31/03/2022 (2022-03-31)
[Source : ahmedbensaada.com]
Par Ahmed Bensaada
Le monde occidental du sport a instinctivement réagi au conflit entre la Russie et l’Ukraine, se rangeant très rapidement du côté du second tout en sanctionnant le premier et ce, sans aucune directive de l’ONU. La Fédération Internationale de Football Association (FIFA), instance suprême du sport-roi, n’y est pas allée de main morte en prenant des décisions unilatérales, une première dans son histoire. Sanctions démesurées contre la Russie, refus de jouer contre l’équipe nationale de ce pays, drapeaux ukrainiens déployés dans les avant-matchs, déclarations délibérées et politiquement orientées de certains footballeurs, etc. Du jamais vu dans l’histoire du football, sport pour lequel de tels agissements sont considérés comme délictueux. Toute une effervescence médiatico-politique qui n’est d’ailleurs aucunement justifiée par les articles 16 et 17 des statuts de la FIFA. C’est simple : le sacro-saint principe de séparation entre le sport et la politique a volé en éclat.
Ce soudain élan de « solidarité » a soulevé de nombreux questionnements. Pourquoi des sanctions si rapides contre la Russie et non contre les États-Unis, la France ou la Grande-Bretagne (pour ne citer que ces pays occidentaux) alors que ces pays ont provoqué et/ou participé à des guerres sanglantes qui ont détruit des pays, provoqué la mort de centaines de milliers de personnes et poussé à l’exil des millions de réfugiés? Pourquoi avoir fermé les yeux sur les crimes d’Israël et même les récompenser alors que le sang de ses victimes palestiniennes n’avait pas encore séché?
Et une question importante se pose : la FIFA serait-elle une arme « sportive » utilisée par et pour l’Occident dans ses conflits géopolitiques? La FIFA serait-elle alignée sur les positions de l’OTAN au détriment des autres nations qui ne font pas partie de cette organisation ultra-belliciste?
Pour répondre à cette question, nous allons montrer que ce n’est pas la première fois que la FIFA collabore avec l’OTAN et les Occidentaux aux dépens d’un pays appartenant à la sphère géopolitique opposée.
C’était au Chili, il y a près d’un demi-siècle, en pleine guerre froide.
Principaux personnages cités dans l’article
Salvador Allende Président du Chili (1970-1973) | Augusto Pinochet Chef de la junte militaire chilienne (1973-1990) |
Richard Nixon Président des États-Unis (1969-1974) | Henry Kissinger Secrétaire d’État américain (1973-1977) Conseiller à la sécurité nationale (1969-1975) |
Emílio Garrastazu Médici Chef de la junte militaire brésilienne (1969-1974) | Paul Aussaresses Attaché militaire auprès de l’ambassade de France au Brésil (1973-1975) |
Patricio Carvajal Prado Ministre de la Défense de la junte chilienne (1973-1974) | Stanley Rous Président de la FIFA (1961-1974) |
Armando Marques Arbitre international brésilien | Abilio d’Almeida Vice-président de la FIFA |
Elias Figueroa Défenseur de l’équipe nationale chilienne (1973) | Leonardo Véliz Ailier gauche de l’équipe nationale chilienne (1973) |
Un coup d’État fomenté par les États-Unis
Le 11 septembre 1973, le palais de la Moneda, siège de la présidence chilienne, fut bombardé par l’aviation de son propre pays. Lorsque les militaires putschistes envahirent les lieux, le président Salvador Allende, démocratiquement élu, est retrouvé mort. La junte militaire dirigée par le général Augusto Pinochet prit le pouvoir dans le sang, mettant fin à la brève expérience socialiste du parti de l’Unité Populaire qui avait gagné les élections et permis au président Allende d’accéder à la magistrature suprême, le 4 novembre 1970.
Ce coup d’État a été explicitement appuyé par les États-Unis qui ne voulaient en aucun cas qu’un autre pays d’Amérique latine (en plus de Cuba) ne rejoigne le camp socialiste en pleine guerre froide.
En effet, deux jours après l’accession du président Allende au pouvoir, soit le 6 novembre 1970, Richard Nixon organisa une réunion du Conseil national de sécurité avec, entre autres, son conseiller à la sécurité nationale et principal acteur de la subversion anti-chilienne, Henry Kissinger. Des documents déclassifiés rapportent de manière détaillée les discussions qui ont eu lieu lors de de cette rencontre. On peut ainsi lire, dans le mémorandum de la conversation, les déclarations du président Nixon :
« Notre principale inquiétude est que [Allende] réussisse, qu’il se consolide et projette une image de succès dans le monde. Nous devons adopter une approche publique correcte tout en envoyant des messages indiquant que nous nous opposons à lui. (…) Nous devons l’étouffer économiquement. (…) Nous ne devons pas laisser l’impression que l’on peut s’en tirer ainsi en Amérique latine. Trop de gens dans le monde pensent que c’est à la mode de nous marcher sur les pieds. »
Des millions de dollars ont été dépensé par Washington pour un « regime change » au Chili et la CIA a été directement impliquée dans la déstabilisation économique, diplomatique et militaire de ce pays.
Selon un rapport du Sénat américain, le journal « El Mercurio » et d’autres médias chiliens ont été financé par la CIA à hauteur de 1,5 millions de dollars pour mener une campagne de déstabilisation du président Allende.
Ce n’est pas pour rien que le jour même du coup d’État, la junte militaire a interdit tous les journaux sauf « El Mercurio » et « La Tercera de la Hora » dans son « Bando N°15 : Censura y clausura de medios de prensa ».
En plus, des notes manuscrites déclassifiées du directeur de la CIA de l’époque, Richard Helms, montrent que le président Richard Nixon a ordonné à la CIA de fomenter un coup d’État militaire au Chili.
D’autres documents confirment que Henry Kissinger a été le principal architecte politique des efforts américains pour évincer le président chilien et aider à la consolidation de la dictature de Pinochet au Chili.
Dans le rapport déclassifié intitulé « CIA activities in Chile », il est clairement mentionné :
« La CIA a activement soutenu la junte militaire après le renversement d’Allende ».
« De nombreux officiers de Pinochet ont été impliqués dans des violations systématiques et généralisées des droits de l’homme… Certains d’entre eux étaient des contacts ou des agents de la CIA ou de l’armée américaine ».
Mais ce qui attire particulièrement l’attention c’est une directive figurant dans un mémorandum à l’intention du Conseil national de sécurité signé par Henry Kissinger en date du 9 novembre 1970. Elle concerne certaines dictatures d’Amérique latine et recommande que :
« des consultations étroites soient établies avec les principaux gouvernements d’Amérique latine, en particulier le Brésil et l’Argentine, pour coordonner les efforts visant à s’opposer aux actions chiliennes qui pourraient être contraires à nos intérêts mutuels ; dans la poursuite de cet objectif, il faut redoubler d’efforts pour établir et maintenir des relations étroites avec les chefs militaires amis de l’hémisphère. »
Qu’en est-il réellement de la collaboration avec ces pays, en particulier le Brésil?
Le rôle du Brésil dans le coup d’État chilien
De nombreux documents déclassifiés montrent l’implication active du Brésil dans le coup d’État contre le président Allende. Le livre de Roberto Simon intitulé « Le Brésil contre la démocratie » explique « comment la dictature brésilienne a agi pour renverser la démocratie chilienne et a servi de support – et de modèle – à la construction du régime militaire sous Augusto Pinochet ».
Dès l’élection de Salvador Allende, des documents secrets témoignent des excellents rapports entre les administrations américaine et brésilienne et montrent une convergence de vue quant au sort du président chilien.
Une lettre, datée du 23 mars 1971, rédigée par l’ambassadeur chilien à Brasilia indique clairement que le Brésil planifiait « de recruter des Chiliens pour mener une guérilla contre Allende ».
Cette connivence se concrétisa le 9 décembre 1971, lorsque Emílio Garrastazu Médici fut reçu au bureau ovale de la Maison Blanche par Richard Nixon.
Il faut savoir que du 30 octobre 1969 au 15 mars 1974, le Brésil a été dirigé par le général Emílio Garrastazu Médici, surnommé le « Pinochet brésilien ». Il faisait partie de la junte militaire qui a imposé une dictature au Brésil après le coup d’État appuyé par les États-Unis contre le président João Goulart en 1964.
Le mémorandum de la rencontre entre les présidents étasunien et brésilien a été rédigé par Henry Kissinger. Il nous donne un aperçu des discussions qui ont eu lieu dans le bureau ovale.
« Le président a ensuite demandé au président Médici son point de vue sur l’évolution de la situation au Chili. Le président Médicis a déclaré qu’Allende serait renversé pour les mêmes raisons que Goulart avait été renversé au Brésil.
Le président a ensuite demandé si le président Médici pensait que les forces armées chiliennes étaient capables de renverser Allende. Le président Médicis a répondu qu’il estimait qu’ils l’étaient, ajoutant que le Brésil échangeait de nombreux officiers avec les Chiliens, et a précisé que le Brésil travaillait à cette fin.
Le président a déclaré qu’il était très important que le Brésil et les États-Unis travaillent en étroite collaboration dans ce domaine. Nous ne pouvions pas prendre la direction mais si les Brésiliens estimaient qu’il y avait quelque chose que nous pouvions faire pour être utiles dans ce domaine, il aimerait que le président Médici le lui fasse savoir. S’il fallait de l’argent ou une autre aide discrète, nous pourrions peut-être le mettre à disposition. Celle-ci doit être tenue dans la plus grande confidentialité. Mais nous devons essayer et empêcher de nouveaux Allende et Castro et essayer si possible d’inverser ces tendances.
Le Président Médici s’est dit heureux de voir que les positions et les vues brésiliennes et américaines étaient si proches ».
Le 2 août 1973, environ cinq semaines avant le coup d’État de Pinochet, des responsables militaires chiliens se sont secrètement réunis à la base aérienne d’El Bosque (Santiago) pour planifier un renversement du gouvernement Allende. Un rapport détaillé, préparé par le Centre de renseignement du ministère brésilien des Affaires étrangères, identifie ces militaires qui « ont évalué le coup d’État militaire de 1964 au Brésil pour identifier les leçons qui seraient « utiles » à un coup d’État réussi au Chili ».
Ce qui en dit long sur les relations entre les militaires chiliens et le gouvernement brésilien.
Une preuve de plus ? Le Brésil a été le premier pays à établir des relations formelles avec la junte militaire qui a renversé Salvador Allende. Dans un document confidentiel daté du 13 septembre 1973, il est clairement indiqué que le président Emílio Garrastazu Médici a donné des instructions à son ministre des Affaires étrangères de reconnaitre la junte militaire en un geste « qui démontre la profonde amitié du Brésil ». Et ce, « sans même consulter d’autres pays amis, comme il est d’usage dans ces cas ».
Un tortionnaire français chez les dictateurs
Comme toute dictature a besoin de tortionnaires, on en retrouve un beau « spécimen » dans cette histoire. Une figure française qui s’est illustrée dans la torture, l’assassinat et l’exécution sommaire de militants algériens lors de la guerre d’indépendance de l’Algérie : le « funeste » Paul Aussaresses.
Considéré par l’establishment militaire occidental comme un expert de la contre-insurrection, il a perfectionné sa technique à Alger, à la tête de ce qu’il nomme lui-même les « escadrons de la mort ». Ces groupes militaires avaient pour mission de procéder à des arrestations nocturnes, de torturer les personnes arrêtées et d’en éliminer sommairement quelques-unes.
Aussaresses a, parmi ses « faits d’armes », les assassinats de héros de la révolution algérienne comme Larbi Ben M’hidi par pendaison ou Ali Boumendjel par défenestration, tous deux maquillés en suicide.
Jusqu’à sa mort, celui qui a été surnommé le « bourreau d’Alger » n’a jamais éprouvé aucun remord sur les tortures, les liquidations et les exactions sordides qu’il pratiquait personnellement ou qu’il déléguait à des subalternes.
Avait-il agi seul ou en comité restreint sous la férule d’un quelconque despote militaire local? Pas du tout. Aussaresses affirme que le ministre de la justice de l’époque, François Mitterrand (futur président français de 1982 à 1995), était quotidiennement informé de la pratique de la torture en Algérie.
Après l’indépendance de l’Algérie, Aussaresses se consacra à l’enseignement de ses techniques mortifères. Ainsi, on le retrouve, au début des années 60, dans des écoles militaires américaines où il y enseigna la « guerre psychologique ».
En 1973, il fut nommé attaché militaire au Brésil où il a été reçu à bras ouverts par la dictature en place et y a retrouvé, selon l’historien Rodrigo Nabuco, certains de ses anciens élèves formés aux États-Unis (Thèse de doctorat de Rodrigo Nabuco, p.393) .
Nabuco précise aussi qu’Aussaresses (et ses prédécesseurs)
« ont participé à des réunions de l’État-Major [brésilien], ont accompagné et formé aux aspects militaires de la lutte anti-guérilla et ont, au minimum, donné leur avis aux autorités brésiliennes sur la méthode et les opérations de répression ».
Lors de son séjour au Brésil (1973-1975), le « bourreau d’Alger » a été instructeur au Centre d’opérations en forêt et d’actions commando (COSAC – Centro de Operações na Selva e de Ações de Comando), situé à 60 km de Manaus, en Amazonie où sont aussi passés d’autres militaires français, spécialistes de la guerre psychologique.
Pour bien comprendre la mission d’Aussaresses à Manaus, il est utile de se référer à son livre « Je n’ai pas tout dit – Ultimes révélations au service de la France – Entretiens avec Jean-Charles Deniau, Éditions du Rocher, 2008 » dans lequel il révèle qu’il y allait tous les mois (p.158). Voici quelques extraits de l’entretien concernant le Brésil (pp. 159-162) :
– Vous n’alliez pas en plein cœur de l’Amazonie uniquement pour le crapahutage ?
– Non Les Brésiliens m’avaient confié une autre tâche. Mon programme consistait à apprendre à nos élèves la guerre contre-révolutionnaire. En clair, j’enseignais les techniques de la bataille d’Algérie, c’est-à-dire le quadrillage des quartiers, le renseignement et l’exploitation des informations, les arrestations…
[…]
– Vos stagiaires étaient des gradés ?
– Ce centre était unique dans toute l’Amérique latine. Il n’y avait pas énormément de place, donc la sélection était rigoureuse. Manaus ne recevait que des officiers.
– De quels grades ?
– Tous, principalement de jeunes officiers supérieurs. J’ai formé des Brésiliens, bien sûr, mais aussi des Chiliens, des Vénézuéliens, des Argentins.
– Des Argentins ont dit qu’à Manaus, on enseignait la torture sur des prisonniers vivants. C’est vrai ?
– Je ne sais pas. Je ne crois pas, mais ça se peut.
[…]
– L’enseignement de la torture, c’était uniquement théorique, donc ? Ou est-ce qu’il y avait des exercices ?
– Il y avait des exercices.
– Sur des cobayes…Il y avait des stagiaires qui jouaient le rôle des torturés et d’autres celui des tortionnaires ?
– Voilà.
– Chacun jouait son rôle ?
– Oui.
– Mais il ne le faisait pas vraiment ?
– Non
– Mais parfois ils le faisaient vraiment ?
– Parfois, il le faisait vraiment.
– En fait, vous formiez des spécialistes de la torture brésiliens qui ont, par la suite, exporté leurs techniques dans d’autres pays d’Amérique latine ?
– Oui, c’est exact.
– Qu’est-ce qui motivait tous ces régimes pour organiser une telle répression dans leurs pays ?
– Vous ne vous rendez pas compte de l’état d’esprit à l’époque. Nos collègues instructeurs américains expliquaient que leur pays restait le seul rempart contre l’invasion communiste, le seul qui pouvait préserver les valeurs de la démocratie.
Dans un article consacré aux prisons clandestines de la dictature brésilienne, l’impact des formations d’Aussaresses est mentionné :
« Grâce à son livret, des soldats de tout le continent ont appris les techniques d’interrogatoire intensif et d’exécution sommaire de prisonniers, l’utilisation du sérum de vérité, les pratiques des escadrons de la mort, les disparitions forcées et les disparitions de corps jetés des avions en plein vol ».
D’autre part, Nabuco remarque dans sa thèse (p.387), l’application au Brésil des techniques de la « Bataille d’Alger »:
« Cependant, nous ne pouvons que souligner la ressemblance très frappante entre la contre-guérilla à São Paulo et à Alger. D’un autre côté, les documents consultés attestent de l’augmentation très sensible de la coopération militaire pendant les années 1969-1975. De plus, lorsque le modèle de la bataille d’Alger s’étend à tout le pays, l’état-major de l’armée de terre brésilienne fait appel aux conseillers français pour former les nouveaux cadres du dispositif de défense intérieure, le Détachement d’opérations intérieures (DOI) ».
« Le visage visible de la torture » : tel était le surnom donné à Aussaresses au Brésil. C’est ce que rapporte le chercheur brésilien Fermino Alves qui précise que :
« dans les années 1970, le Brésil est devenu le principal exportateur et instructeur de techniques de torture vers des pays comme le Chili, le Paraguay, la Bolivie et l’Argentine. Les États-Unis n’étaient pas le seul enseignant au Brésil. L’armée française a également fait sa part ».
La journaliste et écrivaine Leneide Duarte-Plon est l’auteure d’un ouvrage au titre explicite : « La torture comme arme de guerre : de l’Algérie au Brésil. Comment les militaires français ont exporté les escadrons de la mort et le terrorisme d’Etat ». Dans une interview réalisée en 2008, elle a questionné Aussaresses sur le rôle du Brésil dans le coup d’État chilien :
LDP : Vous êtes arrivé au Brésil en octobre 1973, peu après le coup d’État militaire au Chili. Le Brésil a-t-il activement participé au coup d’Etat contre Allende ?
Aussaresses : Quelle question ! Vous penseriez que je suis un idiot si je ne le savais pas. Bien sûr le Brésil a participé!
LDP : Vous le racontez dans le livre. J’aimerais que vous répétiez. Le Brésil a-t-il envoyé des avions et des armes ?
Aussaresses : Mais bien sûr, des armes et des avions.
LDP : Et des officiers ont aussi été envoyés?
Aussaresses : Oui, bien sûr. Les armes je ne sais pas exactement lesquelles. Mais les Brésiliens ont envoyé des avions français avec des projectiles fabriqués en France par la société Thomson-Brandt.
Et la boucle est bouclée. Avec un coup d’État largement appuyé par les États-Unis et le Brésil, il y a de fortes chances que les méthodes « scientifiques » du « professeur » Aussaresses fleurissent à Santiago du Chili.
Le stade de la mort
Dès les premiers jours du coup d’État contre Allende l’Estadio Nacional (Stade national) de Santiago a été utilisé comme centre de détention et de torture. Les militaires avaient compris que le travail de « purge » de la société « pour extirper le cancer marxiste » allait produire un nombre de détenus plus grand que la capacité réelle du système pénitencier chilien. Déjà, le 12 septembre 1973, des masses humaines furent « déversées » dans le stade. On raconte que le choix du lieu était tellement insolite qu’en entrant dans le complexe sportif, certains détenus ont applaudi croyant qu’ils allaient voir un match de football. La réalité était toute autre.
Le commandant Alvarado, responsable du stade transformé en camp de concentration leur fournit les explications nécessaires :
« Vous êtes des prisonniers de guerre. Vous n’êtes pas des Chiliens, mais des marxistes, des étrangers. Aussi sommes-nous décidés à vous tuer jusqu’au dernier. En ce qui me concerne, je le ferai avec un grand plaisir, avec une joie toute particulière. Ne croyez pas que j’aurai des remords de conscience si aucun de vous ne sort vivant de ce camp de prisonniers.»
« J’ai des instructions spéciales de mes supérieurs de la junte de gouvernement. Je puis faire de vous ce qui me plaît et même vous tuer. Donnez-moi, je vous en prie, un prétexte pour le faire.
Que l’un d’entre vous bouge, qu’il esquisse le moindre geste suspect ou qui me semble tel et vous sentirez dans votre propre chair, la façon dont la scie d’Hitler coupe les corps, les coupe en deux. Bonne nuit. »
Selon un rapport de la Croix-Rouge internationale, l’Estadio Nacional comptait quelque 7 000 détenus au 22 septembre 1973. À la date de sa fermeture, le 19 novembre 1973, on estime que près de 40 000 personnes y ont été emprisonnées. Le nombre de morts n’est pas précisément connu, mais certaines sources évoquent pas moins de 400 exécutions.
Une des victimes les plus célèbres est le chanteur populaire chilien, Victor Jara. Enseignant, membre du parti communiste et soutien du président Allende, il fut arrêté le 11 septembre 1973. Conduit au stade, il a été torturé pendant plusieurs jours et ses doigts de guitariste furent broyés par un tortionnaire. Le 16 septembre 1973, Victor Jara a été froidement exécuté par une rafale de mitraillette. On retrouva son corps criblé par 44 balles, quelques jours avant son 41e anniversaire.
Un très grand nombre de personnes furent torturées dans le stade.
La Commission Valech (officiellement Commission nationale sur l’emprisonnement politique et la torture) a produit un rapport de plus de 500 pages où on peut lire de très nombreux témoignages des personnes torturées. En voici deux, à titre d’exemple :
Rapport p. 234 :
« Homme, arrêté en septembre 1973. Récit de son incarcération au Stade national, région métropolitaine : Lorsque j’étais au stade national, j’ai été emmené le matin, avec d’autres compagnons, vers le vélodrome. Je devais être avec une couverture sur la tête pendant qu’ils m’appelaient pour un interrogatoire. Pendant qu’ils m’interrogeaient, ils m’ont déshabillé et m’ont mis un courant sur les tempes, les t…, l’a… [parties génitales, NDLR]. Et ils m’ont mis quelque chose dans la bouche pour que je ne me morde pas la langue pendant qu’ils donnaient le courant. Je me souviens d’être assis sur une chaise pieds et poings liés. Ensuite, ils m’ont menotté et m’ont remis le courant […]. »
Rapport p.254 :
« J’étais enceinte de trois mois, j’ai été arrêtée et emmenée au Stade national. Là, j’ai reçu des coups, j’ai eu un simulacre d’exécution. J’ai été forcée de me tenir debout dans des positions inconfortables sans bouger. (…) J’ai été forcée d’assister à la torture et au viol d’autres détenues. Pendant ma grossesse, j’ai été torturée, violée et pelotée par un groupe de militaires. »
Région métropolitaine, 1973
La participation de militaires brésiliens à la torture des prisonniers du Stade national de Santiago a été largement documentée par le journaliste Roberto Simon. En janvier 2021, il publia dans « Folha de S.Paulo » un article au titre on ne peut plus explicite : « Le Brésil contre la démocratie. Comme agents de la dictature brésilienne, ils ont participé à la torture au Stade national du Chili, peu après le coup d’État militaire de 1973 ». On peut y lire différentes informations qui confirment les déclarations d’Aussaresses.
Roberto Simon donne de nombreuses informations qui confirment la collaboration entre les militaires brésiliens et la junte militaire chilienne, à la fois au coup d’État et au soutien à la torture au Chili. Dans ce qui suit nous n’allons retenir que quelques-unes de celles qui concerne le Stade national:
- Un rapport d’Amnesty International mentionne que « les personnes chargées de s’occuper des prisonniers au Stade national ont admis que la police brésilienne était présente lors des interrogatoires et que la police était là pour enseigner aux Chiliens les méthodes brésiliennes ».
- Carlos Altamirano, ancien secrétaire général du Parti socialiste chilien, a affirmé que « des centaines » de prisonniers au Stade national avaient été interrogés par des Brésiliens.
- Deux documents officiels retrouvés prouvent que des militaires des services de répression de la dictature brésilienne travaillaient dans le Stade.
- Des prisonniers chiliens ont également affirmé avoir été torturés sous la supervision directe d’instructeurs brésiliens.
- Selon le caricaturiste Juan Sepúlveda, des officiers brésiliens ont assisté à sa séance de torture et ont été impressionnés par la brutalité des Chiliens.
- Des fonctionnaires nord-américains ont déclaré à des diplomates étasuniens que des détenus brésiliens libérés du Stade national disaient avoir été interrogés par « des individus qui parlaient couramment le portugais et qu’ils croyaient être des policiers brésiliens ou des agents de renseignement brésiliens ».
- Des rapports « non confirmés » signalent que la dictature brésilienne aurait également introduit des appareils de torture, notamment des appareils à électrochocs, au Chili.
Après tant d’horreurs, le stade fût progressivement vidé de ses prisonniers. Le camp de concentration ferma ses portes définitivement le 19 novembre 1973. Ce n’était nullement un geste de bienveillance ni d’altruisme de la part de la junte sanguinaire. Pas du tout.
Un match de football très important devait s’y dérouler 2 jours plus tard, soit le 21 novembre 1973, même si les fantômes des victimes risquaient de hanter le lieu pendant très longtemps.
Le 26 septembre 1973 : un match volé
Au milieu de ce climat de terreur, de répression, d’assassinats et d’atrocités quotidiennes, la junte militaire chilienne profita d’un évènement sportif pour distiller sa propagande aux yeux du monde. En effet, pour pouvoir se qualifier à la phase finale de la coupe du monde de football de 1974 programmée en RFA (République Fédérale Allemande), l’équipe nationale du Chili (la Roja) devait affronter celle de l’URSS dans une double confrontation aller-retour.
Un match de football contre l’URSS, la « patrie » des marxistes? Ceux-là même que la junte était en train d’en « extirper le cancer » sur le sol chilien? Quelle belle occasion pour Pinochet de montrer non seulement que son pays était calme mais aussi que, sous sa botte anticommuniste, le Chili pouvait se qualifier aux dépends des soviétiques.
D’ailleurs, les dictatures sud-américaines ont toujours instrumentalisé le football pour en faire un outil de propagande vers l’extérieur et de fierté nationale pour l’intérieur. Cela a été le cas pour le Brésil du général Emílio Garrastazu Médici en 1970 et, plus tard, pour l’Argentine du général Jorge Rafael Videla en 1978.
L’importance de ces matchs était telle que la junte chilienne s’est beaucoup démenée pour que l’excellent défenseur Elías Figueroa fasse partie de l’équipe. Il fut ramené de Porto Alegre (Brésil) où il jouait pour l’équipe locale.
L’équipe nationale chilienne quitta Santiago le 17 septembre 1973, soit moins d’une semaine après le putsch sanglant. Le match aller a eu lieu à Moscou le 26 septembre 1973 mais, entretemps, l’URSS avait rompu ses relations diplomatiques avec le Chili le 22 septembre 1973.
Devant 60 000 spectateurs, l’affaire était compliquée pour le Chili qui avait pour mission de ramener un résultat positif pour la qualification avant le match retour. Surtout que la sélection d’URSS était finaliste du Championnat d’Europe 1972 face à la RFA, qui sera auréolée du titre mondial en 1974. D’autre part, l’équipe soviétique comptait parmi ses rangs Oleg Blokhine, un des meilleurs footballeurs de l’histoire de l’URSS.
Étant donné le contexte actuel, il est intéressant de s’attarder sur ce joueur. En effet, il représente bien la complexité des relations entre la Russie et l’Ukraine. Né à Kiev, il a des origines ukrainiennes par sa mère et russes par son père. Jouant pour le Dynamo de Kiev, il a été élu meilleur joueur ukrainien à de très nombreuses reprises ainsi que meilleur joueur soviétique en 1973, 1974 et 1975. C’est d’ailleurs en 1975 qu’il a obtenu le Ballon d’Or devant les célébrissimes Franz Beckenbauer et Johan Cruyff (voir le classement).
Aussi étrange que cela puisse paraître, l’arbitre principal de ce match était brésilien, M. Armando Marques. Comment est-il possible qu’un arbitre sud-américain soit désigné lorsqu’un match oppose une sélection sud-américaine et une autre, européenne? Pourquoi la FIFA n’a-t-elle pas désigné un arbitre plus « neutre »?
Étrange, n’est-ce pas? Mais la suite est encore plus étonnante.
Le match se solda par un nul (0–0), accueilli comme une grande victoire par la junte militaire chilienne et ses médias aux ordres. Le seul journaliste chilien présent à ce match était Hugo Gasc Opazo, envoyé spécial du journal El Mercurio (bien entendu!). Ce journaliste (qu’on ne peut pas accuser de partisannerie puisque chilien) décrit l’arbitre comme « un anticommuniste enragé ».
Cette aversion du communisme par Marques n’est pas une simple appréciation personnelle de Gasc, mais a été relatée dans de nombreuses autres références. Cela est signalé, par exemple, dans cet article du Guardian qui nous explique que l’arbitre du match, qui logeait dans le même hôtel que la sélection chilienne, a rencontré Francisco Fluxá, le président de la Fédération chilienne de football qui accompagnait l’équipe. Ce dernier aurait sympathisé avec Marques en lui offrant des cigarettes américaines (très prisées à l’époque). Marques lui aurait avoué : « Dieu merci, le gouvernement [Allende] est tombé ».
Dans un article très détaillé sur ce match, les historiens Olivier Compagnon et Alexandros Kottis, nous donnent un éclairage très intéressant sur le rôle de cet arbitre :
« Le bon résultat obtenu à Moscou, dans un match qui ne fut pas retransmis et dont les images demeurent à ce jour inaccessibles, ne fut toutefois pas seulement dû au talent des joueurs chiliens ou à l’inertie d’Oleg Blokhine. L’arbitre de la rencontre, le Brésilien Armando Marques, décrit par Hugo Gasc Opazo – le seul journaliste chilien présent à Moscou en tant qu’envoyé spécial d’El Mercurio – comme « un anticommuniste enragé » et connu au Brésil pour le nombre incalculable d’erreurs d’arbitrages qu’il commit durant sa carrière, y contribua en effet grandement en n’expulsant pas [Elias] Figueroa qui s’était pourtant rendu coupable de nombreux gestes dangereux ou d’anti-jeu. Il faut dire que ce dernier, qui ne masquait pas sa sympathie pour le régime militaire, évoluait alors à l’Internacional de Porto Alegre, connaissait personnellement Marques et était le seul joueur présent au stade Lénine à pouvoir communiquer avec l’arbitre en portugais ; et que l’arbitre aurait parlé avant la rencontre avec Francisco Fluxá, président de l’Asociación Central de Fútbol et homme fort du football chilien, qui l’aurait convaincu de défendre les intérêts de la Roja dans la nuit moscovite »
Le journaliste sportif Alejandro Hidalgo confirme la collusion entre Marques et Fluxá :
« Un fait curieux à propos de ce match a été rapporté par Hugo Gasc, le seul journaliste chilien qui était en Russie : « Heureusement, l’arbitre était un anticommuniste enragé. Avec Francisco Fluxá, le président de la délégation, nous l’avions convaincu qu’il ne pouvait pas nous laisser perdre à Moscou, et la vérité est que son arbitrage nous a beaucoup aidés » ».
D’autres sources rapportent que plusieurs joueurs ont reconnu que Marques ne s’est pas contenté de laisser passer des fautes grossières d’Elias Figueroa qui lui aurait valu l’expulsion, il n’a même pas sifflé un penalty en faveur des Russes.
De son côté, le défenseur chilien Antonio Arias raconta une petite anecdote cocasse sur la relation entre Armando Marques et Elias Figueroa qui était le seul joueur chilien parlant le portugais puisqu’il jouait au Brésil : ils se seraient fait la bise à leur rencontre sur le terrain!
Ainsi, grâce à un arbitre malhonnête et fripouille choisi par la FIFA, qui était non seulement sud-américain, mais aussi ouvertement anticommuniste, l’équipe chilienne revint à Santiago avec un nul au goût d’une victoire : la dictature avait vaincu le marxisme sur ses terres!
El Mercurio et La Tercera de la Hora imprimèrent des titres à la gloire de la dictature et, bien sûr, du peuple chilien libéré du marxisme.
Dans ce domaine, La Tercera de la Hora se dépassa en titrant en rouge :
« Même dans le football, l’URSS ne peut rien contre le Chili ».
Un petit épilogue est nécessaire à la compréhension de la personnalité d’Armando Marques, surnommé « l’arbitre le plus controversé de l’histoire du Brésil ». À la fin de sa carrière qu’il a très mal finie, il a été président de la commission d’arbitrage du Brésil, poste duquel il été poussé à la démission en 2005. La raison? Son implication dans un gigantesque scandale de corruption des arbitres du championnat du Brésil que la presse locale a surnommé « La mafia du sifflet ».
Le jour où l’équipe du Chili n’a battu personne
Tel est le titre donné par le journaliste Juan Pablo Bermúdez à son article décrivant le match retour qui devait se jouer au Chili le 21 novembre 1973, dix semaines après le coup d’État et deux jours seulement après l’évacuation des prisonniers et des torturés du camp de concentration qu’était devenu le Stade national.
L’URSS refusa de jouer dans un stade qui a été utilisé pour la détention, la torture et l’exécution de citoyens chiliens innocents. Elle demanda que le match se joue dans un stade neutre car le Stade national avait perdu sa légitimité à causes des exactions qui y avaient été commises.
Afin de trouver une solution au problème, la FIFA décida d’envoyer, les 24 et 25 octobre 1973, une délégation au Chili pour vérifier les conditions du stade. Cette délégation était composée de deux personnes : le Brésilien Abilio d’Almeida, vice-président de la FIFA, et le Suisse Helmuth Kaiser, secrétaire général de la FIFA.
Un autre Brésilien impliqué dans cette histoire, ça n’en fait pas un peu trop, non?
Il s’est avéré qu’Abilio d’Almeida était lui aussi un anticommuniste notoire et un fervent sympathisant de la dictature de son propre pays.
À leur arrivée à Santiago, les représentants de la FIFA furent conduits au Stade national par rien de moins que le ministre de la Défense de la junte militaire en personne, l’amiral Patricio Carvajal Prado.
Le terrain était vide, mais les milliers de prisonniers étaient cachés sous les gradins et sommés de se taire.
Le Père Enrique Moreno Laval, membre de la Congrégation des Sacré-Cœurs et de l’Adoration qui était détenu dans le stade à cette époque se rappelle de cette visite :
« Je me souviens qu’un beau jour on nous annonça qu’aucun prisonnier ne pourrait monter dans les gradins parce qu’une commission internationale, chargée de voir le stade et les conditions dans lesquelles il était, allait venir. Dès l’aube, personne ne put sortir vers les gradins. Nous étions étroitement surveillés […] pour que personne ne puisse s’enfuir. Toutefois, à travers les fentes, nous avons pu apercevoir ces gros messieurs qui parcouraient le terrain, la pelouse, et qui donnaient l’impression que tout était normal »
Un autre prisonnier, Felipe Agüero, témoigne :
« Nous voulions crier et dire: « Hé, nous sommes là, regardez-nous » mais ils semblaient uniquement intéressés par l’état de l’herbe ».
À la suite de la visite, Abilio d’Almeida réconforta l’amiral Carvajal :
« Ne vous inquiétez pas pour la campagne médiatique internationale contre le Chili. La même chose est arrivée au Brésil, ça va bientôt s’arrêter ».
Puis, après une visite de la ville et des réunions avec les autorités chiliennes, il donna une conférence de presse en la compagnie de l’amiral où il déclara que « la population est contente [et qu’] elle est libre de circuler ». Réitérant sa défense de la junte militaire chilienne, il traça un parallèle entre son pays et le Chili :
« Il y a, en Europe, des campagnes de presse organisées contre des pays comme le Chili. Mon pays aussi en a souffert. La même presse qui attaque maintenant le Chili attaquait avant le Brésil et continuera d’attaquer »
El Mercurio n’attendait que cette occasion pour titrer, quelques jours plus tard :
« La FIFA a informé le monde que la vie au Chili est normale ».
Dans sa thèse de doctorat (Sao Paulo, 2019), Luis Guilherme Burlamaqui indique que des documents étudiés prouvent que le voyage au Chili d’Abilio d’Almeida « a été étroitement surveillé par le ministère des Affaires étrangères brésilien, compte tenu de la sensibilité du sujet ».
Cela voudrait-il dire que le vice-président de la FIFA était mandaté par son gouvernement, celui du dictateur Emílio Garrastazu Médici, pour « aider » la junte chilienne? Rien de plus probable si on tient compte des relations étroites entre les dictatures brésilienne et chilienne discutées auparavant.
Autre question corollaire : la décision de placer Abilio d’Almeida dans la délégation d’inspection aurait-elle été alors prise en connaissance de cause par la FIFA? Cela est fort possible si on tient compte de tous les recoins louches décrits dans cette histoire.
Après le rapport malhonnête et partial d’Almeida et de son collègue suisse, la FIFA a, bien évidemment, maintenu le choix du Stade national comme lieu où se jouerait le match retour.
L’URSS revient à la charge en demandant de jouer dans un stade neutre. La FIFA propose celui de Viña del Mar, à 120 km de Santiago, ce que refuse catégoriquement les responsables chiliens ne voulant faire aucune concession à « l’ennemi soviétique ». Francisco Fluxá, le président de la Fédération chilienne de football (celui qui avait « arrangé » le match aller avec l’arbitre brésilien) répondit par une fin de non-recevoir et exigea que le match se déroule dans le Stade national.
L’acceptation de cet état de fait par la FIFA pose un sérieux problème de crédibilité de cette organisation internationale. En effet, qui doit décider du lieu de ce match international : la FIFA ou Fluxá?
Surtout qu’il y avait un précédent de taille : le match Irlande du Nord – Bulgarie qui devait se jouer à Belfast le 26 novembre 1973 (le même jour que le match URSS-Chili à Moscou) a été déplacé, sans aucun problème, à Sheffield à cause du conflit nord-irlandais. En effet, Stanley Rous, le président de la FIFA (1961-1974) avait donné son aval à cette délocalisation sans soulever aucune vague. Ce qui fit dire aux observateurs sportifs soviétiques :
« Si [Stanley] Rous n’hésite pas à organiser des matches dans des stades neutres en période de bouleversements politiques, a demandé le journal, qu’est-ce qui l’a empêché de faire pression sur les Chiliens dans cette affaire? ».
De là à émettre des hypothèses, il n’y avait qu’un pas. On a accusé Stanley Rous de pousser l’URSS à ne pas jouer le match retour. En cas d’élimination, il espérait que les pays socialistes boycotteraient la coupe du monde de football de 1974 ce qui aurait donné à l’équipe de son pays – l’Angleterre – une chance d’y participer puisqu’elle n’avait pas été qualifiée.
D’autre part, Luis Guilherme Burlamaqui note dans sa thèse « qu’Israël était un allié clef de Stanley Rous ». À l’époque, ce pays faisait face à des demandes d’expulsion de la part des pays arabes en raison de sa politique ignoble envers le peuple palestinien. Des sanctions contre le Chili auraient ouvert la porte à des actions similaires contre l’État hébreu.
Ainsi, en gardant une neutralité politique « apparente », il pouvait faire d’une pierre, trois coups : donner une chance à son pays de se qualifier au Mondial 1974, préserver ses relations amicales avec Israël et frapper un coup contre le camp communiste, ce qui n’était pas anodin de la part d’un sujet de la Reine, en pleine guerre froide.
De nombreux pays ont condamné la décision de la FIFA. La plus incisive est venu d’Allemagne de l’Est dont les dirigeants ont demandé à la FIFA « s’ils envisageraient, après le précédent chilien, d’organiser un match à Dachau » (Camp de concentration nazi – NDLR).
L’Algérie, qui venait d’accueillir la Quatrième conférence des chefs d’Etat et de gouvernement des pays non alignés (5-9 septembre 1973) demanda une réunion extraordinaire du Comité exécutif de la FIFA pour débattre de ce problème.
Olivier Compagnon et Alexandros Kottis font remarquer que la presse occidentale oscillait« entre de timides regrets quant à la superposition du sport et de la politique et une franche hostilité à l’encontre de l’URSS ». Le commentaire le plus malhonnête est certainement celui du célèbre magazine sportif français L’équipe :
« On peut s’étonner de ce dénouement à un moment où M. Almeida, délégué de la FIFA, venait de donner aux dirigeants soviétiques tout apaisement sur le parfait déroulement de la rencontre ».
De la part de journalistes professionnels qui devaient être au courant des différents rapports sur la situation catastrophique des droits de l’homme au Chili, cela relevait soit de l’incompétence, soit de la mauvaise foi. Vu le contexte politique de l’époque, la seconde éventualité est sans doute la plus juste.
Après le refus définitif de l’URSS de jouer dans le Stade national, la FIFA a pris une autre décision bizarre : celle de faire jouer le match retour sans la présence de l’équipe soviétique et de marquer un but.
Ainsi, devant quelques milliers de spectateurs dont des membres de la junte militaire, l’équipe nationale chilienne joua un match contre aucun adversaire. Un match kafkaïen que l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano a qualifié de « match le plus triste de l’histoire ».
En quelques passes et une quinzaine de secondes, Francisco « Chamaco » Valdés marqua un but dans des filets vides, but qui restera à la postérité comme « le but fantôme » du Chili.
Des décennies plus tard, l’ailier gauche de l’équipe chilienne, Leonardo Véliz, connu pour avoir été un partisan du président Allende, se remémore ce match :
« Imaginez ce que je ressentais en entrant dans ce stade pour l’un des matchs les plus risibles de l’histoire du football, c’était un match absolument honteux qui n’aurait jamais dû avoir lieu ».
Dans une autre entrevue, il avoua garder d’horribles souvenirs de ce 21 novembre 1973 :
« C’était glaçant. Je pense qu’il y avait encore des traces de ce qui s’était passé dans le vestiaire et c’était quelque chose de très difficile à assumer ».
Les accointances politico-militaires entre les dictatures chilienne et brésilienne ont été utilisées jusqu’à la fin de cette sordide histoire. Juste après ce but honteux, un match amical fut organisé entre la sélection chilienne et l’illustre équipe brésilienne (sic!) du Santos. Même sans Pelé, qui n’avait pas fait le voyage, le Chili perdit 5-0.
Comble du ridicule, le Chili exigea une compensation de 300 000$ pour manque à gagner sur les recettes et l’organisation du match. La FIFA, quant à elle, imposa à l’URSS une amende de 1700$!
C’était la première fois qu’une équipe se voyait disqualifiée pour des raisons politique depuis le début de la Coupe du monde de football en 1930. Pourtant, l’URSS était une équipe solide avec un respectable palmarès: une demi-finale en 1966 et trois quarts de finale en 1958, 1962 et 1970.
Nous n’allons pas terminer cette mascarade footballistique sans les très importantes révélations obtenues et consignées dans la thèse de Luis Guilherme Burlamaqui. Ce dernier affirme qu’en juin 1974, le dictateur Augusto Pinochet écrivit un télégramme de remerciement à Stanley Rous dont voici le texte :
« Recevez la reconnaissance du peuple et du gouvernement du Chili pour la décision adoptée par cette institution de ratifier la classification de notre équipe. Cela reflète que la fédération internationale de football et sa direction sont éminemment sportives et agissent indépendamment des intérêts politiques, formulant des vœux de succès pour le championnat du monde […].
Augusto Pinochet Ugarte, président de la junte de gouvernement du Chili ».
7 juin 1974
Pourquoi un chef d’État remercierait-il le président de la FIFA d’avoir qualifié son équipe nationale pour la Coupe du monde ?
La réponse n’est pas très compliquée. Elle est donnée par les historiens Compagnon et Kottis :
« Moins de trois mois après le coup d’État et alors que les arrestations, les disparitions et la pratique de la torture font partie intégrante du quotidien des Chiliens, la FIFA joue là un rôle majeur dans la légitimation du régime de Pinochet, non seulement à l’échelle internationale, mais aussi auprès de l’opinion chilienne abondamment bercée par la propagande du régime ».
Lors de la coupe du monde 1974 en RFA, le Chili ne gagna aucun match et fut éliminé dès le premier tour. Et comme il fallait s’y attendre, les stades et les gradins furent les scènes de manifestations contre la dictature chilienne.
En guise de conclusion
Cette incursion historique dans le monde du football nous permet de tirer de nombreuses conclusions :
- La FIFA est un organisme international qui a collaboré avec les pays occidentaux contre l’URSS pendant la guerre froide.
- Avec ses décisions suspectes et ses manœuvres en sous-main, la FIFA a directement soutenu des régimes dictatoriaux sanguinaires comme celui du Chili.
- En ne sanctionnant pas la Pologne et la Suède qui ont unilatéralement refusé (dès le 26 février 2022) de jouer contre la Russie, la FIFA fait du deux poids, deux mesures, contrairement à ses règlements officiels et se rend ainsi coupable de partialité.
- Pis encore, en excluant la Russie, la FIFA est dans l’illégalité complète.
- En appliquant de son propre chef des sanctions contre la Russie, la FIFA se place , encore une fois, dans le camp des pays occidentaux et de l’OTAN (voir carte ci-dessous)
- Plus généralement et hors du champ sportif, cette étude montre que les pays occidentaux (ainsi que ceux faisant partie de l’OTAN), qui se targuent d’être démocratiques et respectueux des droits de l’homme et de la liberté d’expression soutiennent activement des régimes dictatoriaux sanguinaires contre les choix démocratiques des peuples.
- Au lieu d’œuvrer à plus de paix, de fraternité et de justice dans le monde, certains pays occidentaux, comme la France, offrent des cours sur la torture et la formation d’escadrons de la mort à des juntes militaires pour réprimer leurs peuples. Ces techniques ont été utilisées contre des populations luttant pour l’obtention de leur indépendance (ex. : Algérie) ou pour l’instauration de la démocratie (ex. : Chili).
Sur les murs du Stade national de Santiago, on peut actuellement lire une sage devise :
« Un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir ».
Puisqu’ils font partie du même camp, la FIFA et les pays occidentaux devraient y réfléchir sérieusement. Car, qu’on se le dise, les peuples gardent en mémoire les injustices qu’ils ont subies comme des cicatrices profondes gravées dans leur conscience collective. Ensuite, ils les transmettent génétiquement, afin de ne rien oublier.
Documents complémentaires
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