Si la gauche ne parvient pas à prendre le pouvoir en France, est-ce parce qu’elle n’y existe plus ?

09/09/2024 (2024-09-09)

[Illustration : Repas de remise des cartes, cellule Savart de la section de Montreuil du PCF, photographie anonyme, 1936, coll. René Scanzaroli.
(Crédits: Musée d’Histoire vivante http://www.museehistoirevivante.fr)]

[Source : lefigaro.fr]

Par Ophélie Roque

110 000. C’est le nombre de manifestants qui ont défilé samedi 7 septembre contre « le coup de force de Macron », selon le ministère de l’Intérieur. Les chiffres sont moins impressionnants que prévu pour ce qui aurait dû être la journée de protestation contre l’arrivée du fascisme qui, bien malin, se cache sous les dehors faussement bonhommes de Michel Barnier. Du moins, c’est le discours que les chefs du Nouveau front populaire aiment à tenir, se rêvant plus grands qu’ils ne le sont et s’envisageant déjà en chefs d’orchestre du remous social. Eux, et eux seuls, ont accès à la légitimité populaire. Tout le reste n’est que mensonge ! Fraude électoraliste ! Manœuvres politiciennes d’une droite omnipotente. Tant pis si la foule n’est pas au rendez-vous ! Et puisque le NFP en appelle au Front Populaire de 1936, c’est peut-être le moment de faire un point sur l’héritage des grandes marches initiées par la gauche.

Le NFP, qui se sait brinquebalant, s’abrite commodément sous l’ombre du grand frère qui — lui — avait une légitimité réelle à porter la voix du peuple. Les grèves de 1936 rassemblèrent deux millions de travailleurs, aboutirent aux congés payés et à la semaine de travail de 40 heures. Mais derrière l’apparent succès, le vers est déjà dans le fruit et, dès 1937, une fracture commence à apparaître entre la gauche institutionnelle et la gauche militante suite à des désaccords internes concernant le rythme et l’ampleur des réformes à tenir. Léon Blum, en décidant de faire une « pause », déçut l’aile gauche de la SFIO et le Parti communiste.

Puis la jeunesse fut lâchée et ce fut Mai 1968. Apothéose libertaire pour certains, source du mal pour d’autres. Il n’en reste pas moins qu’avec ses sept à huit millions de grévistes, mai sonna la bascule d’un monde à l’autre, remettant en cause l’autorité et la légitimité des structures traditionnelles. Mais ici encore, derrière le masque glorieux de la victoire, un nouveau coin fut enfoncé dans l’unité de la gauche. Les deux ailes, devenues de plus en plus irréconciliables, n’ont eu de cesse de s’entredéchirer et la révolte se terminera par le retour au pouvoir de la droite gaulliste.

C’est que, de plus en plus, la « vieille » gauche ancrée sur la lutte pour la reconnaissance du droit des travailleurs se heurte à sa « jeune » rivale qu’est la gauche « sociétale » qui élargit de plus en plus loin le spectre de ses revendications (mouvements identitaires, décolonialistes, écologiques…) en délaissant, au passage, ses militants de base.

Puis vint l’heure des grands reniements lors des référendums populaires européens de 1992 et de 2005. Déjà les élites européistes n’écoutent plus la base. Le peuple a tort, il se trompe : c’est aux dirigeants qu’il revient de choisir ce qui est bon pour lui. Tous les composants sont en place pour que survienne le cataclysme Terra Nova avec la publication du fameux rapport intitulé « Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? ». Celui-ci préconise d’abandonner les ouvriers (de moins en moins nombreux) pour se tourner vers la jeunesse issue de l’immigration en même temps qu’un autre discours irait à la rencontre des étudiants branchés, citadins et surdiplômés des centres-villes. La gauche est morte, vive la gauche !

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Officialisé en sourdine depuis des années, le divorce manifeste des élites de gauche avec une partie de « son » électorat fut monumentalement acté en 2019 à l’occasion du mouvement des Gilets Jaunes. On a, tout à coup, senti les ténors du parti mal à l’aise à l’idée de se ranger derrière la foule des « petits » blancs néoruraux. Difficile pour une élite soucieuse des convenances de soutenir le peuple des zones industrielles et des centres commerciaux. La masse apparaît comme terriblement « beauf » et pas du tout télégénique. Ces gens, uniquement préoccupés de leur pouvoir d’achat et de l’insécurité grandissante, ne semblent nullement sensibles aux discours d’une gauche humanitaire.

Autant le dire tout de suite, près des piquets de grève ça sent le pâté, le vin rouge et le pain sous blister. Nous sommes loin du Spritz et des blinis au tarama. C’est la première manifestation d’ampleur à ne pas avoir été directement soutenue et pilotée par la gauche. Des centaines de milliers de personnes, socio économiquement déclassées et ne se retrouvant plus dans le discours progressiste du PS, occupent la rue sans l’aval d’un parti. La rupture entre les élites socialistes et la classe populaire est désormais actée. Chacun fera chemin à part.

Parce que si l’on se penche sur la silhouette type du « marcheur » des rues, l’on constate — avec un certain vertige — à quel point son profil a changé. Le militant de 1900 était souvent un journalier, un mineur, une petite main d’atelier. 40 % de la population française travaillait alors dans l’industrie et constituait le vivier naturel des partis de gauche. On manifestait pour ne pas crever à l’usine ou sur les chantiers. La violence des blocages s’expliquait par une urgence réelle.

C’est seulement en 1936 que le personnel du secteur tertiaire commença à rejoindre les cortèges, les employés de bureau et les petits fonctionnaires manifestant timidement auprès des ouvriers en blouse. Toutefois, ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que s’amorcera une mutation d’ampleur avec l’essor des classes moyennes et l’accès généralisé à l’éducation supérieure. La présence des étudiants se banalise et les jeunes intellectuels sont à l’avant-garde du mouvement contestataire.

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De nos jours, le portrait type du « marcheur » est difficile à croquer. La silhouette se fond et se déforme quand on tente de l’immortaliser. Au fond, rien de véritablement commun entre les différents groupes qui défilent à l’intérieur d’un même cortège. La gauche est devenue un agrégat si large qu’elle peine à unir véritablement. D’où cette étrange impression de flou. Tout rassemblement est devenu impossible. Quel espoir mettre en avant ? Qui sacrifier entre le CSP+ et le locataire d’un HML situé dans la grande couronne ? La boussole tourne tantôt autour du pôle woke, tantôt autour de la cause palestinienne. Et si la gauche ne parvient pas à prendre le pouvoir, c’est peut-être tout simplement parce qu’elle n’existe plus.

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Ophélie Roque est professeur de français en banlieue parisienne. Elle a publié Black Mesa (Robert Laffont, 2023), son premier roman.

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