21/06/2020 (2020-06-21)
[Source : WE DEMAIN]
Le journaliste français Lionel Astruc a enquêté sur la Fondation Bill et Melinda Gates. Il éclaire la face cachée d’une philanthropie qui selon lui menace la démocratie. Interview.
Par Claire Gollot I Publié le 2 Mai 2019
Lionel Astruc est l’auteur d’une enquête approfondie sur la Fondation Bill et Melinda Gates. (Crédit : Actes Sud) Créée en 2000 par l’un des hommes les plus riches de la planète, Bill Gates, le père de Microsoft (fortune personnelle estimée à 96,5 milliards de dollars, selon le classement Forbes 2019), la Fondation Bill et Melinda Gates se donne pour missions la lutte contre la pauvreté, la protection de la santé, le renforcement de l’éducation, la promotion d’une agriculture intensive…
Intervenant dans une centaine de pays, pourvue d’un budget annuel de 4,5 à 4,7 milliards de dollars, administrée par Bill Gates, sa femme Melinda et un autre milliardaire américain, Warren Buffett, cette fondation privée est le plus grand mécène au monde.
À l’occasion de la publication de L’art de la fausse générosité – La Fondation Bill et Melinda Gates (Editions Actes Sud, mars 2019), We Demain a rencontré son auteur, Lionel Astruc. Le journaliste a enquêté sur la philanthropie du fondateur de Microsoft qui, selon lui, exploite les techniques du capitalisme, mélange les intérêts privés et publics, et menace la démocratie.
Lionel Astruc, auteur de seize livres consacrés à la transition écologique, a mené de nombreuses enquêtes sur les filières de matières premières, les origines des biens de grande consommation et les initiatives pionnières pour transformer la société. Il a suivi, depuis leur source, les flux financiers qui alimentent les actions dites caritatives de la Fondation.
- We Demain : Comment enquête-t-on sur une institution aussi puissante que la Fondation Bill et Melinda Gates ?
Lionel Astruc : Ce livre est un travail collectif, fait notamment avec Mark Curtis, journaliste d’investigation britannique, auteur du rapport intitulé Gated Development : Is the Gates Foundation always a force for good? publié en juin 2016 par Global Justice Now, ONG avec laquelle j’ai aussi travaillé, et Vandana Shiva, scientifique et militante. Ce rapport (Gated Development), point de départ du livre, a été présenté à la Fondation Bill et Melinda Gates, qui a fourni des éléments de réponses. Il faut savoir qu’aucun des éléments présentés dans ce rapport n’a été contesté.
- Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre ?
C’est le renversement d’image, aussi rapide qu’efficace, que Bill Gates a su opérer juste après le procès qui a duré 4 ans, de la fin des années 1990 au début des années 2000. Le gouvernement américain a poursuivi Microsoft au motif d’avoir abusé de sa position dominante pour gagner la bataille d’Internet. Les Américains ont alors découvert les méthodes de la compagnie qui faisait du chantage aux constructeurs d’ordinateurs… L’ébranlement de son image a beaucoup affecté Bill Gates, et c’est la raison pour laquelle, probablement pour redorer son blason, il a créé la Fondation Bill et Melinda Gates. Le fait d’arriver à faire croire au monde entier qu’il est l’homme le plus généreux alors que preuve venait d’être faite qu’il y avait eu violation des lois de la libre concurrence – son entreprise échappera finalement au démantèlement – m’a fasciné. Voir ce renversement d’image durer m’a aussi décidé à écrire ce livre. Pour nombre de journalistes, Bill Gates via sa Fondation est une sorte d’icône de la philanthropie.
- Justement, vous remettez en question l’affirmation selon laquelle Bill Gates serait LE bienfaiteur de la planète. Vous évoquez dans votre ouvrage une « fausse générosité ». Concrètement, comment se manifeste-t-elle ?
Elle recouvre plusieurs aspects. Tout d’abord on n’est pas généreux avec l’argent des autres, avec des ressources dont on prive les Etats via l’évasion fiscale. Le montant de l’évitement fiscal est souvent supérieur à ce qui est donné par la fondation. Ensuite, la fondation est adossée à un fonds d’investissement, qui finance les causes mêmes de la pauvreté et du pillage des ressources, on le verra. Et enfin les prétendus dons entraînent des conflits d’intérêt à grande échelle (il s’agit souvent de soutenir des multinationales) et à petite échelle : la revue scientifique britannique The Lancet relève par exemple que la Fondation lutte prioritairement contre les maladies qui appellent la diffusion de vaccins et néglige les autres maladies. Ainsi, la recherche sur la pneumonie, la diarrhée et la sous-nutrition maternelle et infantile, responsable de 75 % des morts d’enfants, est relativement peu financée par l’organisation. Pourquoi ? Parce que ces maladies ne nécessitent pas la création de nouveaux vaccins mais la mise en place de mesures de préventions efficaces qui sont déjà connues…
- Vous racontez également l’attitude de la Fondation dans la lutte contre le paludisme…
On sait aujourd’hui que l’absorption de l’artémisia – plante qui a fait l’objet d’études, de thèses – sous forme de tisanes, est aussi efficace pour lutter contre cette maladie infectieuse qu’un vaccin. Malgré cela, l’OMS, sous l’influence de la Fondation Bill et Melinda Gates, principal contributeur du budget de l’organisation mondiale ces dernières années – en 2015, elle lui fournissait 15 % de son budget, soit quatorze fois plus d’argent que le gouvernement britannique –, a interdit l’artémisinine et favorisé le déploiement du vaccin antipaludique, nommé Mosquirix, développé par une société, GSK, qui a l’appui financier indirecte de la Fondation Gates.
- Mais les vaccins sont souvent la meilleure solution, non ?
Parfois oui mais pas toujours. Or pour le savoir, il faudrait a minima accorder des moyens équitables aux recherches portant sur des solutions moins lucratives pour l’industrie pharmaceutique…
- D’où vient la fortune de Bill Gates ?
Bill Gates, qui ne détient aujourd’hui plus que 1,3 % du capital de Microsoft mais qui reste le deuxième actionnaire de ce groupe, tire sa fortune des dividendes de ses actions détenues dans la compagnie informatique. Le fondateur de Microsoft continue à s’enrichir. Selon le magazine Forbes, sa fortune personnelle est passée de 54 milliards en 2011 à 96,5 milliards de dollars en 2019, soit un bond de 42,5 milliards de dollars en 8 ans.
- Bill Gates s’est engagé à léguer 95 % de sa fortune personnelle à de bonnes œuvres avant sa mort. Expliquez-nous pourquoi cet argent n’est pas directement distribué à des œuvres caritatives…
En effet, cet argent est investi. Comment ? Il est confié à un fonds d’investissement, un trust qui le place dans des centaines de sociétés. Et, in fine, ce sont les dividendes générés par les actions de ce trust qui sont utilisés pour réaliser ces dons. Un système complexe qui pourrait être acceptable… Le problème, c’est que les secteurs qui ont été choisis pour profiter de cette manne sont aux antipodes des missions affichées par la Fondation – lutte contre la pauvreté, protection de la santé. En effet, dans quoi investit ce fonds ? Dans les énergies fossiles (Total, BP…), l’industrie de l’armement (BAE Systems au Royaume-Uni), dans les industries d’extraction minière, et aussi les OGM (Monsanto/Bayer), la malbouffe (McDonald’s, Coca-Cola)… On est très loin de l’intérêt général. D’autant que certaines entreprises du trust sont aussi les bénéficiaires des dons de la fondation. Le conflit d’intérêt est avéré. On est vraiment dans le capitalisme avant d’être dans la générosité… Utiliser les techniques du capitalisme pour faire de la philanthropie sert les multinationales bien plus que l’intérêt général.
- D’où le néologisme de philanthrocapitalisme, terme d’origine anglaise dérivé de philanthropie et de capitalisme (1)…
Oui, aux yeux de Bill Gates, la philanthropie habituelle ne fonctionne pas assez bien. Pour l’améliorer, il faut utiliser les règles du capitalisme. Les personnes qui soutiennent le philanthrocapitalisme pensent que leur argent et leur manière de fonctionner peuvent remplacer le fonctionnement des Etats. Bill Gates s’inscrit pleinement dans ce présupposé, lui qui refuse au maximum de payer ses impôts. Il faut savoir que les montants des évitements fiscaux de Microsoft sont souvent égaux, voire supérieurs à ceux que la Fondation donne.
- Une fois que l’argent a fructifié, comment est-il employé ?
Bill Gates a la conviction que la technologie et les grandes entreprises sont la solution pour sauver le monde. Dans le domaine agricole, il choisit de soutenir l’agriculture chimique, biotechnologique, et en particulier le développement des OGM, notamment en Afrique, au détriment des semences libres, de l’agriculture vivrière et des petits paysans. La Fondation figure à la cinquième place des plus gros financements pour l’agriculture dans les pays en développement. Elle a plus de budget que bien des États.
- Donnez-nous un exemple concret qui illustre la façon d’agir de la Fondation ?
Un exemple avec l’Alliance pour une révolution verte en Afrique, l’Agra, filiale africaine de la Fondation Bill et Melinda Gates, qui est l’un des acteurs les plus influents du continent en matière d’agriculture, et notamment auprès des gouvernements. L’Agra s’attache avant tout à promouvoir la production commerciale de graines, de ce fait elle soutient la mise en place de systèmes commerciaux, offrant à quelques grandes sociétés, comme Monsanto/Bayer [société dans laquelle le fonds de dotation investit], la possibilité de contrôler la recherche et le développement ainsi que la production et la distribution semencières. On s’aperçoit que l’Agra renforce la dépendance des agriculteurs aux semences brevetées, aux OGM, aux produits chimiques, marginalisant les alternatives agroécologiques. C’est ce qui est pratiqué au Malawi. Là-bas, l’Agra va directement voir les petits détaillants, appelés les agrodistributeurs, et les pousse à vendre des produits phytosanitaires. Dans ce pays, on a assisté à une augmentation de 85 % des ventes des produits phytosanitaires sachant que près de 70 % de ces produits proviennent de Monsanto. La Fondation Bill et Melinda Gates est, sur le continent africain, un véritable cheval de Troie pour Monsanto/Bayer et pour l’ensemble de l’industrie agrochimique. Notons au passage que le responsable du département agriculture au sein de la Fondation est Rob Horsch, ancien cadre chez Monsanto.
- Quel rôle joue la fondation dans le domaine de la santé ?
La Fondation mène des actions de grande ampleur contre le sida, la tuberculose et le paludisme. Elle est le plus gros donateur mondial en matière de recherche sur ces maladies. Les vaccins y sont, comme je l’ai dit, privilégiés au détriment de solutions moins industrielles et potentiellement tout aussi efficaces.
En conséquence, Bill Gates impose ses solutions via sa Fondation qui oriente les politiques de recherche et de développement que ce soit dans le secteur privé ou public.
- La Fondation, sous prétexte d’action caritative, stimulerait donc la croissance de ses partenaires financiers…
Oui, il existe des conflits d’intérêts dans le secteur pharmaceutique, le secteur agricole, alimentaire. Un exemple dans ce dernier, avec Coca-Cola. En 2014, le trust de la Fondation Bill et Melinda Gates possédait 538 millions de dollars d’actions chez Coca-Cola. En parallèle, la Fondation finançait des programmes pour que des communautés , dans les pays du Sud, notamment au Kenya, deviennent des filiales de la marque. Elle finançait notamment, avec Coca-Cola, un projet visant à produire des fruits de la passion directement destinés à Coca-Cola ; dans ce cadre 50 000 agriculteurs ont été formés afin de produire pour la chaîne d’approvisionnement de Coca-Cola.
- Cette philanthropie s’inscrit dans une tradition américaine difficilement concevable en France, où existe un Etat providence, mais ce n’est pas le cas aux Etats-Unis…
Oui. Mais dans les années 1950, les fondations de Andrew Carnegie et de John Rockefeller étaient tournées constamment en dérision, critiquées dans les journaux, les gens n’avaient aucune illusion sur l’opportunisme de ces fondations ; aujourd’hui il n’y a plus de recul ou très peu et la critique vis-à-vis de cette Fondation est très mince. Le philanthrocapitalisme devient un nouveau signe extérieur d’appartenance à la communauté des super-riches, comme ont pu l’être les jets privés et les villas somptueuses. Comme le dit la sociologue Linsey McGoey : « ce déluge de philanthropie a contribué à l’avènement d’un monde où les milliardaires concentrent toujours plus de pouvoir sur les politiques d’éducation, l’agriculture mondiale et la santé comme jamais auparavant ». Où est le contrôle démocratique ? Ce pouvoir permet au 1 % de la population mondiale qui possède la moitié des richesses de la planète de consolider le système qui les a conduits à cette situation. Bill Gates maîtrise l’art de transformer cette pseudo-générosité en pouvoir pour alimenter un système qui le porte, lui, en haut de la pyramide. Mon objectif, c’est de faire en sorte qu’on sache à qui on a réellement affaire !
Pour aller plus loin : L’art de la fausse générosité, la Fondation Bill et Melinda Gates. Actes Sud, 2019.
(1) Terme popularisé en 2008 par l’ouvrage Philanthrocapitalism : how the Rich can Save the world, de Matthew Bishop, journaliste à The Economist, et de Michael Green. À lire aussi
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