La Belle et les truands (partie III)

Par Lucien Oulahbib

[Voir La belle et les truands
et La belle et les truands (Partie 2)]

Le déplacement à Drancy lui sembla bien instructif, alors que la voiture filait tant bien que mal entre les 30 et 50 à l’heure le long de murs gris laissés à l’abandon, avec de temps à temps une « griffe », mais plutôt des tags épars, suintant la crasse, mais aussi comme gardant en creux les souffrances humaines transportées dans cette patine sombre tant il lui semblait entendre encore (comme Proust le décrit si bien dans « À l’ombre des jeunes filles en fleurs ») leurs « murmures » enfouis en atomes de son implantés ainsi par les passants, en particulier lorsqu’il s’agissait de ces murs d’anciennes usines que tous ces travailleurs avaient croisés en 3/8 ; illusions perdues…

Aujourd’hui, leurs représentants ayant échoué à construire ne serait-ce qu’une contre-société tant les individus étaient de plus en plus « seuls » dans leur « existé » (disait Lévinas), tentaient encore de se rattraper aux branches du clientélisme le plus rance en fomentant l’idée par exemple qu’il était plus juste d’aider financièrement et de fournir un logement à une famille étrangère fraîchement débarquée qu’à un jeune couple de Français attendant depuis plusieurs années une même aide pour pouvoir s’installer et procréer. Certes, cette famille étrangère avait pu arracher une sorte de permis de séjour provisoire le temps d’étudier son dossier, mais tout le monde savait bien qu’il suffisait de placer ses enfants à l’école et d’en fabriquer un dans la foulée pour que cette famille ne soit plus expulsable. Or l’on mélangeait deux choses : le droit humanitaire qui doit relever d’instances communautaires mondiales (comme en bénéficient lesdits réfugiés palestiniens) et le droit national qui ne peut être réservé qu’aux citoyens et aux personnes ayant de réels permis de séjour.

L’appartement était douillet et silencieux, et alors qu’il mangeait sur le pouce, Z en profita pour se lover au coin du feu dans le fauteuil qu’il affectionnait pour feuilleter un ouvrage « collectif » (avec Éric Fassin en maître d’œuvre) que venait de lui conseiller un ami, et qui exprimait parfaitement cet esprit-là rencontré à Drancy imprégnant de plus en plus fortement les élites dites françaises, à savoir cette confusion des genres (entre problèmes internationaux — qui relèvent strictement de la solidarité internationale — et problèmes nationaux) présupposant dans ce cas à terme la suppression effective de la distinction juridique puis politique et donc électorale entre nationaux et non-nationaux.

Tandis qu’il prenait donc ce livre (intitulé « Cette France-là », 01 07 2008/30 06 2009 volume 2, diffusion la Librairie la Découverte, 2010), il apprit au même moment que le Groupe Sud Ouest avait décidé de ne plus faire état de sondages dans ses journaux, et que la gauche et l’extrême gauche avaient donné le feu vert au nom de la « lutte contre les violences d’extrême droite » à diverses milices Black bloc et autres Antifa afin de semer la terreur néo-léniniste façon année 30 lorsque les milices communistes staliniennes allemandes faisaient quasiment cause commune avec les milices nationales-socialistes pour aller casser sinon ensemble du moins parallèlement les meetings sociaux-démocrates considérés depuis 14 comme des sociaux-traîtres, voire comme pire que les nazis ; comme si aujourd’hui les patriotes nationalistes français étaient considérés bien plus dangereux que les djihadistes, ceux-ci étant au fond méprisés ou alors évalués de manière condescendante comme étant manipulés par le « sionisme » international provenant soit du « Mossad », soit du « néo-libéralisme ». C’était d’ailleurs la parfaite jonction entre les vieux courants drumontistes et maurrassistes — plutôt que maurrassiens — n’ayant d’un côté jamais rien compris à la chute de la Monarchie française, et de l’autre des histrions genre Vieille Taupe ramassis d’anarchistes se réclament à la fois de Proudhon et de Bakounine façon CNT espagnole bien implantée à nouveau parmi Sud et autres « Solidaires ». Tout ce beau monde formait ce remugle hérétique d’antijuifs congénitaux entremêlant des éléments illuministes christiques luttant contre les francs-maçons et le peuple « déicide » et tout un fatras « alter » post tiers-mondistes recyclé dans la « deep ecology » et supportant la matrice des ZAD et « intersectionnalistes » néo-léninistes (adeptes de l’écriture inclusive forçant à signifier masculin et féminin alors que la théorie queer du genre insistait à les effacer), chair à canon des affairistes, djihadistes et mélenchonistes en chambre (eux-mêmes idiots utiles des deux premiers).

À la page 4 de l’ouvrage, il est fait état d’une question écrite (dans un langage diplomatique et soumise au Premier Ministre de l’époque — fin 2009 — François Fillon) qui exprimait le souci suivant (suite à la crise de 2008 dite des « subprimes ») : » 

C’est ainsi que nous écrivions :

« (…) si la crise fait ressurgir le spectre d’un protectionnisme digne des années 1930, ceux qui s’en inquiètent aujourd’hui auraient tort d’oublier comment la xénophobie le suivait alors comme son ombre ; il serait donc illusoire de prétendre conjurer le premier en s’accommodant de la seconde. »

Dans un courrier reçu le 20 mars (2009) le Premier ministre nous répondait avec courtoisie : « vous affichez dans cet ouvrage l’intention de soumettre la politique de l’immigration conduite par le gouvernement à un examen argumenté. J’en prends acte et m’en remets à l’objectivité de votre travail. Je salue le caractère méthodique et l’ambition du premier volume paru. » Son courrier dépassait toutefois les exigences de la politesse, puisque François Fillon entreprenait de conjurer nos inquiétudes en s’y associant. « Quant aux craintes que votre lettre exprime, je peux vous assurer que j’en partage les principes et qu’aucun effort ne sera ménagé pour en écarter la menace : la République ne tolérera pas que la crise serve de prétexte au rejet, à la discrimination ou à la haine raciale. Le gouvernement que je dirige condamne avec une entière fermeté toute démarche visant à faire des immigrés, légaux ou illégaux, des boucs émissaires de difficultés économiques dont ils sont souvent les premières victimes. » (…) Un an plus tard, qu’en est-il ? Si les propos du Premier ministre se voulaient rassurants, l’action menée par son nouveau ministre de l’Immigration est au moins de nature à jeter le trouble. (…) Éric Besson n’hésite pas à aller plus loin que son prédécesseur (Brice Hortefeux) par exemple avec le « démantèlement de la jungle » de Calais ou l’expulsion d’étrangers vers des pays en guerre comme l’Afghanistan. (…) Ainsi parler de « mariages gris » ou de « supermarché de l’asile », c’est s’en prendre, en pratique, aux couples binationaux ainsi qu’aux réfugiés. (…) Avec la crise, le nationalisme et la xénophobie ne reviennent-ils pas en force, dans la société comme dans le monde politique, ainsi qu’on a pu le constater dans les dérapages qu’a encouragés le débat sur l’identité nationale et comme me montrerait l’acharnement de l’État français à l’encontre des étrangers ? (…) » 

(pages 4 et 5).

Tout y est dit pensa Z en fermant l’ouvrage. Et alors que son chat sautait sur ses genoux, il prit un grog, regardant les flammes éternelles dévorer la nouvelle bûche, et songea aux dégâts incommensurables exprimés par ce qu’il venait de lire. D’un côté, l’aveuglement tenace du pouvoir en place à l’époque qui n’a pas réussi à hisser le débat au niveau adéquat, à savoir cette confusion des genres entre un problème mondial, celui des flux migratoires liés pour une grande part à la faillite idéologique de la gauche, et la droite dite progressiste. À croire que la division internationale du travail et les fameux « avantages comparatifs » étaient la solution à tout, y compris aux corruptions locales (Wilson en 14 avait fait la même erreur avec l’Allemagne en forçant la France à ne pas faire en sorte que la première paye rubis sur l’ongle les dégâts de la guerre). Et de l’autre côté, la pression idéologique immense d’une gauche et d’une extrême gauche qui ne s’avouaient pas vaincue à faire de telles injonctions confusionnistes, alors que par ailleurs tous leurs modèles de « société socialiste » avaient échoué soit dans la misère, soit dans les massacres, soit dans la combinaison des deux, sans que pour autant il n’y ait eu de procès international pour juger ces millions d’assassinés aux divers Goulag staliniens et maoïstes, ces luttes internes qui ont vu des liquidations par dizaines de milliers comme en Algérie, à Cuba, au Venezuela, au Mozambique, actuellement en Afrique du Sud, voire des millions comme au Cambodge…

Sans que pour autant également ces gens ne se remettent en cause en tentant de se demander ce qui a pu échoué dans leur analyse, un peu comme Marx qui après avoir publié le premier tome du Capital, hésita à publier les deux autres tomes (sur la paupérisation généralisée et l’accélération de la baisse tendancielle du taux de profit liées à la mécanisation, ce qui était déjà faux comme Marx le pressentait), les confiant à son ami Engels qui les remit ensuite à Bebel et puis Kautsky (ennemi déclaré de Lénine, celui-ci n’ayant par ailleurs rien compris à l’attachement affectif à la notion de Nation). Or ces gens qui avaient écrit ce livre « Cette France-là » persistaient dans cette même engeance pédante des post-jacobins, celle de croire que si les Russes, les Chinois, les Vietnamiens, les Cubains, les Algériens avaient échoué c’est qu’ils avaient mal lu les textes, mais qu’eux, révolutionnaires « républicains » tendance remugle sauraient mieux réaliser. Sans oublier le fait que les centrales à charbon tournent au maximum en Chine et en Allemagne, mais que guère d’opposants viennent assombrir la quiétude de leurs ambassades feutrées nichées dans les quartiers cossus des grandes capitales occidentales.

Z toussa. Le chat maugréa et sauta vers le canapé à côté. À vrai dire, il réfléchit encore à cette lancinante tension à Drancy, celle de personnes se satisfaisant de cette espèce de no man’s land ambiant (tels ces vociférations quasi guerrières permanentes de femmes et ces « sale juif » relatés par Christine Kelly de C News) dans lequel le délitement se fait pratiquement par effet d’usure et superposition d’actions volontaires et involontaires. Ainsi cette vieille association d’habitants de Drancy aussi dépassée que les « patronages » pour occuper une génération biberonnée aux jeux vidéo et aux clips affriolants des raps à l’ambiance gangestérisée, sans oublier ces élus venus le toiser avec moult chiffres sur les retraites des étrangers et leur taux de chômage, ou même cette dame et son fichu fichu qui expliquait qu’elle paye ses impôts alors qu’il ne s’agit pas du tout de cela, mais d’abord de savoir si l’on partage un « être ensemble » et non seulement « un vivre ensemble ». Il ne s’agit pas seulement d’une cohabitation, mais aussi d’un « être » fait d’attributs divers. Ceci signifie que l’on a du bonheur à être là, définition même de la Cité selon Aristote et de la République pour Platon qui se traduit par Politeia et non pas Res publica (qui n’en est qu’un aspect) ou la distinction entre Le Politique (l’être singulier d’un Peuple ou Nation : ainsi la Nation cheyenne) et La Politique (les institutions permettant de gérer un régime nécessairement mixte dirait Aristote, car absorbant les conflits permanents et nécessaires entre l’Élite et le Peuple comme l’avait théorisé Machiavel).

Z soupira. Toutes ces choses n’étaient plus apprises à SciencePo. Bien au contraire. Au loin une sirène retentit. Il reconnut celle d’un camion de pompier et se rappela ce mot d’enfant qui dit tout de l’ambiance d’une époque : « tu vois Papa, quand c’est un camion de pompiers, la sirène veut dire “tiens bon, tiens bon”, mais quand c’est celle d’une ambulance elle veut dire “t’es foutu t’es foutu”. Il eut les larmes aux yeux : les camions de pompiers se faisaient plus fréquemment caillasser qu’admirer, sans oublier maintenant leur mise à l’index s’ils ne se faisaient pas injecter… Z se gratta la tête à cette idée. Il fallait bien pourtant dire quelque chose bientôt dessus tant cette hystérie sanitaire se doublait d’une frénésie à la fois affairiste et sécuritaire, une drôle d’atmosphère de plus en plus dilatée entre d’un côté le monde feutré des médias et des institutions qui vivaient dans une bulle semblable à celle des stations orbitales ou des nouveaux bordels échangistes dans lesquels amis et ennemis se croisaient et toisaient un moment, et de l’autre, le monde de la troisième étape des moments insurrectionnels lorsque la guérilla d’usure se superpose à la formation d’îlots fonctionnant sinon en enclaves du moins en isolats

Le temps était compté. Mais de plus en plus très mal conté. L’horloge sonna avec ce carillon de la cathédrale de Reims qu’il affectionnait. Quoique celui de Big Ben n’était pas mal non plus…

À suivre.

[Voir aussi L’immigration]