20/11/2020 (2020-11-20)
[Source : Librairie Tropiques]
par Bruno Guigue
Dans son ouvrage intitulé Le Piège de Thucydide, l’universitaire américain Graham Allison se demande comment les Etats-Unis vont pouvoir enrayer la montée de la Chine. Ce ne sera pas en lui faisant la guerre, reconnaît cet auteur, car la puissance militaire chinoise est dissuasive, et en cas d’affrontement, les dommages causés aux uns et aux autres seraient insupportables. Ce ne sera pas non plus sur le terrain économique, car sur ce terrain, estime Graham Allison, les Chinois ont déjà détrôné l’ex-première puissance planétaire et il y a tout lieu de penser qu’ils vont confirmer cet avantage dans les années à venir.
Faut-il donc que les Etats-Unis se résignent à la victoire de leur nouvel adversaire systémique au moment où Mike Pompeo, le chef de la diplomatie américaine, désigne le parti communiste chinois comme le « principal ennemi » de son pays ? Graham Allison répond alors par la négative. Si l’on ne peut rien attendre d’un conflit armé parce qu’il serait suicidaire, ni d’une compétition économique perdue d’avance, il reste toutefois un domaine où Washington peut compenser son infériorité, dit-il, et ce domaine est celui des « droits de l’homme ».
Comme jadis face à l’Union soviétique, la litanie des « droits de l’homme » est le carburant idéologique de la nouvelle guerre froide. Si l’on en croit les dirigeants américains, et ce discours est relayé par une presse occidentale servile, les Chinois commettraient des horreurs sans nom contre leur propre population. Au Xinjiang, région autonome du Nord-Ouest de la Chine, « des millions » de Ouïghours seraient enfermés et torturés dans des camps de concentration. Or cette accusation grotesque a été démentie par Pékin et par des dizaines de pays musulmans qui se félicitent de la politique préventive et répressive menée par la Chine contre le terrorisme d’importation made in CIA.
A Hong Kong, lors des manifestations populaires qui ont secoué l’ancienne colonie britannique, la presse occidentale prophétisait un bain de sang analogue au « massacre » de la Place Tiananmen. Malgré les provocations d’agitateurs extrémistes ouvertement soutenus par les Etats-Unis, le maintien de l’ordre par la police de Hong Kong s’est caractérisé au contraire par sa retenue, offrant un contraste saisissant avec la violence déchaînée en France, au même moment, contre les Gilets Jaunes, avec ces dizaines de milliers d’arrestations, ces 200 blessés graves et ces 25 mutilés qui portent l’empreinte de notre belle « démocratie » et dont il n’y a aucun équivalent en Chine, un pays pourtant qualifié par l’Occident de « dictature totalitaire ».
Ainsi la propagande invente un monde imaginaire où la conscience occidentale vierge de toute impureté, en croyant dénoncer les turpitudes commises par les autres, ne chasse que des fantômes. Elle excelle dans l’art de fabriquer des faits inexistants, d’anticiper des événements invraisemblables et de substituer à la réalité des faits une réalité fantasmée. Et à chaque fois, à chaque mensonge, cette propagande brandit les « droits de l’homme » comme Moïse brandissait les Tables de la Loi. Et à chaque fois, l’Occident dopé à la moraline distribue les châtiments et les récompenses, comme s’il était le dépositaire universel de ces « droits de l’homme » qui coïncident si aisément avec ses propres intérêts.
On se demande bien, pourtant, à quel titre un pays comme les Etats-Unis serait fondé à juger la politique intérieure des autres pays à l’aune de principes humanistes. Fondé par des colons esclavagistes et génocidaires qui se prenaient pour le peuple élu, cet Etat a surtout brillé durant sa brève histoire par sa capacité à violer les droits de l’homme non-américain et de l’homme non-blanc, quitte à massacrer des populations entières lorsqu’elles se montraient peu réceptives au message salvateur. Comme les autres, la doctrine des droits de l’homme ne vaut rien s’il s’avère que son application justifie des horreurs. Et si les droits de l’homme sont « universels et imprescriptibles », ceux qui les ont constamment à la bouche ont surtout fait la démonstration qu’ils n’étaient ni l’un ni l’autre.
Il est légitime, en tout cas, de se demander pourquoi la doctrine des droits de l’homme est un instrument de propagande si commode. On pourrait répondre, bien sûr, par la thèse du détournement pervers. Si la doctrine justifie ce qu’elle paraît condamner, c’est que les puissants l’ont « détournée » de son sens originel. La doctrine serait pure, certes, mais son usage, lui, serait impur. C’est ce que dit Rousseau à propos des lois. Idéalement, elles sont l’expression de la volonté générale, elles visent l’intérêt commun. Mais « dans les faits, dit-il, les lois sont utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien ». Car dans le monde réel ce sont les puissants qui font les lois, et dans une société injuste, les lois ne peuvent être justes.
Or on ne peut faire le même raisonnement à propos des droits de l’homme. On ne peut pas se contenter de dire, par exemple : les droits de l’homme sont une chose excellente, mais les Etats-Unis les détournent de leur véritable signification, ils les utilisent pour justifier l’ingérence dans les affaires des autres nations et couvrir leur impérialisme des oripeaux de l’humanisme. Naturellement cette proposition est vraie : oui, les Etats-Unis instrumentalisent la doctrine des droits de l’homme. Mais il ne suffit pas de faire ce constat. Car si cette instrumentalisation est possible, c’est qu’il y a quelque chose dans la doctrine des droits de l’homme qui se prête à cette instrumentalisation.
Pour saisir cette relation, Il faut se pencher sur la fameuse « Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen » de 1789. Elle énonce à l’article 1 que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Puis son article 2 précise que « les droits naturels et imprescriptibles de l’homme sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ». On notera aussitôt que l’égalité ne fait pas partie explicitement des droits de l’homme, que la propriété vient immédiatement après la liberté et que la sûreté, qui garantit la liberté et la propriété, occupe la troisième place.
On relèvera aussi la définition de la liberté, à l’article 4, comme « le pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui ». Or, comme dit Marx, cette liberté est celle de « l’homme considéré comme une monade isolée, repliée sur elle-même ». Purement individuelle, cette liberté a des limites qui sont « marquées par la loi, de même que la limite de deux champs est déterminée par un piquet ». Fort logiquement cette liberté de l’individu s’épanouit avec la propriété, ce droit de « jouir de sa fortune et d’en disposer à son gré, sans se soucier des autres hommes, indépendamment de la société ».
Au fond, conclut Marx, « aucun des prétendus droits de l’homme ne dépasse l’homme égoïste, l’homme en tant que membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire un individu séparé de la communauté, replié sur lui-même, uniquement préoccupé de son intérêt personnel et obéissant a son arbitraire privé. L’homme est loin d’y être considéré comme un être générique ; tout au contraire, la vie générique elle-même, la société, apparaît comme un cadre extérieur à l’individu, comme une limitation de son indépendance originelle » (Sur la Question juive, 1843).
Autrement dit, les droits affirmés par la déclaration de 1789 sont des droits abstraits qui ne correspondent à aucune réalité concrète hormis l’exercice par les propriétaires de leur droit de propriété et la garantie solennelle que leur offre la société bourgeoise. Elle a beau proclamer le caractère universel et imprescriptible de la « liberté », par exemple, ce ne sont que des mots. Séparée du cadre social susceptible de lui donner un contenu, cette universalité présumée est une universalité abstraite, et non une universalité concrète. Si l’on veut prendre au sérieux la liberté, il faut en faire un droit concret, et non un droit abstrait. Et pour qu’elle accède à cette réalité concrète, pour qu’elle ait un contenu, il faut la penser autrement que comme la liberté de l’individu.
Il fallait faire ce bref détour par l’analyse théorique pour saisir la véritable portée de l’idéologie des droits de l’homme. Le texte de 1789 est un manifeste dont la fonction est de rendre légitime le transfert du pouvoir, sous toutes ses formes, à la bourgeoisie montante. Il entend justifier la rupture avec la société féodale et ses hiérarchies héréditaires. Mais il n’affirme l’égalité en droits que pour justifier les inégalités de fortune. Son principal rédacteur, l’abbé Sieyès, est l’inventeur de la fameuse distinction entre « citoyens actifs » et « citoyens passifs » : seuls les premiers, parce qu’ils sont propriétaires, sont appelés à voter car ils sont « les véritables actionnaires de la grande entreprise sociale ».
Lorsqu’on entend certains Etats invoquer les droits de l’homme pour stigmatiser leurs adversaires, il n’est pas inutile de se rappeler que la déclaration des droits dont se réclament les premiers n’est que la déclaration des droits de la bourgeoisie. Lors des débats parlementaires, Robespierre dénonçait déjà le caractère de classe du futur texte : « Vous avez multiplié les articles pour assurer la plus grande liberté à l’exercice de la propriété, et vous n’avez pas dit un seul mot pour en déterminer le caractère légitime ; de manière que votre déclaration paraît faite, non pour les hommes, mais pour les riches, pour les accapareurs, les agioteurs et les tyrans ».
On comprend mieux, dès lors, que la compassion humaniste de nos merveilleuses « démocraties » soit à géométrie variable. Les Etats-Unis n’ont jamais émis la moindre réserve à l’égard de leur ami, le dictateur cubain Fulgencio Batista, et de ses pratiques répressives, mais ils ont déchaîné leur propagande contre Cuba le jour où le gouvernement révolutionnaire de Fidel Castro a décidé de nationaliser les actifs des compagnies américaines installées sur le sol national. La « liberté », pour Washington, c’est le droit de ses propres compagnies à encaisser indéfiniment les profits de l’exploitation économique d’un petit pays de la Caraïbe. Manifestement, la « liberté » n’est pas le droit d’une nation à défendre sa souveraineté et à promouvoir son développement.
Si les dirigeants des Etats-Unis, aujourd’hui, tentent de déstabiliser la Chine, ce n’est pas parce qu’il y a des « millions de Ouïghours » dans des camps de concentration. Ils savent très bien que c’est une fable grotesque, analogue à l’attaque des vedettes nord-vietnamiennes, aux armes de destruction massive de Saddam Hussein, aux couveuses de Koweit-City, aux tueries imaginaires de Kadhafi et aux crimes chimiques de Bachar Al-Assad. Le droit-de-l’hommisme made in CIA est une formidable usine à mensonges, acharnée à occuper le quantum de cerveau disponible des téléspectateurs occidentaux pour justifier ses opérations prédatrices, avec le concours d’ONG trop heureuses d’apporter leurs boules de neige à cette avalanche de calomnies qui s’abat sur les pays qui osent résister à l’hégémonisme occidental.
Si Washington veut en découdre avec la Chine, donc, ce n’est pas parce que les Chinois sont opprimés par une abominable dictature et qu’ils rêvent secrètement de connaître le bonheur de vivre à l’américaine, avec fusillades dans les collèges, discrimination raciale, mafias en tout genre et soupes populaires. C’est, tout simplement, parce que ce pays est attaché à sa souveraineté, qu’il est doté d’un système performant, que ses dirigeants en ont fait la première puissance de la planète et que les perspectives de profit de l’oligarchie financière mondialisée dont le quartier général est à Wall Street, dans ces conditions, tendent sérieusement à s’amenuiser au même rythme que l’espoir, pour les Etats-Unis, de préserver une hégémonie vacillante.
On ne s’en étonnera pas, bien sûr, mais que les Chinois aient sorti de la pauvreté 700 millions de personnes en 20 ans n’intéresse guère les belles âmes du droit-de-l’hommisme occidental. Brillant théoricien du néolibéralisme, Friedrich Hayek estimait que les droits sociaux inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 étaient une abomination. Ces droits à la vie, au travail, à la santé ou à l’éducation ont pourtant le double mérite d’être véritablement universels dans leur définition et de correspondre à des possibilités concrètes dès lors que les Etats leur offrent un contenu. Contrairement à la Déclaration de 1789, celle de 1948 traduisait en effet un rapport de forces entre bourgeoisie et classes populaires issu du pacte social scellé à la Libération et favorisé par l’effondrement du libéralisme.
Au vu des résultats, certains pays semblent avoir pris au sérieux les droits sociaux proclamés en 1948. Ces pays n’ont rien de libéral, et c’est pourquoi ils se sont dotés, au profit du grand nombre, d’un système éducatif et d’un système sanitaire qui fonctionnent. Malgré le blocus, Cuba a créé un système de santé récompensé par l’OMS, et l’espérance de vie à Cuba (80 ans) a dépassé celle des Etats-Unis (79 ans). Lors de la dernière évaluation internationale des systèmes éducatifs (PISA), qui a porté sur un échantillon de 600 000 lycéens dans 50 pays au cours de l’année 2018, la République populaire de Chine est arrivée en tête à égalité avec Singapour. Ces résultats obtenus aujourd’hui par un pays qui comptait 80% d’analphabètes en 1949 devraient faire réfléchir tous ceux qui s’intéressent à la transformation effective des droits formels en droits réels.
Mais le droit-de-l’hommisme ordinaire, celui des ONG, ne s’intéresse qu’aux droits individuels et délaisse les droits collectifs. Sa compassion pour l’humanité souffrante est sélective. Il ne se mobilise que pour des minorités ou des individus isolés, agissant au cas par cas en sélectionnant ceux qu’il juge dignes de son attention. Il veut combattre la discrimination et non l’exploitation, l’exclusion et non la pauvreté, la privation de liberté infligée à quelques-uns et non la misère imposée au grand nombre. Il ne connaît que des individus porteurs de droits et se soucie peu de savoir s’il y a parmi eux des riches et des pauvres. Le seul combat qui compte à ses yeux vise à aligner des individus abstraits sur un standard restreint aux libertés formelles.
En réalité, le droit-de-l’hommisme ordinaire occulte le fait que les libertés ne sont effectives que si les droits collectifs sont garantis par certaines structures sociales. Il tend à masquer le fait que les droits sont réels si les individus sont correctement nourris, logés, éduqués et soignés, et ces conditions ne sont réunies à leur tour que si l’État prend les choses en main et les inscrit dans la durée. Bref, ces belles âmes oublient tout simplement que les individus ne sont rien sans la société et que les droits dont on réclame l’application ne sont que du vent si la société, délibérément, ne leur donne pas un contenu concret au lieu de s’en remettre aux mirifiques lois du marché vantées par un libéralisme frelaté.
Cultivant cet oubli, et participant de cette occultation, les ONG pétries d’humanisme réduisent alors l’humanité souffrante à un agrégat indistinct d’individus abstraits, atomisés, dont le sort n’est intéressant que s’il témoigne d’une violation réelle ou imaginaire de leurs droits individuels, de préférence dans un pays exotique qui se trouve dans le collimateur de Washington. C’est sans doute pourquoi le principal événement sociologique planétaire des deux dernières décennies, à savoir l’éradication de la pauvreté en République populaire de Chine, les intéresse beaucoup moins que les camps de concentration imaginaires du Xinjiang et les poubelles renversées par de jeunes imbéciles dans le métro de Hong Kong.
Bruno Guigue
Pour en savoir plus…
La Question Juive
(où Marx traite la question de l’émancipation politique)
K. Marx
1843
Extrait
D’après Bauer, l’homme doit sacrifier le « privilège de la foi », pour pouvoir recevoir les droits généraux de l’homme. Considérons un instant ce qu’on appelle les droits de l’homme, considérons les droits de l’homme sous leur forme authentique, sous la forme qu’ils ont chez leurs inventeurs, les Américains du Nord et les Français ! Ces droits de l’homme sont, pour une partie, des droits politiques, des droits qui ne peuvent être exercés que si l’on est membre d’une communauté. La participation à l’essence générale, à la vie politique commune à la vie de l’État, voilà leur contenu. Ils rentrent dans la catégorie de la liberté politique, dans la catégorie des droits civiques qui, ainsi que nous l’avons vu, ne supposent nullement la suppression absolue et positive de la religion, ni, par suite, du judaïsme. Il nous reste à considérer l’autre partie, c’est-à-dire les « droits de l’homme », en ce qu’ils diffèrent des droits du citoyen.
« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses. » (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 1791, art. 10.) Au titre de la Constitution de 1791 il est garanti, comme droit de l’homme : « La liberté à tout homme d’exercer le culte religieux auquel il est attaché. »
La Déclaration des droits de l’homme, 1793, énumère parmi les droits de l’homme, art. 7 : « Le libre exercice des cultes. » Bien plus, à propos du droit d’énoncer ses idées et ses opinions, de se réunir, d’exercer son culte, il est même dit : « La nécessité d’énoncer ces » (Voir la Constitution de 1795, titre XIV, art. 345.)
« Tous les hommes ont reçu de la nature le droit imprescriptible d’adorer le Tout-Puissant selon les inspirations de leur conscience, et nul ne peut légalement être contraint de suivre, instituer ou soutenir contre son gré aucun culte ou ministère religieux. Nulle autorité humaine ne peut, dans aucun cas, intervenir dans les questions de conscience et contrôler les pouvoirs de l’âme. » (Constitution de Pennsylvanie, art. 9, § 3.)
« Au nombre des droits naturels, quelques-uns sont inaliénables de leur nature, parce que rien ne peut en être l’équivalent. De ce nombre sont les droits de conscience. » (Constitution de New-Hampshire, art. 5 et 6.) (Beaumont, pp. 213-214.)
L’incompatibilité de la religion et des droits de l’homme réside si peu dans le concept des droits de l’homme, que le droit d’être religieux, et de l’être à son gré, d’exercer le culte de sa religion particulière, est même compté expressément au nombre des droits de l’homme. Le privilège de la foi est un droit général de l’homme.
On fait une distinction entre les « droits de l’homme » et les « droits du citoyen ». Quel est cet « homme » distinct du citoyen ? Personne d’autre que le membre de la société bourgeoise. Pourquoi le membre de la société bourgeoise est-il appelé « homme », homme tout court, et pourquoi ses droits sont-ils appelés droits de l’homme ? Qu’est-ce qui explique ce fait ? Par le rapport de l’État politique à la société bourgeoise, par l’essence de l’émancipation politique.
Constatons avant tout le fait que les « droits de l’homme », distincts des « droits du citoyen, » ne sont rien d’autre que les droits du membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la communauté. La Constitution la plus radicale, celle de 1793, a beau dire : Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. « Art. 2. Ces droits (les droits naturels et imprescriptibles) sont : l’égalité, la liberté, la sûreté, la propriété. »
En quoi consiste la « liberté » ? « Art. 6. La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui. » Ou encore, d’après la Déclaration des droits de l’homme de 1791 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. »
La liberté est donc le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans nuire à autrui sont marquées par la loi, de même que la limite de deux champs est déterminée par un piquet. Il s’agit de la liberté de l’homme considéré comme monade isolée, repliée sur elle-même. Pourquoi, d’après Bauer, le Juif est-il inapte à recevoir les droits de l’homme ? « Tant qu’il sera juif, l’essence bornée qui fait de lui un Juif l’emportera forcément sur l’essence humaine qui devrait, comme homme, le rattacher aux autres hommes; et elle l’isolera de ce qui n’est pas Juif. » Mais le droit de l’homme, la liberté, ne repose pas sur les relations de l’homme avec l’homme mais plutôt sur la séparation de l’homme d’avec l’homme. C’est le droit de cette séparation, le droit de l’individu limité à lui-même.
L’application pratique du droit de liberté, c’est le droit de propriété privée. Mais en quoi consiste ce dernier droit ?
« Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. » (Constitution de 1793, art. 16.)
Le droit de propriété est donc le droit de jouir de sa fortune et d’en disposer « à son gré », sans se soucier des autres hommes, indépendamment de la société; c’est le droit de l’égoïsme. C’est cette liberté individuelle, avec son application, qui forme la base de la société bourgeoise. Elle fait voir à chaque homme, dans un autre homme, non pas la réalisation, mais plutôt la limitation de sa liberté. Elle proclame avant tout le droit « de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie ».
Restent les autres droits de l’homme, l’égalité et la sûreté.
Le mot « égalité » n’a pas ici de signification politique; ce n’est que l’égalité de la liberté définie ci-dessus : tout homme est également considéré comme une telle monade basée sur elle-même. La Constitution de 1795 détermine le sens de cette égalité : « Art. 5. L’égalité consiste en ce que la loi est la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. »
Et la sûreté ? La Constitution de 1793 dit : « Art. 8. La sûreté consiste dans la protection accordée par la société à chacun de ses membres pour la conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés. »
La sûreté est la notion sociale la plus haute de la société bourgeoise, la notion de la police : toute la société n’existe que pour garantir à chacun de ses membres la conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés. C’est dans ce sens que Hegel appelle la société bourgeoise « l’État de la détresse et de l’entendement ».
La notion de sûreté ne suffit pas encore pour que la société bourgeoise s’élève au-dessus de son égoïsme. La sûreté est plutôt l’assurance (Versicherung) de l’égoïsme.
Aucun des prétendus droits de l’homme ne dépasse donc l’homme égoïste, l’homme en tant que membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire un individu séparé de la communauté, replié sur lui-même, uniquement préoccupé de son intérêt personnel et obéissant a son arbitraire privé. L’homme est loin d’y être considéré comme un être générique; tout au contraire, la vie générique elle-même, la société, apparaît comme un cadre extérieur à l’individu, comme une limitation de son indépendance originelle. Le seul lien qui les unisse, c’est la nécessité naturelle, le besoin et l’intérêt privé, la conservation de leurs propriétés et de leur personne égoïste.
Il est assez énigmatique qu’un peuple, qui commence tout juste à s’affranchir, à faire tomber toutes les barrières entre les différents membres du peuple, à fonder une communauté politique, proclame solennellement (1791) le droit de l’homme égoïste, séparé de son semblable et de la communauté, et reprenne même cette proclamation à un moment où le dévouement le plus héroïque peut seul sauver la nation et se trouve réclamé impérieusement, à un moment où le sacrifice de tous les intérêts de la société bourgeoise est mis à l’ordre du jour et où l’égoïsme doit être puni comme un crime (1793). La chose devient plus énigmatique encore quand nous constatons que l’émancipation politique fait de la communauté politique, de la communauté civique, un simple moyen devant servir à la conservation de ces soi-disant droits de l’homme, que le citoyen est donc déclaré le serviteur de l’ « homme » égoïste, que la sphère, où l’homme se comporte en qualité d’être générique, est ravalée au-dessous de la sphère, où il fonctionne en qualité d’être partiel, et qu’enfin c’est l’homme en tant que bourgeois, et non pas l’homme en tant que citoyen, qui est considéré comme l’homme vrai et authentique.
Le « but » de toute « association politique » est la « conservation des droits naturels et imprescriptible de l’homme ». (Déclar., 1791, art. 2.) – « Le gouvernement est institué pour garantir à l’homme la jouissance de ses droits naturels et imprescriptibles. » (Déclar., 1791, art. 1.) Donc, même aux époques de son enthousiasme encore fraîchement éclos et poussé à l’extrême par la force même des circonstances, la vie politique déclare n’être qu’un simple moyen, dont le but est la vie de la société bourgeoise. Il est vrai que sa pratique révolutionnaire est en contradiction flagrante avec sa théorie. Tandis que, par exemple, la sûreté est déclarée l’un des droits de l’homme, la violation du secret de la correspondance est mise à l’ordre du jour. Tandis que la « liberté indéfinie de la presse » est garantie (Déclar. de 1793, art. 122) comme là conséquence du droit de la liberté individuelle, elle est complètement anéantie, car « la liberté de la presse ne doit pas être permise lorsqu’elle compromet la liberté publique ». (Robespierre jeune; Histoire parlementaire de la Révolution française, par Buchez et Roux, tome XXVIII, p. 159.) Ce qui revient à dire : le droit de liberté cesse d’être un droit, dès qu’il entre en conflit avec la vie politique, alors que, en théorie, la vie politique n’est que la garantie des droits de l’homme, des droits de l’homme individuel, et doit donc être suspendue, dès qu’elle se trouve en contradiction avec son but, ces droits de l’homme. Mais la pratique n’est que l’exception, et la théorie est la règle. Et quand même on voudrait considérer la pratique révolutionnaire comme la position exacte du rapport, il resterait toujours à résoudre cette énigme : pourquoi, dans l’esprit des émancipateurs politiques, ce rapport est-il inversé, le but apparaissant comme le moyen, et le moyen comme but ? Cette illusion d’optique de leur conscience resterait toujours la même énigme mais d’ordre psychologique et théorique.
La solution de ce problème est simple.
L’émancipation politique est en même temps la désagrégation de la vieille société sur laquelle repose l’État où le peuple ne joue plus aucun rôle, c’est-à-dire la puissance du souverain. La révolution politique c’est la révolution de la société bourgeoise. Quel était le caractère de la vieille société ? Un seul mot la caractérise. La féodalité. L’ancienne société bourgeoise avait immédiatement un caractère politique, c’est-à-dire les éléments de la vie bourgeoise, comme par exemple la propriété, ou la famille, ou le mode de travail, étaient, sous la forme de la seigneurie, de la caste et de la corporation, devenus des éléments de la vie de l’État. Ils déterminaient, sous cette forme, le rapport de l’individu isolé à l’ensemble de l’État, c’est-à-dire sa situation politique, par laquelle il était exclu et séparé des autres éléments de la société. En effet, cette organisation de la vie populaire n’éleva pas la propriété. et le travail au rang d’éléments sociaux; elle acheva plutôt de les séparer du corps de l’État et d’en faire des sociétés particulières dans la société. Mais de la sorte, les fonctions vitales et les conditions vitales de la société bourgeoise restaient politiques au sens de la féodalité; autrement dit, elles séparaient l’individu du corps de l’État; et le rapport particulier qui existait entre sa corporation et le corps de l’État, elles le transformaient en un rapport général entre l’individu et la vie populaire, de même qu’elles faisaient de son activité et de sa situation bourgeoises déterminées une activité et une situation générales. Comme conséquence de cette organisation, l’unité de l’État, aussi bien que la conscience, la volonté et l’activité de l’unité de l’État, le pouvoir politique général, apparaissent également comme l’affaire particulière d’un souverain, séparé du peuple et de ses serviteurs.
La révolution politique qui renversa ce pouvoir de souverain et fit des affaires de l’État les affaires du peuple, qui constitua l’État politique en affaire générale, c’est-à-dire en État réel, brisa nécessairement tous les états, corporations, jurandes, privilèges, qui ne servaient qu’à indiquer que le peuple était séparé de la communauté. La révolution politique abolit donc le caractère politique de la société bourgeoise. Elle brisa la société bourgeoise en ses éléments simples, d’une part les individus, d’autre part les éléments matériels et spirituels qui forment le contenu de la vie et la situation bourgeoise de ces individus. Elle déchaîna l’esprit politique, qui s’était en quelque sorte décomposé, émietté, perdu dans les impasses de la société féodale; elle en réunit les bribes éparses, le libéra de son mélange avec la vie bourgeoise et en fit la sphère de la communauté, de l’affaire générale du peuple, théoriquement indépendante de ces éléments particuliers de la vie bourgeoise. L’activité déterminée et la situation déterminée de la vie n’eurent plus qu’une importance individuelle. Elles ne formèrent plus le rapport général entre l’individu et le corps d’État. L’affaire publique, comme telle, devint plutôt l’affaire générale de chaque individu, et la fonction politique devint une fonction générale.
Mais la perfection de l’idéalisme de l’État fut en même temps la perfection du matérialisme de la société bourgeoise. En même temps que le joug politique, les liens qui entravaient l’esprit égoïste de la société bourgeoise furent ébranlés. L’émancipation politique fut en même temps l’émancipation de la société bourgeoise de la politique, et même de l’apparence d’un contenu d’ordre général.
La société féodale se trouva décomposée en son fond, l’homme, mais l’homme tel qu’il en était réellement le fond, l’homme égoïste.
Or, cet homme, membre de la société bourgeoise, est la base, la condition de l’État politique. L’État l’a reconnu à ce titre dans les droits de l’homme.
Mais la liberté de l’homme égoïste et la reconnaissance de cette liberté est plutôt la reconnaissance du mouvement effréné des éléments spirituels et matériels, qui en constituent la vie.
L’homme ne fut donc pas émancipé de la religion; il reçut la liberté religieuse. Il ne fut pas émancipé de la propriété; il reçut la liberté de la propriété. Il ne fut pas émancipé de l’égoïsme de l’industrie; il reçut la liberté de l’industrie.
La constitution de l’État politique et la décomposition de la société bourgeoise en individus indépendants, dont les rapports sont régis par le droit, comme les rapports des hommes des corporations et des jurandes étaient régis par le privilège, s’accomplissent par un seul et même acte. L’homme tel qu’il est membre de la société bourgeoise, l’homme non politique, apparaît nécessairement comme l’homme naturel. Les « droits de l’homme » prennent l’apparence des « droits naturels », car l’activité consciente se concentre sur l’acte politique. L’homme égoïste est le résultat passif, simplement donné, de la société décomposée, objet de la certitude immédiate, donc objet naturel. La révolution politique décompose la vie bourgeoise en ses éléments, sans révolutionner ces éléments eux-mêmes et les soumettre à la critique. Elle est à la société bourgeoise, au monde des besoins, du travail, des intérêts privés, du droit privé, comme à la base de son existence, comme à une hypothèse qui n’a pas besoin d’être fondée, donc, comme à sa base naturelle. Enfin, l’homme tel qu’il est, membre de la société bourgeoise, est considéré comme l’homme proprement dit, l’homme par opposition au citoyen, parce que c’est l’homme dans son existence immédiate, sensible et individuelle, tandis que l’homme politique n’est que l’homme abstrait, artificiel, l’homme en tant que personne allégorique, morale. L’homme véritable, on ne le reconnaît d’abord que sous la forme de l’individu égoïste, et l’homme réel sous la forme du citoyen abstrait.
Cette abstraction de l’homme politique, Rousseau nous la dépeint excellemment : « Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine, de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solidaire en partie d’un plus grand tout, dont cet individu reçoive, en quelque sorte, sa vie et son être, de substituer une existence partielle et morale à l’existence physique et indépendante. Il faut qu’il ôte à l’homme ses forces propres pour lui en donner qui lui soient étrangères et dont il ne puisse faire usage sans le secours d’autrui. » (Contrat social, livre II.)
Toute émancipation n’est que la réduction, du monde humain, des rapports, à l’homme lui-même.
L’émancipation politique, c’est la réduction de l’homme d’une part au membre de la société bourgeoise, à l’individu égoïste et indépendant, et d’autre part au citoyen, à la personne morale.
L’émancipation humaine n’est réalisée que lorsque l’homme a reconnu et organisé ses forces propres comme forces sociales et ne sépare donc plus de lui la force sociale sous la forme de la force politique.
Karl Marx
1843
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