dix ans, Moscou avait une politique plus que pacifiste. En 2002, la Russie a fermé sa base militaire à Cuba. La même année, elle a fermé sa base navale au Vietnam. Les bases militaires russes en Géorgie ont été fermées. La présence militaire au Kosovo, comme en Azerbaïdjan, a été supprimée. Jusqu’au déclenchement des hostilités par les Occidentaux contre la Syrie, la présence russe sur la base navale syrienne de Tartous, qui existe depuis les années 70, était vraiment symbolique. 

Le traité sur les forces armées conventionnelles en Europe (FCE), signé en 1990 à Paris, a été respecté par la Russie malgré les graves violations par l’OTAN. Et ce n’est qu’en 2007, quand il n’a été plus possible de tolérer les agissements illégaux de l’OTAN que la Russie a gelé sa participation, sans pour autant le quitter. Drôle de stratégie pour quelqu’un qui ne rêve que d’envahir les autres.

À souligner que ce n’est pas une Russie abstraite qui a supprimé toute cette présence militaire en dehors de ses frontières, mais vous savez qui ? Le grand méchant Poutine en personne.

Les prétendus experts du camp « atlantiste » peuvent raconter autant de balivernes qu’ils veulent à leur public naïf et crédule, les faits sont têtus. Jusqu’au moment où Poutine a compris que l’Occident américano-centrique n’a strictement aucune autre intention vis-à-vis de la Russie que de l’affaiblir au maximum, il était très ouvert et plus qu’amical envers ce dernier.   

Ce n’est qu’en constatant que malgré ses efforts tout au long des années pour développer des liens de bonne entente et de collaboration constructive, que l’Occident devenait de plus en plus agressif — une désillusion suivie d’une profonde réévaluation des rapports a eu lieu chez le chef de l’état russe.

La base navale au Vietnam a été rouverte. La base navale délabrée en Syrie a été élargie, renforcée et modernisée avec plus de 500 millions de dollars d’investissement. Très récemment, le 10 mai dernier, la Russie a quitté le FCE, dont elle avait gelé sa participation depuis 2007. Cette fois, elle le quitte définitivement, car le bénéfice du doute n’est plus possible quant à l’arrêt de sa violation par l’OTAN, violation qui perdure depuis plus de vingt ans.

Et le projet de la nouvelle base des forces navales russes à Khartoum au Soudan a vu le jour.

L’Eclaireur — Comme la base navale de Sébastopol, le Soudan est un point stratégique ?

Oleg Nesterenko — Il ne faut pas oublier que la mer Rouge est déjà contrôlée par l’Occident. Il y a les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Italie. Ainsi que le Japon. Et la Chine a également depuis 2017 une base militaire navale à Djibouti. Cette présence occidentale est logique au titre de la sécurisation de la zone de la mer Rouge, du Golfe d’Aden et du contrôle d’accès à l’océan Indien, vu les flux commerciaux et militaires qui y transitent. 

Les intérêts économiques de la Russie dans la région sont importants. Les Russes n’oublient pas non plus que les Américains ont également une base militaire à Diego Garcia dans l’océan Indien. Alors, l’intérêt stratégique de leur présence militaire au Soudan est parfaitement légitime.

Le projet au Soudan fait partie de la nouvelle doctrine militaire qui élargit la présence navale russe de par le monde depuis le début de la guerre en Ukraine. 

Comme je le disais, les premiers accords russo-soudanais datent de 2017. Ensuite, avec le renversement en 2019 d’Omar el Bachir, avec l’aide bienveillante de nos amis américains, ils risquaient d’être annulés. Depuis, un nouveau gouvernement a été nommé, et, malgré les pressions très importantes des États-Unis, l’accord russo-soudanais a été reconfirmé. Ce gouvernement provisoire a été renversé à son tour. Mais cela n’a pas changé grand-chose. L’accord n’a non seulement pas été annulé, mais, après une renégociation, définitivement confirmé et officialisé. 

Au Soudan, la Russie a toujours eu pour principe, d’une part, de construire des relations positives et constructives avec tous les acteurs majeurs de la politique soudanaise et non seulement avec la personne du chef de l’État et, d’autre part, de ne pas s’ingérer dans la politique intérieure du pays. Aujourd’hui, nous avons deux acteurs majeurs de la politique soudanaise qui sont en confrontation : le général Fattah al-Burhan face au général Hamdan Dogolo. Mais, malgré tout ce qui se passe sur le terrain, je ne considère pas que le projet de base navale russe soit en grand danger. Car il est trop bénéfique pour le Soudan, peu importe qui sera au gouvernail du pays demain.

Un tel projet ne pourrait être annulé que par une meilleure et sérieuse contre-proposition. Or, les Américains n’ont jamais rien proposé à Khartoum hormis leurs menaces traditionnelles de punir le pays pour leur partenariat avec les Russes. 

Dans tous les cas de figure, selon le droit international, un accord doit être ratifié pour entrer en vigueur. Si l’accord sur la base navale a été officialisé en janvier 2023 après des années de négociations, la ratification ne peut avoir lieu qu’à l’installation d’un gouvernement civil et d’un organe législatif, ce qui n’est pas envisageable à court terme. Néanmoins, selon les informations dont je dispose, le projet n’est nullement caduc et verra le jour quand la situation politique soudanaise se stabilisera.

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