Le Tétralogue — Roman — Chapitre 18

09/12/2022 (2022-12-03)

[Voir :
Le Tétralogue — Roman — Prologue & Chapitre 1
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 2
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 3
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 4
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 5
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 6
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 7
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 8
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 9
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 10
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 11
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 12
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 13
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 14
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 15
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 16
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 17]

Par Joseph Stroberg

18 — Fin d’illusions

Jiliern et Reevirn passèrent le quartier suivant à se reposer en alternance, pendant que l’un des deux veillait sur Tulvarn. Ils hésitaient à partir à la recherche de Gnomil en laissant seul le moine, car ils ignoraient si à son réveil il serait ou non guéri de son étrange envoûtement. Le chasseur qui sentait la trace du voleur aurait pu partir seul, mais la cristallière craignait qu’il lui arrive à son tour quelque chose, et elle-même pouvait replonger dans son espèce d’hallucination. Des questions tournaient en boucle dans sa tête sans qu’elle parvienne à leur trouver une réponse. À un moment, rompant le long silence, elle se décida finalement à interroger son compagnon :

— Il y a quelque chose que je ne parviens pas à comprendre.

— Oui ? répondit simplement Reevirn.

— Comment cela a-t-il été possible ? Je veux dire : comment trois d’entre nous avons pu subir cette sorte de sorcellerie ou de mal, sans que tu sois affecté du tout ? Et puis, il me revient en mémoire cette étrange brume colorée que je ne vois plus nulle part. J’y avais à peine prêté attention. A-t-elle un rapport avec ce que nous avons subi ? L’as-tu aperçue, toi ?

— Oui, mais je l’ai aussi à peine remarquée, car j’étais trop occupé à observer votre comportement à tous les trois. Vous vous êtes d’abord éloignés sans rien dire, chacun dans une direction différente. Ne sachant qui suivre, je suis finalement resté sur place, du moins dans un premier temps. Car notre ami le moine m’a rapidement semblé être le plus affecté. J’ai donc décidé de le suivre. Je ne saurais dire à quel moment cette brume s’est dissipée.

— Au cas où elle serait au moins partiellement responsable de ce qui nous est arrivé, il faudra dorénavant y faire bien plus attention, si jamais nous la remarquons de nouveau. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi tu n’as pas été affecté. Est-ce parce que tu as perdu la mémoire ?

— Je ne vois pas trop le rapport.

— Moi non plus, mais au point où nous en sommes… C’est une différence notable entre toi et le reste d’entre nous, alors…

— Ça, d’accord. Mais pourquoi l’amnésie m’aurait-elle prémuni contre les brumes ?

— Pour l’instant, je n’en ai pas la moindre idée, si tel est le cas. Espérons que nous pourrons savoir un jour comment Tulvarn et Gnomil ont vécu cela de l’intérieur. En combinant nos trois expériences, cela nous donnera peut-être de meilleurs indices.

— Espérons-le, oui, conclut le chasseur.

Les deux amis retrouvèrent leur mutisme des heures précédentes. Ils n’avaient pas encore réalisé qu’aucun prédateur ne se trouvait dans la zone, ce qui valait d’ailleurs mieux pour eux, car ils ne se montraient pas du tout vigilants. Jiliern était beaucoup trop préoccupée par l’étrangeté de ce qu’elle venait de vivre, cherchant à lui trouver une explication et craignant de la voir se reproduire. Et elle s’inquiétait simultanément de l’état de Tulvarn et de la disparition de Gnomil. Ses pensées oscillaient d’un sujet à l’autre, d’une inquiétude à la suivante, sans pouvoir se stabiliser ni se clarifier. En la circonstance, selon ce qu’elle en savait, aucun de ses cristaux ne pouvait lui être de la moindre utilité. Elle n’en connaissait aucun qui puisse expliquer les brumes ni les hallucinations vécues, aucun qui puisse sortir le moine de son état, et même aucun qui puisse calmer le flot d’émotions et d’images mentales qui l’assaillaient.

Dans le même temps, Reevirn s’était plongé dans une sorte d’état contemplatif, bien que son regard ne soit nullement tourné vers le monde. C’était plutôt comme s’il contemplait le vide ou comme si les images rétiniennes provenant de la forêt n’imprimaient rien dans sa conscience. Ses yeux étaient ouverts, oui, mais pas sur l’univers extérieur. Ou plus exactement, ils n’accomplissaient pas, pour le moment, leur tâche normale. Le processus de la vision s’interrompait quelque part dans le cerveau, ou après. Le chasseur se trouvait absorbé par le vide de son esprit. Nulle pensée formulée ne parcourait son mental, nulle émotion ne traversait son corps. Il ressentait simplement l’instant, et la légère pression sur sa tête, comme s’il portait une calotte de tissu délicat. Dans un tel état, qui lui semblait coutumier depuis son amnésie, il ne se posait pas de questions, n’attendait pas de réponses, ne craignait ni n’espérait quoi que ce soit. Il se trouvait là, seulement là, en harmonie avec le temps, en paix avec l’espace. Hors de tels états, il pouvait se demander quelle était leur utilité. Il n’y produisait apparemment rien et ne servait alors à personne. Néanmoins, s’il avait pu simultanément prendre conscience de la nature autour de lui, il aurait découvert, peut-être avec étonnement, qu’elle épousait sa vibration et se calmait. Les prédateurs s’endormaient ou fuyaient l’endroit. Telle était la raison de leur absence ici, en ce moment. Et la cause n’en était pas l’existence des brumes colorées, ou du moins pas directement — leur rôle n’avait était que secondaire, dans la mesure où elles avaient favorisé ou stimulé l’état contemplatif du chasseur, comme d’autres fois il pouvait l’être par d’autres facteurs extérieurs. Étrangement, ces mêmes brumes semblaient avoir produit des hallucinations puissantes chez ses trois compagnons.

Alors que le chasseur et la cristallière se trouvaient davantage en introspection que tournés vers le monde extérieur, le moine émergea lentement de sa léthargie. Il prit progressivement conscience à la fois du tapis végétal sur lequel il reposait et d’une douleur sourde dans son crâne ou à sa périphérie, sans qu’il sache la situer exactement. Il se sentait comme groggy, désorienté, à côté de son corps… Lorsqu’il ouvrit les yeux, il ne vit tout d’abord que des images très floues et eut beaucoup de mal à accommoder. Il aperçut enfin ses deux compagnons assis à quelques pas de lui. Il voulut leur parler, mais aucun son ne put sortir de sa bouche ! Que lui était-il arrivé ? Il tenta de se remémorer les derniers événements, mais ne se souvint que de vagues images concernant un rongeur dansant, et celles-ci lui parurent totalement absurdes, comme celles issues des rêves les plus bizarres. Il fallait qu’il en sache davantage ! Il se leva pour faire signe à Reevirn et à Jiliern, mais manqua se casser la figure. Il se rattrapa de justesse en saisissant une liane proche qui pendait d’un arbre sur sa gauche. Il se sentait faible, comme s’il n’avait rien mangé depuis des jours. Se pouvait-il que ce soit le cas ? Et où était Gnomil ? Alors qu’il n’était plus qu’à deux pas de ses deux compagnons, ces derniers finirent par le remarquer et se tournèrent vers lui. Voyant qu’il semblait articuler dans le vide, la cristallière lui demanda :

— Comment te sens-tu, Tulvarn ?

Mais le moine ne répondit pas, ou plutôt, il articulait, mais aucun mot ne sortait de sa bouche. Et comme résigné, avec une allure de mort-vivant, il se mit à marcher péniblement vers l’un des sacs pour en retirer une portion de nourriture ainsi qu’une poignée de baies sitjiennes. Il s’assit par terre et mangea silencieusement, alors que Reevirn et Jiliern attendaient à quelques pas de lui. Le chasseur s’était adossé sur un monticule et y reposait tranquillement. La cristallière s’était levée et déambulait nerveusement sur une courte distance en suivant un tracé vaguement circulaire, mais en changeant parfois le sens du parcours. Elle avait hâte de pouvoir interroger ou examiner plus précisément le moine, car elle craignait qu’il ait attrapé quelque étrange maladie ou ait été victime d’un sortilège. On disait parfois d’ailleurs que ceux qui avaient le malheur de vivre dans la cité de cristal ou de pénétrer en ses murs se comportaient rapidement comme le moine l’avait fait, se transformant en une sorte de pantin inconscient. La légende disait que cette grande ville était aussi merveilleusement belle qu’elle était maudite. Depuis des années, peut-être des siècles, personne n’en était revenu pour le confirmer. Ce que l’on en savait était basé sur de lointains souvenirs, ceux des ancêtres des ancêtres de Véliens depuis longtemps disparus. Le Livre lui-même n’en révélait pas davantage. Personne de censé ne désirait vérifier par lui-même. L’endroit était évité autant et même davantage que les Forges de Bel’tran, un immense lac de lave au milieu du continent du Sud.

Revenant aux préoccupations plus immédiates, Jiliern remarqua que Tulvarn terminait ses dernières bouchées. Elle s’en rapprocha pour mieux l’interroger et l’observer. S’était-il vraiment remis ? Dans le même temps, il leva les yeux vers elle et discerna l’inquiétude qui se reflétait dans l’expression de son visage. Il voulut alors la rassurer :

— Gn’im pash ty rian, Jiliern.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ? Je n’ai rien compris ! Reevirn ! As-tu compris quelque chose, toi ?

— Hum ! Pas davantage, je le crains, répondit le chasseur en sortant de son mutisme passablement léthargique.

— Gn’im pash ty rian ! Ganam taren dal tornag ?

— Par le Grand Satchan ! Est-ce possible ? s’inquiéta vivement la Vélienne. Que lui arrive-t-il ? Il semble nous comprendre, mais il parle en je ne sais pas quelle langue !

— En effet, appuya Reevirn. C’est un mal étrange. Est-ce quelque chose de courant ?

— Non, pas du tout ! Je n’ai jamais entendu parler d’une telle chose auparavant.

— Gn’e petal nish gun tidic tab nael?

— Il ne manquait plus que ça ! Que pouvons-nous faire ? Comment poursuivre notre voyage si nous ne pouvons plus communiquer ?

— Il faut trouver un langage commun, suggéra le chasseur.

— D’accord, mais lequel ? Je ne connais pour ma part que le Vélien.

— Quelque chose de non verbal, peut-être. Nous pouvons essayer avec des dessins ou des signes ?

— Bonne idée ! approuva Jiliern. Il nous reste à trouver un support adéquat. Je ne vois pas grand-chose ici qui nous permettrait de dessiner. Dans l’immédiat, nous ne pouvons tenter que de nous faire comprendre par des signes et des mimiques. Et le plus urgent est de retrouver Gnomil.

— Gnomil ! Tabad te ric nomir delad ?

— Ça va être dur ! Essayons quand même.

À renfort de grands gestes qu’elle espérait suffisamment explicites, Jiliern parvint à inviter le moine à les suivre, elle et le chasseur, pour partir à la recherche du voleur. Reevirn percevait encore la trace de ce dernier, assez proche, et les guida vers lui. Ils le retrouvèrent rapidement, beaucoup plus près qu’elle le craignait. En fait, il n’avait parcouru qu’une faible distance après que le chasseur l’ait perdu de vue. Et il semblait particulièrement occupé à se battre avec un objet ou un être invisible.

— Hé ! Gnomil ! Qu’est-ce que tu fabriques ainsi ? demanda la Vélienne particulièrement intriguée par son comportement.

— Hein ? Bien quoi, tu ne vois pas que j’essaie d’ouvrir de satané coffre ?

— Quel coffre ? Il n’y a rien là !

— Bon Grand Satchan ! Si ! Et je n’en avais jamais vu un aussi récalcitrant.

— Peux-tu faire une pause et venir me voir, au moins ?

— D’accord. Il ne risque pas de s’envoler de toute manière. Il est trop lourd. J’ai eu un mal fou à le dégager.

— Bien, viens donc par ici. Je vais utiliser quelques cristaux.

— Eh ! Qu’est-ce que vous allez me faire avec ?

— Rien de grave, rassure-toi. Au pire, ça ne donnera rien. Mais avec un peu de chance, peut-être que…

— Ça ne risque pas de le faire se battre contre un deuxième coffre ? plaisanta le chasseur, amusé d’avoir vu leur ami voleur ainsi acharné sur quelque qui n’existait probablement que dans son imagination.

— Bon, d’accord, mais dépêchez-vous ! J’ai un coffre à ouvrir.

Ayant obtenu l’assentiment de Gnomil, la cristallière s’empressa de l’ausculter à l’aide d’un cristal rougeâtre. Celui-ci tendait à émettre une faible lueur orange s’il se trouvait en présence d’une anomalie vitale, mais il ne détecta rien de tel à la surface de la peau du voleur. Jiliern l’échangea ensuite contre un autre cristal prélevé dans son sac. Il s’agissait du cristal hypnotique. Elle l’utilisa pour sonder la mémoire et l’esprit de Gnomil, puis pour l’aider à dépasser la puissante illusion dont il était victime, ceci en ayant recours à des suggestions appropriées. Ainsi libéré, le voleur éprouva néanmoins un certain dépit. Le merveilleux trésor était comparable à un drugnarn qui aurait soudainement éclaté en plein vol. C’était même pire, car le drugnarn aurait laissé des traces au sol, même si sa chair et son sang s’étaient dispersés sur une large surface. Mais du coffre, il ne restait maintenant qu’une faible image mémorielle. Rien de tangible !

Sous le coup d’une inspiration subite, Jiliern se dit qu’après tout, elle pouvait tenter la même approche avec Tulvarn. Sans demander l’avis de ce dernier, elle l’hypnotisa pour l’aider à retrouver le langage commun et oublier cette langue étrangère qui ne lui servait à rien. Cependant, l’opération fut longue et délicate, car il ne comprenait pas au départ ce qu’elle disait. Elle dura presque un quartier entier, alors que Matronix disparaissait maintenant sous l’horizon et que Veguil n’allait pas tarder à faire de même. La cristallière avait dû en particulier recourir à de nombreux mimes rien que pour ramener la conscience du moine à se focaliser dans le temps avant l’incident dramatique qui l’avait plongé dans un état presque végétatif. À partir de ce moment-là, elle avait pu lui parler dans la langue commune et les choses furent plus faciles. Soulagée, mais fatiguée, elle suggéra à ses trois compagnons de se préparer pour la nuit qui s’annonçait profonde. Ils approuvèrent tous et installèrent rapidement leurs abris de fortune avant de s’y glisser et de sombrer dans le sommeil.

(Suite : Le Tétralogue — Roman — Chapitre 19)

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