La faillite imminente de l’empire américain

20/06/2024 (2024-06-20)

Nous devons prendre conscience de ce qui nous attend. Si nous nous laissons envoûter, nous sombrerons dans un cauchemar où les outils de répression paveront la voie à de terrifiants États totalitaires.

[Source : SPIRIT’S FREESPEECH]

[Illustration : Donald Trump et Joe Biden lors d’un débat présidentiel américain le 22 octobre 2020 à Nashville, Tennessee. (Photo : Kevin Dietsch via Alamy)]

Par Chris Hedges, le 18 juin 2024

Le monde tel que nous le connaissons est gouverné par une classe exclusive de racketteurs américains qui opèrent avec un armement et des fonds virtuellement illimités, comme le révèle le livre de Matt Kennard.


La perception publique de l’empire américain, du moins pour ceux qui, aux États-Unis, n’ont jamais observé l’empire dominer et exploiter les « damnés de la terre », est radicalement éloignée de la réalité.

Ces illusions fabriquées, sur lesquelles Joseph Conrad a écrit avec tant de clairvoyance, partent du principe que l’empire est une force pour le bien. L’empire, nous dit-on, favorise la démocratie et la liberté. Il répand les bienfaits de la « civilisation occidentale ».

Ce n’est là qu’une supercherie répétée ad nauseam par des médias complaisants et colportée par les politiciens, les universitaires et les puissants. Mais ce ne sont que des mensonges, comme le savent tous ceux d’entre nous qui ont consacré des années aux reportages à l’étranger.

Dans son livre « The Racket », Matt Kennard, qui a réalisé des reportages en Haïti, en Bolivie, en Turquie, en Palestine, en Égypte, en Tunisie, au Mexique, en Colombie et dans bien d’autres pays, soulève le voile. Il expose les mécanismes occultes de l’empire. Il en détaille la brutalité, le mensonge, la cruauté et les illusions dangereuses qui les animent.

Au stade ultime du règne de l’empire, l’image vendue à un public crédule gagne les mandarins de l’empire. Ils prennent des décisions basées non pas sur la réalité, mais sur leur vision déformée du réel, teintée selon leur propre mode de propagande.

Matt nomme cela « le racket ». Aveuglés par l’orgueil et le pouvoir, ils en viennent à croire à leurs propres tromperies, propulsant l’empire vers un suicide collectif. Ils se réfugient dans un imaginaire où les faits bruts et dérangeants n’entrent plus en ligne de compte.

Ils substituent à la diplomatie, au multilatéralisme et à la politique des menaces unilatérales et le recours brutal à la guerre. Ils deviennent les architectes aveugles de leur propre destruction.

« Au stade ultime de l’empire, l’image vendue à un public crédule commence à en gagner les mandarins ».

Matt écrit que

« Quelques années après mon arrivée au Financial Times, certaines choses ont commencé à se clarifier. J’ai pris conscience de l’écart entre ma vision des choses et celle de tous ceux qui travaillaient dans ce milieu — les collaborateurs de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), les économistes du Fonds monétaire international (FMI), etc. ».

Il explique qu’« Alors que je commençais à mieux cerner le fonctionnement réel du racket, je ne les voyais plus que comme des dupes consentants. Il ne fait aucun doute qu’ils semblaient croire en la vertu de la mission : ils s’imprégnaient de toutes les théories destinées à maquiller l’exploitation mondiale dans une rhétorique du “développement” et du “progrès”. Je l’ai constaté avec les ambassadeurs américains en Bolivie et en Haïti, et les innombrables autres responsables que j’ai interrogés ».

« Ils croient sincèrement à ces mythes », conclut-il, « et sont bien sûr grassement payés pour le faire. Pour aider ces agents du racket à se lever le matin, il existe également, dans tout l’Occident, un contingent bien garni d’intellectuels dont le seul but est de faire accepter le crime et la brutalité à l’ensemble de la population des États-Unis et de leurs alliés racketteurs ».

« En envahissant l’Afghanistan et l’Irak, les États-Unis ont commis l’une des plus grandes bévues stratégiques de leur histoire, qui a sonné le glas de l’empire. »

Les États-Unis ont commis l’une des plus grandes bévues stratégiques de leur histoire, qui a sonné le glas de l’empire, en envahissant et en occupant pendant deux décennies l’Afghanistan et l’Irak.

Les artisans de cette guerre dans la Maison-Blanche de George W. Bush, et l’ensemble des idiots utiles de la presse et du monde universitaire qui l’ont encouragée, ne connaissaient pas grand-chose des pays à envahir. Ils croyaient à l’incivilité de leur supériorité technologique.

Ils ont été pris au dépourvu par la féroce riposte et la résistance armée qui les ont vaincus. C’est ce qu’avaient prédit ceux d’entre nous qui connaissaient le Moyen-Orient — j’étais chef du bureau du Moyen-Orient pour le New York Times, je parlais arabe et j’ai fait des reportages dans la région pendant sept ans.

Mais ceux qui ont voulu faire la guerre lui ont préféré un fantasme réconfortant. Ils ont affirmé, et probablement cru, que Saddam Hussein détenait des armes de destruction massive, alors qu’ils ne disposaient d’aucune preuve tangible à l’appui de cette affirmation.

Ils ont prétendu que la démocratie s’implanterait à Bagdad et se répandrait dans tout le Moyen-Orient. Ils ont assuré au public que les troupes américaines seraient accueillies comme des libérateurs par des Irakiens et des Afghans reconnaissants. Ils ont promis que la reconstruction serait financée par les bénéfices tirés de l’exploitation du pétrole.

Ils ont aussi fait valoir que cette frappe militaire audacieuse et rapide — « choc et stupeur » — rétablirait l’hégémonie américaine dans la région et sa domination dans le monde. C’est l’inverse qui s’est produit. Comme l’a exprimé Zbigniew Brzeziński :

« Cette guerre unilatérale voulue contre l’Irak a précipité le processus de délégitimation généralisée de la politique étrangère américaine ».

État de guerre

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Amérique est devenue une stratocratie, c’est-à-dire un gouvernement dominé par le pouvoir militaire. Les préparatifs de guerre sont permanents. Les budgets colossaux de la machine de guerre sont sacro-saints. Les milliards de dollars de gaspillage et de fraude sont ignorés.

Les fiascos militaires en Asie du Sud-Est, en Asie centrale et au Moyen-Orient sont évacués dans le vaste trou noir de l’amnésie historique. Cette amnésie, dédouanant toute responsabilité, permet à la machine de guerre de passer d’une débâcle militaire à une autre tout en éviscérant le pays sur le plan économique.

Les militaristes gagnent toutes les élections. Ils ne peuvent pas perdre. Il est impossible de voter contre eux. L’État de guerre est un « Götterdämmerung » [un Crépuscule des dieux »], comme l’écrit Dwight Macdonald, « mais sans les dieux ».

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement fédéral a investi plus de la moitié de ses recettes fiscales dans des opérations militaires passées, présentes et futures. C’est la principale activité du gouvernement.

Les systèmes militaires sont vendus avant même leur production, avec la garantie que les énormes dépassements de budget seront couverts.

« Le public américain finance la recherche, le développement et la construction de systèmes d’armes, puis achète ces mêmes systèmes d’armes pour le compte de gouvernements étrangers. »

L’aide étrangère est subordonnée à l’achat d’armes américaines. L’Égypte, qui perçoit quelque 1,3 milliard de dollars de financement militaire étranger, est tenue de les consacrer à l’achat et à l’entretien de systèmes d’armes américains.

Israël, quant à lui, a déjà reçu 158 milliards de dollars d’aide bilatérale de la part des États-Unis depuis 1949, dont la quasi-totalité depuis 1971 sous forme d’aide militaire, dont la majeure partie a été consacrée à l’achat d’armes auprès de fabricants d’armes américains.

Les pouvoirs publics américains financent la recherche, le développement et la construction de systèmes de défense, puis achètent ces mêmes systèmes pour le compte de gouvernements étrangers, en un système circulaire de soutien aux entreprises.

Au cours de l’année précédant septembre 2022, les États-Unis ont dépensé 877 milliards de dollars pour l’armée, soit plus que les dix pays suivants réunis — dont la Chine, la Russie, l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni.

Ces colossales dépenses militaires, ainsi que les coûts en augmentation d’un système de santé à but lucratif, ont porté la dette nationale américaine à plus de 31 000 milliards de dollars, soit près de 5 000 milliards de dollars de plus que l’ensemble du produit intérieur brut (PIB) des États-Unis.

Ce déséquilibre n’est pas viable, surtout quand le dollar ne sera plus la monnaie de réserve mondiale. En janvier 2023, les États-Unis ont dépensé le montant record de 213 milliards de dollars en intérêts sur leur dette nationale.

L’empire « à la maison »

La machine militaire, en détournant des fonds et des ressources vers des guerres sans fin, éviscère et appauvrit sa nation, comme l’illustrent les reportages de Matt à Washington, Baltimore et New York.

La facture publique — sur le plan social, économique, politique et culturel — est catastrophique. Les travailleurs vivent en dessous du seuil de pauvreté et sont la proie des entreprises qui ont privatisé tous les aspects de la société, des soins de santé à l’éducation en passant par le complexe carcéro-industriel.

Les militaristes détournent les fonds des programmes sociaux et d’infrastructure. Ils investissent dans la recherche et le développement de systèmes de défense et négligent les technologies liées aux énergies renouvelables. Ponts, routes, réseaux électriques et digues s’effondrent. L’état des écoles se dégrade. L’industrie manufacturière nationale est en déclin. Notre système de transport public est en lambeaux.

La police militarisée tire sur des gens de couleur, pauvres et pour la plupart non armés, et alimente un système pénitentiaire et carcéral qui compte 25 % des prisonniers dans le monde, alors que les Américains ne représentent que 5 % de la population mondiale.

Les villes, désindustrialisées, tombent en ruine. L’addiction aux opioïdes, le suicide, les fusillades de masse, la dépression et l’obésité morbide sont autant de fléaux affectant une population en proie à un profond désespoir.

Les sociétés militarisées constituent le terreau fertile des démagogues. Les militaristes, comme les démagogues, perçoivent les autres nations et cultures à leur propre image, menaçante et agressive. Ils ne recherchent que la domination. Ils colportent l’illusion d’un grand retour à l’âge d’or mythique de la domination totale et de la prospérité illimitée.

La profonde désillusion et la colère qui ont permis l’élection de Donald Trump — une réaction au coup d’État des entreprises et à la misère qui frappe au moins la moitié du pays — ont détruit le mythe d’une démocratie fonctionnelle.

« La machine militaire, en détournant les fonds et les ressources vers des guerres sans fin, éviscère et paupérise la nation sur son sol. »

Comme le note Matt, « L’élite américaine qui s’est engraissée du pillage à l’étranger mène également une guerre à domicile. Depuis les années 1970, les mêmes mafieux en col blanc ont gagné une guerre contre le peuple des États-Unis, sous la forme d’une escroquerie massive et souterraine. Ils ont lentement mais sûrement réussi à vendre une grande partie de ce que le peuple américain possédait sous le couvert de diverses idéologies frauduleuses telles que le “libre échange”. C’est l’“American way”, une gigantesque escroquerie, une énorme arnaque ».

Il poursuit : « En ce sens, les victimes du racket ne se trouvent pas seulement à Port-au-Prince et à Bagdad, mais aussi à Chicago et à New York. Ceux-là mêmes qui élaborent les mythes sur nos agissements à l’étranger ont également mis en place un système idéologique analogue qui légitime le vol chez nous, le pillage des plus pauvres par les plus riches. Les pauvres et les travailleurs de Harlem ont plus en commun avec les pauvres et les travailleurs d’Haïti qu’avec leurs élites, mais pour que le racket opère, il faut l’occulter ».

« En fait, de nombreuses mesures prises par le gouvernement américain nuisent généralement aux plus pauvres et aux plus démunis de ses citoyens », conclut-il.

« L’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) en est un bon exemple. Il est entré en vigueur en janvier 1994 et constitue une opportunité fantastique pour les intérêts commerciaux américains, car les marchés se sont ouverts à une manne d’investissements et d’exportations. En parallèle, des milliers de travailleurs américains ont perdu leur emploi au profit de travailleurs mexicains, dont les salaires ont été cassés pour payer de plus pauvres encore. »

Auto-immolation

Le public, bombardé de propagande de guerre, applaudit à son auto-immolation. Il se délecte des prouesses militaires américaines, d’une ignoble beauté. Il s’exprime au moyen des clichés destructeurs de pensée déversés par la culture et les médias de masse. Elle s’imprègne de l’illusion de la toute-puissance et se complaît dans l’autoadulation.

Le mantra de l’État militarisé est la Sûreté nationale. Si le débat porte a priori sur la Sûreté nationale, la réponse inclura toujours la force ou la menace de la force. Le souci des menaces internes et extérieures divise le monde en amis et en ennemis, en bons et en méchants.

Ceux qui, comme Julian Assange, exposent les crimes et la folie suicidaire de l’empire sont impitoyablement persécutés. La vérité, celle que Matt met au jour, est amère et rude.

« Ceux qui, comme Julian Assange, dénoncent les crimes et la folie suicidaire de l’empire sont impitoyablement persécutés. »

« Alors que les empires naissants se montrent souvent avisés, voire rationnels, dans l’utilisation des armes pour conquérir et contrôler leurs territoires d’outre-mer, les empires sur le déclin ont tendance à faire étalage de leur puissance de manière inconsidérée, rêvant de coups d’éclat militaires audacieux qui leur permettraient de restaurer le prestige et la puissance perdus »,

écrit l’historien Alfred McCoy.

« Souvent irrationnelles, même du point de vue de l’empire, ces micro-opérations militaires peuvent se traduire par des hémorragies budgétaires ou des défaites humiliantes et accélérer ainsi le processus déjà engagé. »

Nous devons à tout prix prendre conscience de ce qui nous attend. Si nous nous laissons envoûter par les images des murs de la caverne de Platon, ces images qui nous bombardent sur nos écrans jour et nuit, si nous ne parvenons pas à comprendre le fonctionnement de l’empire et son caractère autodestructeur, nous sombrerons tous, notamment avec l’imminence de la crise climatique, dans un cauchemar hobbesien où les instruments de répression, si familiers aux confins de l’empire, paveront la voie à de terrifiants États corporatistes totalitaires.

* Chris Hedges a travaillé pendant près de vingt ans comme correspondant étranger pour le New York Times, la National Public Radio et d’autres organismes d’information en Amérique latine, au Moyen-Orient et dans les Balkans.

The racket: A Rogue Reporter vs The American Empire est disponible auprès de Bloomsbury.

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