Cette chose avec laquelle on ne peut pas tricher

Par Joseph Stroberg

Avec leur
inventivité, peut-être pas toujours très saine et constructive,
les êtres humains sont parvenus à tricher sur beaucoup de choses :
sur la quantité d’or qu’ils possédaient, en recouvrant par
exemple du plomb avec une mince feuille d’or ; sur l’essence à
laquelle on peut ajouter de l’eau au risque de devoir nettoyer
ensuite le carburateur ; sur le steak haché auquel on peut
substituer de la peau, du jus de betterave, des os broyés et de la
graisse sans pour autant lui donner le goût adéquat, mais dont ce
substitut peut toujours être refilé à des pauvres qui n’ont
encore jamais mangé de steak véritable… Cependant, il y a une
chose sur laquelle il ne sera probablement jamais possible de
tricher, c’est avec l’énergie. Nous pouvons tricher sur les
sources d’énergie (par exemple l’essence), mais pas sur
l’énergie elle-même. Avec un véhicule de poids, de forme et de
moteur donnés, il faut toujours la même quantité de carburant pour
l’amener du point A au point B. Un être humain particulier doit
toujours dépenser la même quantité d’énergie pour grimper au
sommet d’une montagne ou pour monter l’escalier d’un
gratte-ciel spécifique, tant qu’il conserve le même poids
corporel et de vêtements. Si on ne leur fournit que la moitié de
l’énergie nécessaire, ils ne peuvent se déplacer en gros que de
la moitié de la distance (dépendant notamment du relief, de la
force du vent contraire, des obstacles sur le parcours, etc. qui
peuvent être différents entre la première et la seconde moitié du
trajet).

Il faut toujours à l’Homme ou à une machine une certaine quantité d’énergie pour accomplir une action ou un travail donné. Cette quantité est invariable tant que l’un et l’autre ne changent pas. Il peut cependant y avoir bien sûr de légères variations dans le cas contraire. Si l’Homme se met à grossir, jusqu’à atteindre deux fois son poids initial, il lui faudra deux fois la quantité d’énergie originelle pour désormais effectuer la même escalade. Néanmoins, on peut toujours évaluer de manière assez précise, par la science de la mécanique (des solides et des fluides), la quantité d’énergie nécessaire pour réaliser telle action. Il faudra notamment à l’Homme toujours la même quantité de Calories sous forme de nourriture solide ou liquide et à la machine toujours la même quantité de joules ou de kilowatts-heures (un kilowatt-heure équivaut à 3,6 mégajoules) sous forme d’électricité, d’essence ou d’autre carburant, selon la nature de son moteur.

Oh ! bien sûr, il y a des machines et des êtres humains qui semblent plus efficaces que d’autres pour effectuer une tâche donnée, comme trier des papiers, balayer une salle, marcher ou rouler sur une distance de dix kilomètres. Il y a quelques raisons à cela :

  • le rendement de
    leur « moteur » (son efficacité à convertir la source
    d’énergie en énergie pure) ;
  • la puissance de
    ce même moteur (grâce en particulier à la qualité et à la
    quantité des muscles ou des métaux utilisés, selon le cas),
    c’est-à-dire sa capacité à réaliser le même travail en un
    temps plus ou moins long — une machine deux fois moins puissante
    qu’une autre a besoin de deux fois plus de temps pour le faire, à
    égalité de dépense énergétique ;
  • l’efficacité
    de la méthode de travail utilisable, et effectivement utilisée,
    pour l’Homme ou par la machine, sachant que certaines méthodes,
    par exemple de tri, sont bien plus longues que d’autres ;
  • au moins dans
    le cas de l’Homme, sa fainéantise éventuelle qui peut lui faire
    étirer plus ou moins considérablement la longueur de traitement de
    la tâche.

Cependant, dans
chaque cas, quels que soient le rendement et la puissance du moteur,
l’efficacité de la méthode et l’ampleur de la fainéantise, il
est toujours possible d’évaluer avec une assez bonne précision
quelle est la quantité d’énergie nécessaire pour réaliser une
action ou un travail donnés. Et la productivité est le résultat de
la combinaison du rendement, de la puissance, de l’efficacité et
de l’éventuelle fainéantise. Les machines présentent d’ailleurs
plusieurs avantages : elles ne peuvent pas, en principe, être
fainéantes ; elles sont plus puissantes et ont généralement un
meilleur rendement énergétique que l’être humain. Le seul
domaine où elles peuvent encore être surclassées par ce dernier
est sur la méthode. De plus, si elles sont bien construites, les
machines tombent moins souvent en panne que les êtres humains
tombent malades (ou enceintes). On comprend alors facilement pourquoi
certaines élites mondiales avides des trésors ou du contrôle de la
Terre cherchent de plus en plus à remplacer leurs esclaves humains
par des machines, surtout par des robots (qui peuvent réaliser des
tâches complexes avec les meilleures méthodes préprogrammées), ou
à vouloir les « augmenter » en les transformant en
cyborgs (mi-hommes, mi-machines). On comprend aussi pourquoi ils
cherchent aussi à totalement contrôler la reproduction sexuée des
êtres humains (notamment pour éviter la durée des grossesses).

Ayant déterminé une chose mesurable sur laquelle l’Homme ne peut pas tricher, l’énergie, à quoi pourrait-on l’utiliser dans la pratique ? Eh bien, comme moyen d’échange ou d’équilibrage de travaux et services, au lieu des diverses formes actuelles d’argent qui permettent toutes de tricher et surtout de spéculer. On ne peut pas non plus spéculer avec la valeur de l’énergie : une Calorie sera toujours une Calorie ; un joule sera toujours un joule, et un kilowatt-heure sera toujours un kilowatt-heure. Au contraire, la valeur d’une once d’or fluctue au gré des casinos planétaires que sont les places boursières, la valeur d’une tonne de blé également, et la valeur d’une toile de peinture de maître varie au gré de l’affectivité et de l’avidité humaines. On peut spéculer sur la valeur d’une source d’énergie, mais pas sur l’énergie elle-même.

Tant que la société
humaine ne sera pas capable de fonctionner intégralement sous la
direction du don désintéressé, les êtres humains ressentiront
plus ou moins vivement le besoin de recevoir quelque chose en retour
de leurs travaux et de leurs services rendus. Pourtant, nous
pourrions très bien concevoir une société fonctionnelle sur la
base du don au lieu des échanges monétaires et du troc. En
attendant, la forme d’argent sur laquelle on ne peut pas tricher
est l’énergie. On peut toujours échanger un kilowatt-heure de
travail contre un autre travail ou service demandant la même dépense
énergétique. Bien sûr, comme évoqué plus haut, certains êtres
humains prendront nettement plus de temps pour réaliser ce travail,
de même pour les machines. Cependant, l’inégalité ne viendra que
de leurs aptitudes différentes et de leur éventuelle fainéantise
plus ou moins prononcée. Et il ne tient qu’à tous de chercher de
meilleures méthodes. Par contre, la productivité et l’altruisme
de certains êtres humains sont tels qu’ils peuvent produire et
donner suffisamment pour plusieurs. Ainsi, étant globalement mieux
lotis par la nature, ils peuvent aider les plus handicapés, et ne
conservent pour leur propre usage, en ce qui concerne les échanges
de travaux, de services et de biens matériels, qu’une fraction de
leur propre production. Oh ! bien sûr, un tel modèle
socio-économique ne peut fonctionner qu’avec une dose minimale et
indispensable de maturité, de responsabilité collective et de sens
du partage. Mais la question est de savoir si nous voulons continuer
à vivre sur la base des modèles d’exploitation actuels (de la
Terre et des milliards d’esclaves de l’élite mondiale) ou si
nous voulons construire un monde sur des bases plus saines.

Tant que la Terre abritera des psychopathes et autres sociopathes, que l’individualisme et l’égoïsme domineront une portion non négligeable des individus, nul système organisé ne sera parfait, mais tous les types d’organisations humaines demanderont effort et vigilance. Néanmoins, si l’Humanité devient capable de passer de son adolescence actuelle à l’âge adulte, alors globalement elle saura éviter de propulser les psychopathes à la tête des groupes, mais leur retirera au contraire tout pouvoir de décision et de contrôle sur la destinée des nations et des individus. Dans un tel contexte, si elle éprouve encore le besoin de passer par un genre de monnaie pour assurer les échanges, alors celui qui semble le plus à même de diminuer grandement les risques de spéculation et de tricherie devrait reposer directement sur l’énergie, et non plus sur des ressources matérielles, fussent-elles aussi nobles que l’or, sauf éventuellement dans la mesure où l’on traduit ces dernières en équivalent énergétique. Il resterait alors dans ce dernier cas à déterminer si l’équivalence serait par exemple celle de l’énergie nécessaire à extraire telle quantité d’or d’une mine ou d’une autre exploitation aurifère, ou bien celle de la relation E=mc2 entre énergie et matière.

Voir aussi :