22/10/2021 (2021-10-22)
[Source : legrandsoir.info]
Par Jacques-Marie BOURGET
En un demi-siècle, le journalisme est passé d’une réalité de liberté, voire « libertaire », à celle de l’obéissance où sa fonction essentielle est de propager la parole des maîtres. Un récent communiqué de la première organisation professionnelle, le Syndicat National des Journalistes, confirme cette réalité française devenue universelle. Le SNJ évoque la « confiscation de la ligne éditoriale par les éditeurs, porte-voix de leurs actionnaires ». Les donneurs d’ordre, comme on le dit en bourse, sont des financiers propriétaires de médias ou des dirigeants d’États, leurs fondés de pouvoir.
Ainsi, pendant vingt ans Rupert Murdoch, milliardaire australien ultra réactionnaire, s’est comporté en propriétaire du « 10 Downing street », le siège du Premier ministre britannique et organisé la rupture du Brexit. Blair, Brown et Cameron ont été les obligés d’un implacable ami : « Rupert ». Aux États-Unis le même monstre de presse a facilité l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche. L’impressionnant documentaire du réalisateur anglais Jamie Roberts, The Rise of the Murdoch Dynasty, suffit à dépeindre le Tchernobyl de presse qu’a provoqué ce tueur de journaux venu des antipodes.
Au XXIe siècle, la fiction Citizen Kane se joue en vrai sur une scène vaste comme la planète. La preuve par l’histoire nous démontre – trop tard – que le propriétaire d’un trust de presse peut diriger le monde. C’est même l’unique raison qu’il a pour posséder, en masse, journaux et télévisions. La masse qui assomme les masses.
Prononcer sur la presse les paroles d’un requiem, vous attire en général une réponse haineuse. Le mépris ou l’injure est comme un antidote pour un monde peu porté à l’autocritique. Sur notre Titanic mourrons donc en musique. Pourtant des milliers de jours étant passés, tout journaliste éveillé finit dans le métier comme un homme souffrant. Veuf d’un monde perdu. Faut-il rendre les journalistes coupables d’avoir enfilé les œillères et les chaînes tendues par le système ? Évidemment non.
Il existe encore des îlots où quelques Shadocks continuent de faire tourner le phare, des poches de résistance. La presse « mainstream » ne mérite plus son nom (les chiffres de lecteurs sont affligeants), mais, portée sur les ondes d’Internet, une nouvelle presse arrive pour chasser celle d’aujourd’hui. Ce mouvement de bascule a été bien compris par les milliardaires de presse. Voyant fondre leur public, ils tentent de le récupérer en amplifiant leurs éditions sur Internet.
« Toile » pourtant honnie dès sa création par les actionnaires et leurs profits : un possible espace de liberté s’ouvrait et il leur échappait. Leur première stratégie fut d’utiliser en masse l’arme de la diffamation. Tous les sites d’information, ou de réflexion, tous les journalistes publiant hors troupeau, sont épinglés, black-listés, marqués du sceau de « pas crédible ». Ces damnés étaient soit des « complotistes » producteurs de « fake news », soit « fascistes, rouges-bruns, gauchistes, islamo-gauchistes » ou pire.
Des brigades, formées de gardiens de la pensée juste, furent sponsorisées. Eux seuls avaient sur Internet le monopole du vrai. Ces manœuvres ont échoué ou sont en train de mourir : si les Gafa ne parviennent à maîtriser tous les contenus circulants sur la Toile, les Murdoch mondialisés, en France les Arnaud, Pinault, Bolloré et Bouygues, peuvent être battus. Pire, des Google et Facebook, sans censeurs, peuvent naître. Bientôt l’Internet en direct par satellite rendra difficile le jeu des ciseaux d’Anastasie.
Le spectacle de l’information télévisée est tout aussi désolant. Pas inquiétant : en France la moyenne d’âge des téléspectateurs assidus est, au premier mars 2021, de 56,1. Cela signifie que l’avenir a déserté le vieux tube pour regarder ailleurs, sur le Net. Ici les puissants ont donc perdu des plumes. Contrairement à un axiome astiqué dans les réservoirs à penser de Washington, la seule fonction d’Internet n’est pas de faciliter le mensonge. Le Net peut être son pire ennemi, l’outil démocratique qui permet de dénoncer.
Dans vingt ans restera-t-il des journalistes de presse écrite ? Par la fausse magie de « l’intelligence artificielle », alimentée par des milliers d’esclaves chargés de gaver la machine, les articles seront alors écrits par des robots. En cinq ans le Washington Post a publié plusieurs milliers de ces papiers désincarnés. En salle de rédaction, le journaliste qui surveille la machine emprunte le rôle du vigile de supermarché.
Les éditoriaux, chacun l’a constaté, exigeant une énorme mémoire vive, échappent encore à cette écriture automatique dont les surréalistes n’ont osé rêver. Un avantage, au regard du style : les robots ne peuvent écrire d’une façon plus médiocre que ce que la production actuelle nous propose. Au musée de la presse, les journalistes « écrits » vont rejoindre les linotypistes des anciennes imprimeries.
Votons donc pour une renaissance sur Internet. Cette presse numérique finira par sortir de son modèle où le travail est peu ou pas rémunéré. Qui exige de ses journalistes et contributeurs la passion de l’amateur. Pourtant, en s’installant sur la Toile, le journalisme ne peut s’exonérer de ses principes fondateurs : enquêter, donc voyager, tenir le terrain ; des impératifs coûteux.
Paradoxe : en exigeant la gratuité des sites auxquels ils sont désormais fidèles, les lecteurs sur Internet, surtout en France, ont tué un peu de leur liberté de savoir en refusant leur écot aux éditeurs pionniers. L’information gratuite ne peut exister.
Jacques Renard qui était plus grand encore que « grand reporter », un immense journaliste français, m’a dit une nuit, assis près du bar au « Village », club de Saint-Germain-des-Prés : « Tu sais, si je ne vais jamais au cinéma c’est que j’ai trop peur qu’il se passe quelque chose pendant ce temps-là ». Voilà. Pompiers d’un monde plus ou moins vaste – toute la planète ou l’accident du coin de rue – nous attendions « qu’il se passe quelque chose ».
L’information se périmait plus vite qu’une tranche de saumon, il fallait du nouveau, des nouvelles. Et les diffuser en premier. Chaque jour les quotidiens publiaient trois ou quatre éditions différentes, et une « spéciale » en cas d’évènement majeur. Les journalistes étaient peu souvent à la rédaction, plutôt sur le terrain, même si celui-ci était un bistro. Chacun savait que l’information venait du dehors, où il fallait être.
Les journalistes étaient alors des « confrères » – ils sont devenus des « collègues » –, comme dans les compagnies d’assurances. Entre nous le « tu » était obligatoire. Un exercice difficile pour qui avait vingt ans et devait tutoyer un rédacteur en chef âgé de soixante-cinq, chenu et sortant de Normale Sup. À l’intérieur d’une rédaction, même salarié, le journaliste conservait un statut d’indépendant, et il n’était pas concevable de le faire plier, les rédacteurs et reporters n’étant pas encore considérés comme des techniciens de presse.
Le métier ne s’enseignait pas dans des écoles, le recrutement se faisait à l’usage, avec jugement sur le tas. On entrait dans une rédaction, on écoutait, pour être vite expédié dans un commissariat comme pêcheur d’informations. Dix-huit mois plus tard, les tenaces devenaient journaliste, les autres filaient à la fac ou dans le commerce. Nous nous retrouvions entre gens étranges, plutôt hors société, pour certains hors de temps. Je me souviens d’un confrère auquel on avait confié un reportage à huit heures du matin, amateur de grasses matinées l’insomniaque ne s’était jamais levé si tôt.
« Le terrain, le terrain » … Celui-ci avait toujours raison et organisait les existences. Partis au Vietnam, au Liban, au Cambodge, en Afrique ou à Bruay-en-Artois, les journalistes pouvaient disparaître plusieurs mois. Partout où il se trouvait, « l’envoyé spécial », celui qui voyait les faits de ses yeux, avait toujours raison. Raison à l’heure du « bouclage » contre les avis des confrères ou rédacteurs en chef restés au bureau. La copie d’un envoyé spécial était intouchable.
Le monde de presse formait une tribu nationale ou internationale, parfois une fraternité acquise lors des coups durs partagés, moments où la vie ne valait pas cher. Ces acteurs de l’information avaient le goût de la littérature. Il fut un temps où quelques membres de cette communauté se nommaient Hemingway, Dos Passos, Steinbeck, Nizan, Camus, Malraux, Kessel, Bernanos, Gatti… Puis la littérature a divorcé d’un journalisme de moins en moins soucieux de la valeur des mots. Les nouveaux maîtres, ceux qui ont concentré la presse, ne lisaient plus des romans, mais des bilans. Le temps de cerveau disponible est devenu une unité de mesure.
Issus d’écoles spécialisées, les CV des jeunes journalistes d’aujourd’hui interpellent. Le métier n’est plus ouvert, mais fermé sur une caste totalement « bourgeoise », comme pourrait l’observer Pierre Bourdieu. Les professions des parents de ces nouveaux confrères oscillent entre industriels, avocats, médecins, architectes. Allez chercher ici un fils d’ouvrier… Mieux, puisque nous sommes entre gens de bonne naissance, le népotisme permet de caser aisément un rejeton dans la presse.
Jetez un œil sur l’audiovisuel français, et vous trouverez des homonymies qui vous démontrent que bien des étudiants en journalisme ont eu, eux aussi, « de la chance » pour reprendre Jacques Brel. Si j’insiste sur cet aspect sociologique, ce n’est pas pour rejoindre un bataillon de la lutte des classes, mais pour observer que ces « écoles de journalisme », désormais inévitables et coûteuses, ne sont pas des instituts où l’on forme des rebelles. Par deux fois, à Paris au Centre de Formation des Journalistes, j’ai été invité à évoquer le « doute ». M’inquiétant du peu d’appétit des étudiants pour Descartes, le responsable des études m’a répondu : « Tu sais, ici nous n’enseignons que des certitudes ».
En 1999 au Kosovo, placé du mauvais côté des bombes de l’OTAN, c’est-à-dire en dessous, j’ai eu à Pristina la surprise de tomber un soir, sous la lueur d’une lampe tempête, sur Régis Debray. Il avait eu le courage de venir ici. Afin de vérifier si les affirmations de presse étaient des vérités : un stade transformé en « camp de prisonniers », les Serbes « jouant au foot avec des têtes humaines », « 700 000 morts » annoncés. Tout était faux. Pour avoir écrit cela à son retour dans le Monde Diplomatique, Debray fut proscrit par l’escadron du bien. Edwy Plenel, gardien du sanctuaire, a même titré : « Adieu Régis ».
Pour avoir vérifié une information qui venait contredire la doxa, le médiologue était mis au cachot. Quittait le monde de la connaissance pour celui du complotisme moisi. Interrogé par Debray, dans sa Revue de Médiologie, je me souviens du titre donné à notre entretien : « La mort du regard ». Lui et moi en avions la preuve : envoyer un journaliste couvrir un évènement était prendre le risque de faire écrouler ce mensonge.
En 2021, quand il monte dans un avion, un envoyé spécial sait que, le temps d’un aller et retour, il ne voyage qu’afin de confirmer le contenu des éditoriaux de son patron. À quoi bon savoir ? Un ami cher vient de me souffler l’analyse ultime, celle qui résume notre moment de presse : « la vérité n’est plus qu’une opinion parmi d’autres ».
La nostalgie qui gagne, en décrivant cette vieille presse, ne doit pas masquer ses monstruosités. Le mensonge n’est pas un outil récent et les rédactions de jadis n’étaient pas le congrès des anges. Châteaubriant nous a prévenus très tôt : « Faites attention à l’histoire que l’imposture se charge d’écrire ». En 1914 L’Intransigeant nous rapportait que les balles « boches » ne tuaient pas. En 1927 La Presse affirme que Nungesser et Coli avaient « traversé l’Atlantique », alors qu’ils gisaient au fond de l’océan (rendus furieux les lecteurs auront très rapidement la peau du quotidien trompeur).
Propagande et bidonnages ne sont pas nés avec les start-ups. Mais scientifiquement mise au point dans des fabriques du mensonge, matière incubée dans des « think tanks », ou agences de « com », Pinocchio a pris de jolies formes et du poids. Avec le sérieux qui convient, la presse d’aujourd’hui ne propage plus, pour l’essentiel, que des vérités inventées. Colin Powell secouant son tube d’anthrax au Conseil de l’ONU afin de persuader l’univers que l’Irak possédait des Armes de Destruction Massive, était un créateur. Sa construction fut reprise et fortifiée par tous les médias des pays de l’OTAN, en tête les plus grands journaux des EU.
Idéale la vieille presse ? Non bien sûr. Il suffit, pour décrire le pire, de reprendre, sous forme d’ordures, les publications qui, dès 1933, ont rêvé de l’arrivée de Hitler à la Tour Eiffel. Brasillach a été le plus connu des confrères fusillés à la Libération, mais la purge a épargné (je ne réclame pas la potence, juste l’indignité à vie) trop de patrons et presse et de collaborateurs.
Citons le criminel de guerre Bousquet que l’on retrouvera dans les années cinquante dans l’équipe de direction de La Dépêche du Midi . Pour la mise à mort de la vieille presse vinrent des satrapes comme Robert Hersant, un antisémite ancien responsable d’un groupuscule pronazi. Sous Giscard, soutenu par les banques, il va racheter de grands journaux comme Le Figaro et L’Aurore. Le rideau se tire sur la liberté.
De ces lignes vous pouvez déduire que l’ancien modèle a échoué. Celui des journalistes indépendants vivant sur le terrain ? Mais non, il a été étranglé par la société du spectacle, pour citer Guy Debord. Monde où le préjugé, l’inventé, le faux doit circuler comme un virus. La communication a pris le pouvoir. Des journaux rentables, vendant à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires (ce qui fait rêver aujourd’hui), ont été achetés pour être transformés en tracts, ancêtres du « storytelling ».
Au bout du fusil, la prise du pouvoir. En France l’objectif est double, la démolition du programme du Conseil National de la Résistance – celui qui, outre la création d’une presse qui devait être éthique, a promulgué un nouveau contrat social –, il s’agit aussi, sous la dictée de Washington et autres relais, de promouvoir une Europe épousant la forme d’une colonie des EU. Les « pères » de ce continent, supposé unifié, n’étaient-ils pas un ami de la CIA pour Jean Monnet et un ancien ministre de Pétain, pour Robert Schuman ?
Dans le passé, la devise des journalistes étasuniens était la suivante, « Affliger les puissants et réconforter les faibles ». C’est fini, au broyeur la maxime. Après avoir gobé tous les mensonges des locataires successifs de la Maison-Blanche, et à la fin cette sornette sur la Russie qui aurait truqué l’élection favorable à Trump, la presse des EU ne vit plus ses beaux jours. La pensée occidentale est au garde à vous et Savonarole peut jeter au feu celui qui dérive. Le journalisme n’est plus là pour réconforter, ou affliger, mais pour valider le choix des maîtres ; il a perdu son statut de « quatrième pouvoir ».
En 1968, après que les États-Unis ont subi la désastreuse « Offensive du Têt » au Vietnam, Walter Cronkite, présentateur du grand journal de CBS, se rend sur place. De retour au pays, il lance un édito : « quittons ce bourbier, la guerre n’est pas gagnable ». En regardant l’écran de son téléviseur le président Johnson aurait déclaré « Si j’ai perdu Cronkite, j’ai perdu l’Amérique ».
Un an plus tard, l’immense Seymour Hersh, l’icône de notre métier, révèle qu’à My Lai, au Vietnam, l’armée des EU a commis un crime de guerre en tuant plus de 400 civils. Hersh devient un héros récompensé du Prix Pulitzer. En ce printemps 2021, Hersh toujours actif après avoir multiplié les révélations depuis cinquante ans, ne trouve plus un seul journal acceptant de publier ses enquêtes.
Impossible d’écrire une ligne à propos de l’Ukraine, de la Syrie, de la Palestine par exemple, qui vienne écornifler le joli chromo accroché dans les rédactions : celui de la vérité révélée. Au travail d’un Hersh, les journaux du monde préfèrent le mensonge. Comme celui de Timisoara, une ville de Roumanie où en 1989, pour mieux abattre le tyran Ceausescu, la presse mondiale a soutenu la réalité d’un faux charnier. C’est de ce poison que la presse du monde nouveau peut mourir.
Jacques-Marie Bourget
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