Le Tétralogue — Roman — Chapitre 14

23/11/2022 (2022-11-17)

[Voir :
Le Tétralogue — Roman — Prologue & Chapitre 1
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 2
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 3
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 4
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 5
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 6
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 7
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 8
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 9
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 10
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 11
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 12
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 13]

Par Joseph Stroberg

​14 — Les larmes de la sorcière

Une fois ravitaillés, les trois Véliens abandonnèrent le reste du gibier grillé aux divers carnassiers des environs. Le chasseur eut des difficultés à retrouver la trace de la survivante, et partagea sa crainte de la perdre s’ils ne se hâtaient pas. Ils pressèrent donc le pas, augmentant du même coup la probabilité d’incidents. Tulvarn ne manquerait sans doute pas de se prendre de nouveau les pieds dans une racine ou dans un trou, puis de s’étaler brusquement sur le sol. Il en était assez coutumier ces derniers temps. Il suffisait qu’il se laisse aller sur les ailes de l’imagination ou de la réflexion pour oublier le monde extérieur, fonctionnant alors en automate. Il ne devait alors sa survie qu’à la chance ou au Grand Satchan qui devait avoir prévu une autre fin pour lui. Il se demandait comment les autres moines et ses présents compagnons faisaient. Peut-être que leurs pensées ne se formaient pas en images mentales aussi denses et prenantes. Ou ils étaient capables de davantage de concentration sur leur tâche du moment. Lui ne parvenait à se concentrer profondément que lorsqu’il combattait (ce qui valait mieux d’ailleurs), mais pas toujours. S’il était trop préoccupé par certains problèmes ou quelques questions, il n’y parvenait guère et manquait alors rarement de se faire blesser par son adversaire pourtant armé de bois et non de métal. Il avait ainsi acquis une certaine réputation, celle du moine ayant le plus de blessures à son actif ! Pour autant, ses collègues ne riaient pas de lui, car il était aussi le seul qui parvenait à combattre les yeux fermés ! Il ignorait pourquoi et même comment. Tous en faisaient simplement le constat : ses mouvements le dirigeaient exactement où il convenait pour parer ou éviter les coups, comme pour en porter de mortels.

Dans de telles circonstances, son esprit se montrait alors parfaitement fusionné avec son corps. Tout se passait comme si sa propre étincelle du grand feu cosmique l’éclairait, depuis l’intérieur de son corps ou de son être, sur les gestes et les postures à adopter. C’était plus efficace que la lumière de Dévonia pouvait le faire en pénétrant par ses yeux. Plusieurs moines seraient morts s’il avait alors disposé de son sabre actuel au lieu d’une bête réplique en bois. En y repensant, Tulvarn se disait qu’il aurait probablement dû fermer les yeux lors de son récent combat contre cet étrange recruteur de guerriers. Il ne serait ainsi pas laissé abuser par ce qui semblait être une capacité d’illusion. Nul sorcier ne pouvait agir sur la plus profonde nature des êtres vivants, leur « étincelle » centrale. Les mages noirs agissaient sur les corps, sur la matière, éventuellement sur les émotions et les pensées, mais ne pouvaient pas toucher ce qui par nature était bien plus subtil. Une étincelle du Grand Satchan n’était bien sûr pas matérielle, ni même de nature émotionnelle. Elle n’avait pas non plus besoin de penser pour être, mais seulement pour prendre conscience. Les mages noirs pouvaient maintenir un certain temps les Véliens dans l’ignorance, les envelopper d’un voile d’illusion, les empêcher de prendre conscience de certains faits, mais ils ne pouvaient pas plus.

La lumière de Dévonia pouvait se refléter sur la forme réelle ou fantomatique d’un sorcier et parvenir ainsi dans les yeux de Tulvarn pour le renseigner sur la présence de ce dernier ou sur la menace éventuelle qu’il représentait. Son mental l’amenait alors à réfléchir sur la situation et à en comprendre certains aspects. Mais seule la lumière de son étincelle centrale, de son « Esprit » éternel lui permettrait la perception et la compréhension exacte de la nature du sorcier, notamment de ce recruteur particulier auquel il eut à faire face. Elle le ferait sans critiques, sans jugement et sans aucune condamnation, car sa principale fonction était alors d’éclairer, d’apporter la lumière, la compréhension, mais nullement de détruire ou d’éliminer. Aussi sûrement que la lumière de Dévonia éclairait Veguil pour lui fournir chaleur et vie, indépendamment des actions entreprises par les Véliens à sa surface, celle de l’étincelle centrale de Tulvarn éclairait ce dernier pour lui donner vie et compréhension, indépendamment des actions qu’il menait et indépendamment de ce que les autres Véliens lui faisaient.

Tulvarn se disait donc que plus il saurait laisser son étincelle l’éclairer, sans lui opposer divers obstacles tels que l’orgueil, la superstition, l’étroitesse d’esprit, le manque de confiance ou de foi… et plus il serait capable d’interagir de manière sage avec les autres êtres, comme tel un moine devrait savoir le faire. Et, surtout, moins il se prendrait les pieds dans les racines ! À cette pensée, il se mit à sourire et redevint plus attentif au monde extérieur.

La forêt se présentait ici bien moins dense, ayant laissé place à une étendue de buissons et de plantes de moindre dimension, parsemée de quelques arbres. Gnomil marchait en tête, observant rapidement à droite, devant et à gauche pour déceler d’éventuels pièges et de rusés prédateurs. Pour l’instant, ils n’en rencontraient aucun. La chance les accompagnait. Reevirn se tenait en léger retrait, attentif au faible signal qu’il recevait de la Vélienne survivante et soucieux de ne pas le perdre.

Le terrain descendait maintenant légèrement, devenant de plus en plus humide au fur et à mesure de leur progression. Le sol devenait nettement irrégulier et spongieux. Les trois compères réalisèrent rapidement qu’ils marchaient en fait sur une colonie de gnarls, êtres circulaires mi-végétaux, mi-animaux gorgés d’eau, hauts de quelques pouces et larges d’un pied. Ceux-ci se déplaçaient si lentement qu’il fallait les observer une journée entière pour s’en rendre compte. Ils glissaient à l’aide de micro reptations ventrales. Ils ne possédaient ni membre ni tête, mais une couronne dorsale de mini tentacules capteurs. Ils se nourrissaient grâce à leur peau gluante et acide, collant puis digérant lentement les insectes qui s’y posaient. Les nutriments y pénétraient ensuite par de minuscules pores. Leur corps souple et résistant se déformait légèrement sous le poids d’un Vélien. Si le cuir de ce dernier représentait une protection à peine suffisante contre l’acide, ses sandales ou autres couvertures de pieds lui évitaient en général de connaître le moindre désagrément. Cependant, ce n’était pas le cas ici du simple tissu dont était enveloppé Tulvarn et celui-ci commençait à ressentir légèrement la brûlure des sucs digestifs gnarls. Il hâta le pas pour sortir de la zone colonisée, plus loin en contrebas, dépassant rapidement le voleur qui se demanda ce qu’il lui prenait :

— Hey ! Que t’arrive-t-il tout d’un coup ?

— Les gnarls. Je n’ai pas de sandales contrairement à vous deux. Ils me digèrent les pieds !

— Oh ! C’est vrai, reconnut le voleur en observant le tissu rongé par l’acide, avant de forcer l’allure pour suivre le moine.

Dès qu’ils se trouvèrent sur un sol plus stable et moins agressif, Tulvarn s’empressa de sortir ses cristaux afin d’utiliser celui qui permettrait une régénération plus rapide de son cuir plantaire. Il déchira à cette fin le tissu dégradé qui entourait encore ses pieds puis procéda aux lentes passes sur les zones lésées afin de déclencher le processus de guérison. Enfin, il sortit de son sac un morceau de rechange pour remplacer tant bien que mal les pièces déchirées à l’aide de ficelles végétales. L’opération complète dura un peu plus d’une heure galactique standard, moment de répit mis à profit par ses deux compères pour faire une sieste.

Après ce repos forcé, le trio se remit en route pour continuer sa descente dans ce qui apparaissait de plus en plus comme une vaste tranchée naturelle, un genre de profonde et large faille rocheuse aux pentes de plus en plus escarpées. Vu du ciel, l’endroit représentait une sorte de cicatrice terrestre gigantesque en plein milieu des plaines de l’Ouest. Les trois Véliens l’ignoraient, mais le lieu jouissait d’une sinistre réputation. Il s’agissait de Gnémar’obal, surnommé « les Larmes de la sorcière ». Il abritait des centaines de grottes et de gouffres de tailles et profondeurs diverses, et des milliers de pièges disposés par de lointains ancêtres lors de leur lutte contre d’anciens envahisseurs. La plupart étaient encore fonctionnels. Les autres pouvaient malgré tout se révéler dangereux par leur nature même. Les talents de Gnomil risquaient fort d’être mis à contribution. En attendant, Tulvarn, relativement insouciant, plongeait une fois de plus dans ses pensées, abandonnant l’attention de la route à ses deux compagnons.

Récapitulant les événements depuis son fameux rêve, le moine constata qu’il ne se trouvait guère plus avancé aujourd’hui, bien au contraire. Il ne savait toujours pas si le Tétralogue existait. Si c’était le cas, il ne connaissait même pas l’emplacement du tombeau du Saint-Homme. Il ne connaissait pas non plus l’éventuel assassin susceptible de se joindre à eux. Il s’interrogeait aussi sur cette légende évoquée par Jiliern. De plus, il ignorait si celle-ci était vivante et où alors elle se trouvait en ce moment. Et pour finir, il existait dorénavant la menace représentée par cet étranger que faute de mieux il qualifiait de sorcier. Celui-ci était-il d’ailleurs responsable de l’assassinat des deux collègues de Reevirn ? Tulvarn en venait à le suspecter. L’individu était parvenu à le blesser alors que lui-même avait bien davantage l’habitude des combats que les chasseurs. Quelle chance avaient pu avoir ces derniers, surtout s’ils avaient été pris par surprise ? Pratiquement aucune. Il était alors miraculeux que Reevirn ne soit pas mort.

Le trio se trouvait maintenant très proche de la partie la plus pentue des Larmes de la sorcière. La vaste faille leur barrait le chemin de manière plus évidente, les obligeant à s’arrêter. La déclivité devenait trop accentuée pour continuer simplement en marchant. Il leur fallait trouver un passage qui leur permette de rejoindre le fond de la cicatrice naturelle avant de remonter de l’autre bord. Tulvarn déposa alors son chargement pour établir un campement pendant que ses deux acolytes exploreraient la bordure de la fosse, l’un vers le sud et l’autre vers le nord. Ces derniers espéraient découvrir un sentier praticable qui puisse les mener sans danger jusqu’en bas. Comme ils ne disposaient d’aucun matériel d’escalade, la seule alternative envisagée par les trois aventuriers consistait à se servir du sabre du moine pour tailler des appuis sommaires dans la roche. Ils pourraient ainsi créer un très long et étroit escalier rudimentaire. Le fond paraissait situé à plus de cinq cents pas en contrebas. Il leur faudrait alors plusieurs jours pour mener à bien un tel projet. Et pendant ce temps, Reevirn risquait de perdre la trace de la Vélienne. Une telle perspective ne les réjouissait pas. Aussi, le chasseur et le voleur s’acharnèrent à découvrir au pire un genre d’escalier naturel en explorant minutieusement les environs immédiats de Gnémar’obal.

Après une heure d’exploration de la bordure, Gnomil découvrit une ouverture inattendue dans le sol, à une dizaine de pas du bord de la tranchée. Elle était assez grande pour laisser passer même le moine. Il s’y engagea prudemment pour tenter d’en déterminer la profondeur et la nature. L’endroit semblait être une espèce de boyau souterrain étroit creusé par l’eau dans un sol calcaire. Celui-ci était très irrégulier, contrastant avec la couverture végétale et le sol terreux environnant. Plus ou moins pentu, il permettait néanmoins une descente assez peu risquée, grâce à de nombreux appuis et une inclinaison globalement douce. Cependant, le voleur ne s’y enfonça pas très loin, car il n’y vit bientôt plus rien. Il décida alors de rebrousser chemin pour faire part de sa trouvaille potentiellement prometteuse.

Pendant ce temps, Reevirn ne découvrit rien de bon dans un paysage de plus en plus dégagé au fur et à mesure de sa progression. Assez bizarrement, la végétation devenait plus chétive, sèche et clairsemée. Peut-être le devait-elle à son rapprochement du sud ? La conséquence en était la plus grande facilité à repérer un éventuel chemin vers le fond des Larmes de la sorcière. Mais rien de tel n’apparut devant les yeux vigilants du chasseur. Aucun passage ne se découpait dans la falaise. Pas le moindre indice de commencement de l’un d’eux ne se manifestait. La pente restait désespérément abrupte partout où portait son regard. Contourner l’obstacle qui semblait s’étendre bien trop loin au sud demanderait de trop nombreux jours. Il ne lui restait qu’à faire demi-tour et à annoncer la mauvaise nouvelle à ses deux compagnons.

Lorsque les deux éclaireurs furent de retour près de Tulvarn, celui-ci écouta attentivement leur compte-rendu puis leur suggéra de tenter la descente dans le gouffre découvert par Gnomil. Quelque chose lui disait que celui-ci les rapprocherait de leur but, même s’il n’avait pour l’instant pas la moindre idée du comment. Le voleur et le chasseur n’avaient pas d’arguments notables à opposer, en dehors du fait que le boyau pouvait aussi bien aboutir à un cul-de-sac. La grande inconnue était sa longueur. Si celle-ci devait excéder celle de la faille, son exploration risquait de leur faire perdre définitivement la trace de la Vélienne. Le trio se remit donc en route, vers le nord de la tranchée. Marchant plus lentement à cause des sacs portés par le moine, il leur faudrait deux bonnes heures pour parvenir à l’entrée du gouffre.

En chemin, Tulvarn ne put manquer de s’interroger sur le bien-fondé de leur décision. Objectivement, les chances que le boyau aboutisse à une ouverture qui les rapprocherait du fond de la faille étaient a priori bien faibles. Il pouvait au contraire dévier loin de la falaise ou ne pas avoir d’autre issue à l’air libre. Cependant, l’aventure elle-même pouvait être un fiasco complet. Ce serait spécialement le cas si ses intuitions se révélaient en définitive totalement illusoires. Devait-il leur faire confiance, au risque de les mettre tous en péril ? Son maître lui avait conseillé maintes fois de le faire, mais le moine guerrier manquait encore de confiance en elles et en lui-même. Pourtant aguerri par un entraînement intensif, de difficiles stages de survie et des séances de jeûne prolongé, il se sentait vulnérable. Ce sentiment s’était récemment exacerbé après sa rencontre avec le sorcier recruteur. Sa maladresse presque légendaire ne l’aidait pas non plus. Pour surmonter cet état qu’il ressentait comme une faiblesse, il ne voyait pas d’autre voie que celle d’affronter directement ses doutes et ses peurs en faisant usage de sa volonté. Ses intuitions ne pourraient être confirmées qu’en les suivant avec force et foi. Ou bien elles se révéleraient vides, sans le moindre fondement, mais il ne pouvait lever le doute sans tenter l’aventure. Si le Tétralogue existait, il devait le trouver et retrouver avant cela la cristallière. S’il n’existait pas, il devrait apprendre encore et encore à mieux discerner entre intuitions et illusions. La réponse ne pourrait venir que par l’action. Et il devait s’y lancer avec toute son énergie, en utilisant au mieux ses capacités et en acceptant l’aide de ses compagnons. Dans l’immédiat, si son intuition lui disait de suivre la piste entrevue par Gnomil, et par conséquent de s’enfoncer dans un gouffre inconnu, alors il devait le faire avec confiance, ouverture et persévérance. Si ce chemin ne conduisait nulle part, au moins il le saurait et disposerait du même coup d’un indice puissant de ce qui ne relevait pas d’intuition, mais de leurres ou de mirages. Il existait même la possibilité qu’un cul-de-sac représente finalement un atout, pour une raison qu’il restait alors à découvrir. Quoi qu’il en fût, il gagnait à considérer qu’il n’y aurait pas d’échec. L’action conduirait à la démonstration d’un résultat, d’une réalité. Il n’aimerait peut-être pas cette conséquence, mais il devait tout tenter pour lever le doute. Tulvarn en était là de ses réflexions lorsqu’il se prit une fois de plus les pieds dans un trou masqué au regard vague et automatique qu’il portait sur les alentours. Il s’étala une fois de plus de tout son long, sa tête atterrissant sur un tapis de mousses et de formations herbeuses. S’il avait été plus concentré sur sa marche, il aurait presque certainement évité l’écueil. Mais voilà, il n’était pas encore guéri de ses incursions dans l’univers de ses pensées, de son imagination et de ses images mentales lorsque la situation ne s’y prêtait pas !

— Hey, Sieur Tulvarn ! Que vous arrive-t-il encore, demanda vivement Gnomil ?

— Mmm… Désolé ! Rien. Je ne regardais pas où je marchais, tout simplement et malheureusement. Une fois de plus !

— Je vois ça, en effet ! Cette habitude pourrait pourtant vous causer de gros ennuis, du genre de tomber au bas d’une falaise.

— Je sais… souffla Tulvarn sur un ton désabusé. C’est une maladie dont je ne parviens pour l’instant pas à guérir. Ce n’est pas faute d’avoir reçu maints conseils de la part de mon maître. Pour l’instant ceux-ci sont pratiquement restés infructueux. Parfois, ça me désespère.

— Comment cela se fait-il, interrogea Reevirn ?

— Je l’ignore. Du moins, je le sais, je connais le mécanisme intérieur qui conduit à cela. Mais j’ignore pourquoi j’utilise un tel mécanisme, pourquoi j’ai cette tendance depuis mon plus jeune âge. Qu’ai-je donc fait dans une vie antérieure pour cela ? Ou bien encore, pourquoi avoir choisi cette tendance en m’incarnant cette fois-ci ?

— Pour ma part, je n’ai jamais trop compris ces affaires de réincarnation, intervint Gnomil. Pourquoi par exemple se choisirait-on volontairement des conditions de vie difficiles ?

— Ou de dures leçons à apprendre, ajouta Reevirn ?

— Pour tenter de mieux appréhender tout cela, répondit Tulvarn, j’en reviens souvent à mon « étincelle ». Celle-ci est une partie du feu cosmique et suit donc par nature les grandes lois ou les desseins qui ont engendré les mondes de matière sous l’impulsion de ce feu primordial. Celui-ci avait un but, même si on ignore précisément lequel. On peut supposer que l’acquisition de la Conscience et l’expression concrète de l’Amour en font partie. Et l’infini potentiel du feu cosmique ne peut probablement s’exprimer qu’au travers d’une infinité de situations.

— Ouf, ça devient déjà compliqué, reprocha quelque peu le voleur !

— Entendu. Essayons de le rendre plus simple ! Pour aboutir à un nouvel arbre, un fruit doit d’abord tomber sur le sol et s’y retrouver enfoncé d’une manière ou d’une autre, n’est-ce pas ?

— Oui, bien sûr, répondirent ensemble le Gnomil et Reevirn !

— Eh bien, pour aboutir à une nouvelle incarnation, l’étincelle doit d’abord s’enfoncer dans la matière.

— Ça paraît complètement évident, Sieur Tulvarn !

— Ça semble en effet couler de source, ajouta le chasseur.

— Très bien ! Continuons ! La graine ne pourra pousser que sous certaines conditions. Selon la nature de l’arbre, il lui faudra telle quantité de lumière plutôt qu’une autre, tel sol plutôt qu’un autre, tel taux d’humidité plutôt que tel autre, telles plantes voisines plutôt que telles autres, et ainsi de suite…

— D’accord, et puis ? interrogea le voleur légèrement intrigué, ne sachant pas où le moine voulait en venir.

— Maintenant, envisageons que l’étincelle souhaite savoir ce que c’est que d’être un menuisier. Elle devra alors choisir une graine de menuisier, être plantée peut-être dans une famille de menuisiers ou dans un village ayant besoin d’un menuisier. La graine en développement devra se trouver à un moment en situation pour apprendre son métier particulier. Elle devra aussi permettre que l’arbre, ou le corps, soit celui d’un menuisier plutôt que d’un chasseur ou d’un assassin. La forme et les aptitudes du corps devront être adaptées au rôle souhaité. Si la graine se trouve semée dans un milieu aisé, elle se développera plus vite et mieux que si elle se trouve dans un milieu aride ou pauvre…

— Oh ! je comprends mieux, reconnut Gnomil, étonné et légèrement ébahi par la démonstration. Alors, si je ne me trompe pas, mes conditions de vie le doivent essentiellement à ce qu’a voulu faire, expérimenter ou découvrir mon étincelle en s’incarnant de nouveau.

— Tout à fait !

— Mais pourquoi se choisir des conditions de vie difficiles ? Ça, je ne comprends toujours pas !

— Lorsque l’étincelle sème une graine, elle est un peu comme ces Véliens qui font pousser des arbres ici et là. Ils ne savent pas au départ si cela va marcher ou non sur le sol et à l’endroit particulier choisis. Parfois l’expérience rate et la graine ne donnera aucun arbre. Parfois l’arbre est chétif et malade. D’autres fois, il est en pleine santé et il fournit de beaux fruits. Est-ce que l’étincelle sait automatiquement le résultat de l’incarnation avant de l’avoir tentée ? Elle peut se douter que certaines tentatives seront plus difficiles que d’autres, que tel sol est plus dur que tel autre, mais elle apprend davantage par chaque nouvelle expérience, par chaque nouvelle vie incarnée. Et l’on peut supposer que plus dur pour elle est le défi, plus grande est la joie de l’avoir surmonté. Plus dure est l’épreuve ou la leçon, et plus forte la pousse engendrée. Un arbre qui résiste au gel, aux tempêtes, à la grêle, aux champignons… sera d’autant plus fort. L’étincelle bénéficiera de cette expérience fructueuse pour ses prochaines incarnations.

— Mais alors, qu’est-ce qui fait qu’un arbre chétif peut parfois malgré tout survivre, même sur un sol aride, au point de donner un jour des fruits, et que d’autres fois un arbre qui poussait sur un sol facile peut soudain devenir malade et mourir ?

— La différence vient probablement de la volonté de l’arbre lui-même, cette volonté dont une partie a pu être communiquée ou favorisée par le semeur d’arbres, par l’étincelle du feu cosmique. Il existe une grande différence entre la volonté de vivre et celle de mourir, entre celle d’assumer le rôle voulu par le semeur et celle de le refuser, de se rebeller, ou d’y renoncer. Si ta volonté de vivre est puissante, même si au départ le sol qui t’a vu naître était aride, tu produiras de beaux fruits, de belles actions, au point que tu pourras devenir un exemple, puis une légende pour les autres arbres.

— Oh ! Je vois, répondit simplement le voleur rempli d’un sentiment de gratitude. Son ami le chasseur y ajouta lui un étonnement candide.

— Si vous n’avez pas d’autres questions, il vaudrait mieux que je me concentre de nouveau sur le trajet, car autrement je risque encore de tomber.

— J’en ai encore une, si vous permettez, Sieur Tulvarn.

— Oui, vas-y !

— Pourquoi est-ce qu’on ne se rappelle pas des vies antérieures ?

— Est-ce que le nouvel arbre semé quelques années auparavant par le semeur peut se rappeler de la vie de l’arbre semé avant lui ?

— Euh… ! Ce n’est pas le même… Si un arbre a une mémoire, ce n’est pas la même que celle de l’autre avant, je pense.

— Je crois aussi, approuva le Reevirn.

— Est-ce que ma mémoire est celle du Vélien ou de la Vélienne que j’ai pu être dans une vie antérieure, poursuivit Tulvarn ?

— Je ne pense pas non plus, admirent simultanément le chasseur et le voleur.

— Alors, vous avez trouvé vous-mêmes votre réponse.

— Mais, je ne veux pas notre réponse, mais « la » réponse, maugréa le voleur.

— Oh, mais celle-là, seul le Grand Satchan la connaît, j’en ai bien peur, répondit le moine.

— Mais si nous en sommes une étincelle, n’est-il pas possible pour nous aussi de la connaître, interrogea le chasseur ?

— Nous sommes surtout en ce moment l’arbre poussé depuis la graine semée par l’étincelle. Après avoir semé sa graine, cette dernière y plonge pour lui communiquer sa vie et sa volonté. Elle se trouve donc en nous, du moins selon ce qu’en disaient plusieurs anciens maîtres. Mais rien ne prouve par ailleurs qu’ils aient vu juste. Et pour en revenir à ta question, dans l’optique de ces anciens sages, nous pourrions connaître nos vies antérieures en réalisant un contact conscient avec notre étincelle, ce pourvoyeur de vie et de volonté enfoui en nous, ceci bien sûr en admettant que l’étincelle soit dotée d’une mémoire.

— Pourquoi n’en serait-elle pas dotée, demanda le voleur ?

— Pourquoi en serait-elle dotée, répliqua le moine ?

— Eh bien, pour se rappeler les précédentes expériences de semailles de graine, non, hasarda le chasseur ?

— Bon argument, le félicita Tulvarn ! Cependant, je vous rappelle qu’un argument ne représente pas pour autant la réalité du fait qu’il évoque et qu’en définitive dès que nous abordons de tels sujets, nous plongeons dans des domaines hautement spéculatifs. Mon maître avait coutume de dire que seul le doute était certain.

— Mais, ça ne veut rien dire, ça, « seul le doute est certain », rétorqua Gnomil !

— Cela a le sens que tu veux bien lui donner ou lui découvrir, pourtant. Pour mon maître, cela signifiait en quelque sorte qu’il n’était certain de rien et qu’il devait apprendre à vivre avec le doute. Je dois avouer que pour l’instant ça me dépasse encore. Je n’aime pas vraiment vivre dans l’incertitude et j’ai l’impression que pour l’instant, je dois plutôt apprendre à éliminer le doute qui m’assaille en permanence.

— En fait, si je peux me permettre, intervint timidement Reevirn, je ne suis pas sûr que dans votre cas il s’agisse du même genre de doute.

— Peux-tu préciser ta pensée, demanda le moine ?

— Oui. J’ai l’impression que le doute qui t’assaille est lié à un manque de confiance, alors que le doute mentionné par ton maître serait plutôt la capacité à accepter de ne pas savoir avec certitude, alors que seul le Grand Satchan pourrait tout savoir.

— Eh bien, je vais finir par croire que soit tu avais raté ta vocation, soit nous nous sommes trompés en pensant que tu étais un chasseur et tu es en fait un moine ou éventuellement un érudit. En tout cas, je te remercie.

— Ce n’était pas grand-chose.

— Au contraire, pour moi tes paroles revêtent une grande importance et vont m’être très utiles.

Le trio poursuivait sa marche vers l’entrée du gouffre et s’en trouvaient maintenant tout proche, à charge pour Gnomil d’en retrouver l’emplacement exact. Celui-ci se mit donc en quête des repères visuels gravés dans sa mémoire. Explorant méticuleusement le rebord de la faille à une distance d’environ vingt pas, il devait normalement redécouvrir facilement le trou dans le sol partiellement couvert de broussailles. Il se trouvait proche d’un grand arbre aux feuilles épineuses et dentelées. Pourtant, après deux nouvelles heures à tourner en rond près de l’endroit supposé, les trois compères ne détectèrent pas la moindre ouverture dans le sol, les amenant à s’interroger :

— Es-tu vraiment sûr de n’avoir pas rêvé, commença par demander le moine au voleur ?

— Je finissais moi aussi par me questionner sur ce que tu avais vu.

— Eh bien pour tout dire, j’en viens à douter de mes souvenirs. Pourtant habituellement, j’ai plutôt une très bonne mémoire, ce qui me permet notamment de me repérer lorsque je prépare mes coups pour pouvoir ensuite m’enfuir plus facilement en cas de problèmes.

— Il vaudrait pourtant mieux que tu n’aies pas rêvé, assura Tulvarn. Faisons donc une pause pour nous changer les idées. De plus, avec un peu de chances, ça te permettra ensuite de mieux te rappeler l’aspect du terrain près du gouffre.

— D’accord, répondirent ses deux compères simultanément, avant de s’allonger sur le dos sous deux arbres de taille moyenne présents à quelques pas de distance. Tulvarn les rejoignit quelques instants plus tard après avoir déposé son chargement à droite et à gauche.

Après seulement quelques instants, Reevirn se redressa soudain avant de s’adresser timidement à ses deux compères qui commençaient à somnoler :

— Quelque chose me turlupine de plus en plus depuis que nous avons décidé de traverser cette énorme dépression. C’est bien beau de trouver un moyen d’y descendre, mais comment allons-nous remonter de l’autre bord ?

— Je n’en sais rien, avoua le moine. Je m’étais dit que si nous avions la chance de trouver le moyen de descendre, pourquoi n’aurions-nous pas ensuite celle de trouver comment grimper sur l’autre versant ?

— C’est bien beau, intervint Gnomil, mais ça commence à faire une certaine accumulation de chances. Et si le fait que je ne retrouve pas l’entrée du gouffre signifiait que nous devons trouver autre chose ?

— Comme quoi, demanda le moine ?

— Eh bien, au lieu de perdre un temps fou à trouver comment traverser, ce qui implique la descente puis la remontée, pourquoi ne pas contourner l’obstacle ?

— J’y ai songé aussi, mais sait-on sur combien de milliers ou de centaines de milliers de pas cette faille se poursuit ? S’il nous fallait plusieurs dizaines de jours pour la contourner, serions-nous gagnants ?

— Et s’il nous fallait autant de temps pour la traverser ?

— Je reconnais que dans un cas comme dans l’autre, nous sommes ignorants de la durée possible. Aussi, je pensais suivre mon intuition qui m’invitait à descendre. Mais maintenant, j’en suis encore moins sûr. Que préférez-vous ?

— Je n’en sais rien, répondit le chasseur.

— Moi non plus, reconnut à contrecœur le voleur. J’espère que ton intuition est fiable.

— Si l’on en croit mon maître, elle l’est.

— Si tu me permets, rétorqua Gnomil quelque peu énervé, ton maître, je ne le connais pas. Et tu ferais bien de ne pas toujours t’en remettre à lui comme s’il s’agissait de ton père et que tu étais encore un enfant !

— Désolé, je ne voulais pas t’indisposer en le mentionnant. Pour moi, il a effectivement été un père au début, lorsque je suis arrivé jeune au temple. Cependant, ensuite, il a été bien plus que cela. Il représente pour moi un véritable modèle. En me laissant aller, j’ajoute qu’il est comme une lumière dans la nuit. Je n’ai jamais vu ses paroles mises en défaut. Il avait toujours le mot juste, la question qui t’amenait à de bonnes réflexions, le réconfort dans les périodes de doute… Et le Grand Satchan sait combien souvent j’ai pu douter et combien je doute encore !

— En tout cas, il semble que tu le vénères presque autant que le Grand Satchan lui-même.

— Oh non ! Je n’oserais pas ! Non, je l’admire, simplement. Et j’aimerais lui ressembler. J’en suis malheureusement encore loin. Encore une fois, excuse-moi de le mentionner si souvent. Il m’a tellement appris ! Si je suis ce que je suis aujourd’hui, c’est en grande partie grâce à lui, même si je trimballe encore une ribambelle de défauts.

— Puis-je suggérer quelque chose, intervint le chasseur ?

— Bien sûr, mon ami, répondit le moine !

— En grande partie grâce à lui ? Ou au moins autant grâce à toi qui auras su habilement tirer profit de ce que ton maître t’apportait ?

— Tu me surprends encore, mon ami. Tu vas finir par m’amener à te suspecter d’être un maître caché. Tu ne parles pas souvent, mais ce que tu dis alors sonne toujours très juste. Et si tu étais bien un chasseur, tu avais peut-être raté ta vocation. Tu représentes pour moi une énigme.

— Oh, pour ça, j’en suis aussi une à mes yeux, car j’ignore toujours même mon propre nom ! Si nous en revenions plutôt à notre préoccupation immédiate et urgente ?

— Oui, il nous faut décider si nous traversons ou si nous contournons, ajouta Gnomil. Et je ne sais toujours pas ce qu’il vaut mieux !

— Je propose de nous en remettre à l’intuition de Tulvarn, car je n’ai rien de mieux à offrir.

— Alors, remettons-nous en recherche du gouffre ! conclut le moine en se relevant avant de prendre de nouveau ses quatre sacs.

(Suite : Le Tétralogue — Roman — Chapitre 15)

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