12/06/2022 (2022-06-12)
Par Karen Brandin
[Mise à jour : ajouts dans le texte.]
On se souvient tous en octobre 2021 des propos polémiques d’Emmanuelle Wargon, alors ministre du Logement, qui avait déclaré sans ambages que « les maisons individuelles étaient un non-sens écologique, économique et social » ; bref, une prétention absurde, d’un autre âge en quelque sorte. Depuis, nous sommes chaque jour encouragés à devenir des « locataires universels », qu’il s’agisse de voitures, d’électroménager ou de vêtements, comme un retour en grâce du collectivisme.
En plus de cette invitation pressante aux relents de culpabilité d’une expropriation matérielle, ne nous pousse-t-on pas en plus à une expropriation intellectuelle ? Avons-nous encore le droit d’avoir des idées, des convictions, de revendiquer des compétences ? La vocation, qu’il s’agisse de la médecine ou de l’enseignement, est-elle devenue une passion honteuse, marginale ? Ces professions sont-elles condamnées à être sous l’influence d’une hiérarchie toujours plus envahissante, toujours plus castratrice ?
Comme les médecins sont désormais sans cesse contrariés, entravés dans leur liberté de prescrire quand bien même leurs ordonnances sont consécutives à un examen clinique qu’eux seuls sont à même de pratiquer et d’interpréter, on voit ces dernières années se multiplier dans l’enseignement secondaire notamment, des plateformes d’assistance pédagogique destinées elles-aussi à encadrer la pratique d’un métier pourtant fait de compétences durement acquises. La plus célèbre d’entre elles (en maths puisque c’est mon domaine d’intervention) s’appelle Kwyk. Elle est bien connue des enseignants. Je ne fais pas là le procès d’intention de ce type d’outils, car il est possible d’en faire un usage modéré et équilibré, mais il est légitime de s’interroger sur les promesses qui sont mises en avant pour susciter l’adhésion ou l’intérêt. Je cite ce message « promotionnel » adressé au personnel de l’éducation (en réalité, de l’instruction) :
- 1— Je crée un devoir en 1 min (« Quick » donc)… Un gain de temps incontestable pour le prof, sans doute, mais que fait-on de ce temps libéré ? Profite-t-il à terme aux élèves ?)
- 2— Je l’envoie et reçois le bilan par mail (le système s’invite et en fait « s’intercale » dans la relation prof-élève qui s’en trouve corrompue. Il faut en outre préciser que ce système fait la part belle aux réponses ; l’argumentation n’est quant à elle pas évaluée, pas plus que la rédaction d’ailleurs, deux piliers pourtant fondamentaux de la démarche mathématique.)
- 3— J’active les révisions personnalisées (??? alors qu’il s’agit d’une banque de données dans laquelle on vient se servir, sorte de « buffet » d’exercices ; on est donc très loin d’un quelconque enseignement « sur-mesure ». On retrouve là le mythe de la médecine numérique présentée comme ultra-personnalisée à grand renfort d’espace santé.)
Un effet pervers de ce type de système est qu’il conduit à un désengagement des acteurs de la profession concernée, ruine leur créativité ainsi que tout espoir de satisfaction durable et donc, à terme, d’épanouissement. En les plébiscitant, on devient rapidement, insidieusement, l’artisan de la perte de sens de nos métiers. Cette assistance présentée comme « pratique, » voire sécurisante, est en réalité « débilitante ».
Le mécanisme est désormais bien rodé et la logique toujours la même. Sous un prétexte fallacieux d’efficacité, de simplification des tâches assimilée de fait à « un progrès », à une innovation (on confond trop souvent ces deux notions malheureusement), on crée une dépendance avec comme corollaire naturel, l’acceptation d’une surveillance. De cette dépendance naît une fébrilité, une faille dans laquelle il est alors facile de s’engouffrer.
Annuler doucement, mais sûrement toute autonomie, semer non plus un doute « raisonnable », une prudence légitime, mais bien plus sûrement une incertitude délétère qui, à terme, paralyse. C’est ce qui guette ces corps de métiers soumis à de trop fortes contentions.
Apparemment, il faut cacher ces esprits libres que nous ne saurions voir.
Comme chaque année, en cette période de correction des épreuves du bac (ou plutôt de ce qu’il en reste après la tornade de la réforme Blanquer), les témoignages d’enseignants légitimement consternés se multiplient. Ceux-ci constatent que les notes qu’ils ont attribuées aux copies (dûment numérisées !) dont ils avaient la charge, ont été allègrement modifiées suite à une obscure commission dite d’harmonisation, et ce bien entendu à l’avantage des élèves, car il s’agit de battre les records d’admission à cet examen désormais fantoche. Ce processus, profondément humiliant, dégradant en plus d’être déstabilisant, vient anéantir et remettre en question sans pudeur aucune, la légitimité de prof ainsi que son autorité.
Il est donc urgent de redoubler de vigilance et de garder bien présent à l’esprit que c’est en le pratiquant en conditions réelles que le geste d’enseignement, que le geste médical s’affirme, se perfectionne. Il ne faut jamais perdre de vue que lorsque l’on délègue à ces assistants virtuels censés nous soulager, on se dépouille et l’on finit par régresser, car ce sont autant de compétences que l’on ne retrouvera jamais dans leur intégrité et leur densité premières.
Si l’homme n’est pas infaillible dans sa mission de transmettre ou encore dans son diagnostic, la machine (notamment administrative) ne l’est pas davantage, fût-elle équipée d’une IA. Elle doit rester un outil et ne jamais devenir une excroissance, encore moins une donneuse d’ordres. Il faut retrouver une autonomie de réflexion qui permette de gérer la peur de l’erreur et refuser que l’on vienne s’immiscer dans ces professions à visée humaine avec en ligne de mire, le célèbre adage : « diviser pour mieux régner. »
Car en réalité ce qui semble inquiéter au plus point la hiérarchie d’où qu’elle vienne (hôpital, école, et même université) et que j’avais nettement perçu lors de mes vacations en lycées, c’est la complicité qui peut se créer entre l’enseignant et sa classe, le médecin et son patient (on parle alors de « colloque singulier »). Un contrat de confiance réciproque. On pourrait naïvement imaginer que c’est pourtant là le saint Graal, le but ultime. Or c’est très mal vécu par les autorités qui ne souhaitent perdre ni leur possibilité de contrôle ni leur emprise. Cet état de fait, cet état de grâce, est presque toujours perçu comme une provocation, une menace absurde d’une mutinerie à venir. La complicité que l’on perçoit spontanément comme « facilitante », comme un facteur d’adhésion (qu’il s’agisse d’un cours ou d’un soin), est finalement présentée comme un vecteur d’un désordre et provoque la suspicion. Et si par malheur vos élèves venaient à progresser et vos patients à guérir, vous vous exposeriez à un procès pour sorcellerie ou charlatanisme.
Toute initiative, qu’elle soit pédagogique ou médicale, est de fait présumée coupable. Nous en avons eu un dramatique exemple à l’occasion de la crise du covid avec des praticiens, les médecins de ville comme l’on dit parfois, lourdement et impitoyablement sanctionnés pour avoir revendiqué une prise en charge de leurs malades alors que c’est là justement le cœur de leur métier et de leur engagement. S’appuyer en première intention sur des traitements sûrs, car largement éprouvés, encourager le repositionnement de molécules anciennes est assimilé à rien de moins que de l’obscurantisme.
L’éducation n’est pas davantage épargnée par ce diktat, cette obsession du modernisme. Ainsi les méthodes dites anciennes d’apprentissage de la lecture (la méthode syllabique : le b-a-ba), comme celles des opérations de base ont beau avoir fait leurs preuves, elles sont plus que jamais caricaturées et leurs défenseurs avec elles, balayées par le vent de la nouveauté, le blizzard des neurosciences. Pourtant la méthode globale, en n’offrant aucune structure, aucun repère, a largement contribué à l’effondrement du niveau des élèves en français, mais aussi en mathématiques.
Ce qui peut, ce qui doit retenir les Ulysses des temps modernes (que nous sommes tous en puissance) de succomber aux appels répétés des sirènes des protocoles et de développer une addiction à une liberté surveillée qui nous déresponsabilise au profit d’une tribu protectrice fantasmée, c’est peut-être la prise de conscience que nous ne sommes plus jamais que le dernier maillon d’une chaîne de décisions trop longue pour nous donner le courage de la briser et trop courte pour nous garantir la liberté de penser, d’instruire ou encore de soigner.
Ce sursaut est nécessaire pour les générations à venir déjà terriblement embrigadées, dépendantes de toutes sortes d’assistants qu’ils soient orthographiques, vocaux ou encore mathématiques (je pense à la redoutable application « photomath »), mais aussi victimes si l’on pense à l’insondable ParcourSup…
Je donne souvent cet exemple parmi tant d’autres. En donnant dès le plus jeune âge accès à une calculatrice aux élèves, on compromet leur indépendance dans leur rapport aux nombres, au calcul, aux ordres de grandeur. Et cet outil, clairement indispensable dans des cas difficiles, devient une béquille sur laquelle ils s’appuieront par la suite pour tout et n’importe quoi. Quand j’emprunte par hasard ce matériel à l’un de mes terminales et que par curiosité je parcours l’historique, je suis à chaque fois effarée de ne voir figurer que des calculs décourageants de facilité : 2×3, 12-7, etc. qu’ils savent parfaitement réaliser bien sûr, mais qu’ils « préfèrent vérifier » comme ils disent. Et si, suite à une manipulation défectueuse, la « machine répond 2×3=5 », il y a un moment de flottement. L’élève n’a plus son libre arbitre, il l’a délégué à la machine toute puissante. Il est définitivement en demande (et donc souvent en manque) d’un GPS de la pensée dont il est prêt à suivre les instructions, les directives comme un somnambule.
À l’opposé, nous avons tous la chance, le privilège d’avoir dans notre entourage comme autant de phares dans ce crépuscule de l’intelligence et des idées, des médecins, des profs entrés en fonction dans les années 70/80 et devant lesquels on est invariablement admiratifs tant ils font preuve d’une vivacité d’esprit (critique notamment), d’une dextérité, d’une curiosité et surtout d’une capacité d’adaptation dont nous nous sentons, nous pourtant plus jeunes, désormais incapables. Ce n’est pas seulement la conséquence légitime de l’expérience, mais aussi le fruit d’une formation initiale de qualité, exigeante, où l’on apprenait à comprendre, où l’on apprenait à évaluer le bénéfice comme le risque, à l’assumer aussi alors qu’aujourd’hui, nous sommes tout au plus conditionnés pour mémoriser des schémas préétablis, découpés en séquences, systématiquement dictés par d’autres plus haut dans la pyramide et dont nous sommes les exécutants maladroits et inquiets, car sans cesse inquiétés. Diviser pour mieux régner donc, mais aussi « insécuriser » pour mieux régner.
Il est plus que temps de se réveiller et de se réconcilier avec notre condition d’être humain. C’est à ce prix que l’on pourra espérer lutter efficacement contre cette hémorragie du sens qui menace nos professions respectives et retrouver la satisfaction et la fierté d’un travail original, soigné et motivé. À l’instar des gilets jaunes, défendons chèrement nos valeurs, notre indépendance et donnons-nous rendez-vous au rond-point d’une éthique revendiquée.
Karen Brandin
« Mais dis-moi tout
(P. Bachelet — extrait)
Marionnettiste
J’ai des ficelles à mon destin
Tu me fais faire un tour de piste
Mais où je vais je n’en sais rien
Mais dis-moi tout
Marionnettiste
Mon cœur de bois soudain s’arrête
Que feras-tu de tes artistes
Après la fête ? »
NB : Je remercie chaleureusement la pédiatre-oncologue Nicole Delépine de m’avoir suggéré la possibilité de ce début de réflexion que d’autres poursuivront j’espère.
Quelques pistes de lecture :
- 1— Oraison funèbre de la classe de philosophie (Harold Bernat — éditions Atlantiques déchaînés)
- 2— http://images.math.cnrs.fr/Lycee-les-maths-en-soins-palliatifs.html
- 3— Souffrir d’enseigner. Faut-il rester ou partir ? (Rémi Boyer — J.M. Horenstein — éditions de la Mémoire)
- 4— J’avais honte d’être prof (Paul Dandelot — éditions Fabert)
- 5— Ma liberté de soigner (Nicole Delépine — éditions Michalon)
- 6— Soigner ou Obéir ? (Nicole et Gérard Delépine — éditions Fauves)
- 7— https://la-verite-vous-rendra-libres.org/seule-la-liberte-des-medecins-et-soignants-peut-sauver-la-medecine-pour-les-malades/
- 8— Je ne pouvais pas les laisser mourir ! (J.J. Erbstein -éditions JDH)
- 9— Délires et tendances dans l’éducation nationale (Dany-Jack Mercier — éditions EPU)
- 10— L’enseignement de l’ignorance (J.C Michéa — éditions climats)
- 11— L’école fantôme (Robert Redeker — éditions Desclée de Brouwer)
- 12 — Santé publique, Année zéro (Barbara Stiegler-François Alla — éditions Gallimard)
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