Pour une lecture souverainiste de l’histoire de France

21/04/2021 (2021-04-20)

Par Henri TEMPLE (Co-fondateur et précédent Directeur du Centre du droit de la consommation et de la concurrence)

Napoléon, Jeanne d’Arc, Charles de Gaulle… Les analphabètes, les traîtres et les nationalistes nostalgiques, s’écharpent sur le jugement à avoir sur les grandes figures de l’histoire de France. Voir cette dernière à travers le prisme souverainiste semble pourtant la seule qui soit dans l’intérêt de la nation.

Il doit y avoir une lecture souverainiste de l’histoire. C’est-à-dire que, par delà les lectures affective, romanesque ou marxiste, il existe aussi une appréciation des faits et des hommes historiques selon qu’ils ont apporté le plus de liberté, de paix, de prospérité, de grandeur à une nation. Ne parlons même pas de la lecture dite « décoloniale » de l’histoire, épiphénomène d’une mode passagère, racialiste, « genrée », spécieuse et volontiers totalitaire, tentée par le lynchage. On oubliera sous peu ces divagations délirantes d’une « basse intelligentsia », pour reprendre les mots de Régis Debray..

L’approche de la commémoration le 5 mai prochain du deux centième anniversaire de la mort de Napoléon à Sainte-Hélène suscite les agitations attendues dans les médias, le monde politique français, les écrivains, historiens et l’opinion publique. Ma dernière rubrique sur ce sujet (Napoléon et les chances gâchées de la France : une uchronie souverainiste) m’a valu certes des approbations, mais aussi une volée de bois vert, notamment de lecteurs qui n’avaient pas bien lu ce texte, et notamment ma précaution préliminaire (le terme d’« uchronie »).. Il est vrai que si le courrier des lecteurs permet parfois (heureusement) l’échange fructueux, il est aussi souvent un défouloir anonyme pour personnalités tendues.

Je reviens donc ici, d’une façon plus large, à la question de savoir s’il est permis d’avoir une opinion dissidente sur les grandes figures de l’histoire de France, selon le seul critère de leur contribution à l’intérêt général de la nation. Ou bien si l’on est sommé d’avoir nécessairement à choisir un camp : celui des zélateurs absolus ou celui des détracteurs impénitents ? Pour Napoléon, comme pour Jeanne d’Arc, Richelieu, Pétain ou de Gaulle. Or le jugement que l’on porte sur telle ou telle figure nationale a une grande importance : d’une part, car cela peut renforcer ou, au contraire, affaiblir, la cohésion des Français derrière leur histoire. Et surtout, d’autre part, si ce jugement est faux en tout ou partie, c’est que son auteur pratique des mécaniques de raisonnement fausses ou mal maîtrisées. S’il remplace la raison par la passion irrationnelle, peut-il être un citoyen utile et efficace pour servir son pays ? Ne faut-il pas tirer les leçons de l’histoire pour éviter de retomber dans les mêmes erreurs ? Durant la guerre de Cent Ans, les Français ont reproduit, durant plus de 80 ans, les mêmes fautes fatales. Ressemblant à s’y méprendre à celles que commettront ensuite nos généraux, politiciens ou chefs d’État : en 1759 (Québec), 1870, 1914, 1939/40, 1954 (Diên Biên Phu), 1962 (Accords d’Évian)…

Voulons-nous continuer ainsi, encore et encore ? Préférons-nous imputer tous nos malheurs aux Anglais ? Puis aux Allemands ? Aux USA ? Un bien commode défaussement. Ou ne faut-il pas mieux se demander pourquoi et comment on perd, du fait de nos propres carences d’intelligence, ainsi que des méthodes supérieures de l’adversaire ? Puis corriger ces erreurs butées et s’inspirer des méthodes qui gagnent ? Et enfin, y rajouter la touche de génie français (ça existe aussi) qui fait la différence à notre avantage. Vercingétorix et César, Clovis, Charlemagne, Guillaume le Conquérant, Raymond IV, Saint Louis, Philippe le Bel, Jeanne d’Arc, Henri IV, Richelieu, Colbert et Louis XIV, Louis XVI-Marie Antoinette et Robespierre, Napoléon, Thiers, Pétain et de Gaulle. 15 situations historiques majeures et tragiques sont incarnées par ces hommes (et deux femmes). Et elles ont provoqué, a posteriori, des divisions souvent passionnelles entre historiens et entre Français, des jugements majoritairement politiques : royalistes contre républicains, jacobins contre girondins, droite contre gauche, et, désormais, extrême gauche « cannabis-woke » contre la nation. Des jugements qui d’ailleurs varient du tout au tout dans le temps. Les grandes figures nationales les plus tiraillées d’un bord à l’autre seront Vercingétorix ou Jeanne d’Arc. Les plus contestées sont les plus récentes : Napoléon, Thiers, Pétain et de Gaulle. Les plus clivantes : Louis XVI et Robespierre ; Pétain et de Gaulle. Les plus oubliées : Raymond IV, Montcalm. Mais seulement trois émergent comme de sacro-saintes icônes : Jeanne, Napoléon et de Gaulle.

L’histoire de France est particulièrement tendue. C’est que la Gaule, puis la France, est à la fois un pays vaste et riche, et un lieu de passage entre le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest. Un isthme européen sans cesse menacé, envahi. Quelques rares peuples ont pu conserver, à travers les millénaires — nonobstant des vicissitudes — la continuité de leur héritage culturel originel : notamment les Scandinaves, les Germaniques ; Israël, l’Irlande, la Grèce, l’Arménie, l’Éthiopie, la Russie… Mais la France, un territoire trop vaste peut-être, a, en moins de 18 siècles, subi au moins trois acculturations. Des Gaulois aux Gallo-Romains, puis de ces derniers aux Francs, et enfin de la féodalité et la monarchie franques à la République, qui a affirmé le concept de nation comme ciment d’un ensemble disparate.

Les clivages régionaux, politiques, sociaux, identitaires (religieux, raciaux, « souchistes ») peuvent exciter les jugements portés sur les grandes figures de l’histoire. On en a une récente illustration avec les fanatismes dirigés, en général, contre les « mâles blancs », et en particulier contre leurs statues : Colbert en France, Churchill au Royaume-Uni… Une iconoclastie de crétins névrotiques. Or une nation se reconnaît elle-même au travers de son histoire, portée par ses héros, les « grands hommes » de son panthéon.

Est-il permis d’avoir une opinion dissidente sur Bonaparte et Napoléon ? Ou bien est-on sommé d’avoir nécessairement à choisir un camp : celui des zélateurs absolus ou celui des détracteurs impénitents ? Comme d’ailleurs pour Jeanne d’Arc, Richelieu, Pétain ou de Gaulle ? Il faut guérir de ce terrible mal intellectuel des Français de vouloir tout diviser en un simpliste « noir ou blanc ». Et rejeter cette assignation d’avoir à se soumettre à l’opinion de X, Y ou Z parce qu’il est un « spécialiste » de tel ou tel sujet et donc de devoir se taire… Comme Audrey Pulvar, journaliste antillaise, tête de liste socialiste aux régionales d’Île-de-France en 2021, qui appelle aussi les mâles blancs à se taire, reprenant à vil prix les psychoses des « décoloniaux », « woke », et autres sécrétions de cerveaux taraudés par des complexes. De vieilles rancœurs enfouies, et polluées par des constructions mentales rudimentaires et revanchardes.

Un livre très récent de Thierry Lentz (Pour Napoléon, éd. Perrin, 2021), saisissant l’opportunité du bicentenaire, s’affirme clairement en avocat de Napoléon. Mais est-il permis de porter des jugements a posteriori, favorables comme hostiles, sur un homme célèbre et son bilan ? Y aurait-il des critères permanents pour le faire sans risque d’anachronisme ? Non s’il s’agit de juger les mots et les moyens qui sont à comprendre dans leur époque ; et oui pour les résultats qui échappent à la patine du temps, car les effets demeurent souvent durant des siècles. Or les résultats de Napoléon, s’ils sont remarquables jusqu’à Austerlitz, en termes militaires et administratifs, sont désastreux à la fin : une France occupée (deux fois) et territorialement diminuée.

Bien sûr il faut commémorer Napoléon (Villepin avait refusé de célébrer Austerlitz et préféré commémorer Trafalgar…), car c’est notre histoire, glorieuse certes, mais douloureuse aussi et nous devons l’assumer. Mais pas comme des groupies ni, inversement, comme des décoloniaux : plutôt à la façon intelligente et nuancée de Thucydide pour Périclès, ou de Bainville sur le traité de Versailles, à l’aune de la raison et surtout en fonction de l’intérêt supérieur de la Cité. Thucydide fut un historien cherchant impartialement la vérité des faits, et à comprendre les causes profondes des événements, en écartant mythes et sentiments. De cette compréhension, il tente — il est le premier dans l’histoire du monde — de bâtir une philosophie de l’histoire en discernant les lois générales qui gouvernent le monde : pour réussir, l’action de l’homme politique ou militaire doit être intelligente et morale, au regard de la patrie. Thucydide a ainsi, à cette aune, jugé le bilan de Périclès et érigé une méthode historique d’une étonnante modernité, toujours actuelle. Pour lui, « comprendre le passé permet de voir clair dans les faits qui, à l’avenir, en vertu du caractère humain qui est le leur, présenteront des similitudes et des analogies » (Thucydide. Péloponnèse). Marx a bien compris Thucydide lorsqu’il écrit que « qui ne connaît pas l’histoire est condamné à la revivre ».

Pour les analphabètes, les pénitents, et les traîtres à la nation, Napoléon est, au choix, un mâle blanc (et donc à l’origine de tous les maux), un macho, un esclavagiste ou un tyran totalitaire. Pour les nationalistes nostalgiques, il est le génie absolu, capable par ses victoires militaires éclatantes de sauver la patrie, d’inspirer l’admiration au monde entier encore à ce jour ; le chef d’une épopée magnifique, le libérateur des peuples, l’organisateur de la France moderne, mais la victime des Anglais perfides. Il me semble que pour les souverainistes, Bonaparte ne doit pas être confondu avec Napoléon. Ce dernier rate les chances de paix que lui donne la victoire d’Austerlitz. La France perdra de nombreux territoires, près d’un million de jeunes sont tués (dont les descendants manqueront en 1870), et Paris est occupée deux fois.

Se demander si la liberté, la dignité, et la grandeur de la France ont été accrues par Jeanne d’Arc, Richelieu, Napoléon ou de Gaulle, relève d’un légitime bilan souverainiste. La France a-t-elle évité sa disparition ou sa sujétion ? A-t-elle été plus grande, plus prospère, plus libre, plus juste ? Les historiens dressent les constats, et les philosophes, les citoyens intelligents, peuvent et doivent alors se former leur libre jugement, non seulement pour le bilan du passé, mais aussi pour s’aider aux choix du temps présent qui féconderont l’avenir. « Il n’est pas de bonheur sans liberté — j’ajouterais sans souveraineté — ni de liberté sans courage » disait Périclès. Et particulièrement la liberté et le courage de considérer son histoire avec lucidité.

[Ndlr : en observant l’histoire de France sous l’angle souverainiste ainsi proposé par l’auteur Henri Temple, de prime abord, et sans recourir à une analyse fine de leurs actions et des conséquences de ces dernières, il apparaît que Napoléon a contribué effectivement à la grandeur, la liberté et la dignité de la France jusqu’à Austerlitz, mais que lorsqu’il s’est mué en empereur, il a plutôt nettement inversé la tendance et contribué à l’amoindrir, à lui redonner des chaînes et à favoriser son déshonneur. Charlemagne a probablement réussi jusqu’au navrant choix du processus d’héritage qui a ensuite séparé la France en trois États. Le sacrifice de Jeanne d’Arc n’en aura pas moins permis de chasser plus tard les Anglais hors du pays, voire du continent. De Gaulle a contribué à la grandeur de la France jusqu’aux solutions choisies lors des guerres d’indépendance dans les colonies. Louis XIV a fait rayonné, notamment par Versailles, la France sur l’Europe. Etc.. L’auteur aurait-il dû se prêter à ce type d’exercice et ceci de manière un peu moins succincte et schématique pour parachever sa démonstration ?]

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