L’Amérique n’a pas de plan B pour l’Ukraine, si ce n’est plus de guerre

18/04/2024 (2024-04-18)

[Source : lesakerfrancophone.fr]

Par David P. Goldman – Le 25 mars 2024 — Source Asia Times

Le week-end dernier, quelques dizaines d’anciens membres du cabinet, d’officiers supérieurs, d’universitaires et d’analystes de groupes de réflexion se sont réunis pour évaluer la situation militaire mondiale.

Je peux vous dire que je n’ai pas ressenti une telle peur depuis l’automne 1983, lorsque j’étais chercheur contractuel junior et que je faisais des petits boulots pour Norman A. Bailey, alors assistant spécial du président, au Conseil de sécurité nationale. C’était l’apogée de la guerre froide et l’exercice militaire trop réaliste Able Archer 83 avait failli déclencher une guerre nucléaire.

Aujourd’hui, l’establishment de la politique étrangère américaine a mis en jeu sa crédibilité en humiliant la Russie en repoussant les frontières de l’OTAN à quelques centaines de kilomètres de Moscou, tout en cherchant à écraser l’économie moscovite par des sanctions.

Ils ont tiré toutes les ficelles qu’ils avaient auprès des gouvernements européens, mobilisant leur légion de journalistes, de think tankers et de politiciens rémunérés pour promouvoir la guerre ukrainienne par procuration, dans l’intention de dégrader les forces armées russes et, en fin de compte, de forcer un changement de régime en Russie.

Le message des participants les plus éminents — d’anciens membres de cabinets ministériels ayant des portefeuilles de défense et de sécurité nationale — est que l’OTAN est toujours déterminée à gagner, à n’importe quel prix. « La question est de savoir si la Russie peut générer des réserves stratégiques », a déclaré un participant. « Son corps d’officiers n’est plus qu’à 50 % de ses effectifs et elle ne dispose pas d’un grand nombre de sous-officiers ».

« Les Russes subissent des pertes massives de 25 000 à 30 000 hommes par mois », a ajouté un ancien fonctionnaire. « Ils ne peuvent pas maintenir leur volonté de se battre sur le champ de bataille. Les Russes sont proches du point de rupture. Pourront-ils maintenir leur volonté nationale ? Pas si l’on en croit l’élection truquée [de Vladimir Poutine ce mois-ci]. Leur économie est réellement vulnérable. Nous devons redoubler les sanctions et l’interdiction financière des approvisionnements en direction de la Russie. Les Russes ont une image de puissance de type Potemkine ».

Tout ce qui précède est manifestement faux et le participant en question le sait bien. L’idée que la Russie subit 25 000 à 30 000 pertes par mois est ridicule. L’artillerie représente environ 70 % des pertes dans les deux camps et, selon toutes les estimations, la Russie tire cinq ou dix fois plus d’obus que l’Ukraine. La Russie a soigneusement évité les assauts frontaux afin de préserver ses effectifs.

Le fait le plus important concernant la réélection de Poutine est que 88 % des Russes ont voté, un taux de participation bien plus élevé que dans n’importe quelle démocratie occidentale. Les Russes n’ont peut-être pas eu le choix du candidat, mais ils ont eu le choix de voter ou non. Cette participation massive est cohérente avec le taux d’approbation de 85 % de Poutine, selon le sondage indépendant Levada.

Taux d’approbation ou de désapprobation de Poutine selon le sondage Levada. Source : Statista : Statista

Au lieu de s’effondrer, la Russie est devenue le point central d’une réorganisation des chaînes d’approvisionnement mondiales et de leur financement, et son économie croît, au lieu de diminuer de moitié, comme l’avait promis le président Biden en mars 2022.

L’Ukraine manque de soldats et n’arrive pas à se mettre d’accord sur une nouvelle loi de conscription. Un éminent historien militaire a déclaré :

« Partout où vous allez en Ukraine, vous voyez des jeunes hommes qui traînent et qui ne portent pas l’uniforme ! L’Ukraine refuse de s’engager à fond ».

La Russie produit entre quatre et sept fois plus d’obus d’artillerie que l’Ukraine. Les défenses aériennes de l’Ukraine sont épuisées, car ses vieux missiles antiaériens de l’ère soviétique ont été tirés et les stocks de missiles Patriot de l’OTAN s’amenuisent.

La Russie dispose d’une réserve inépuisable de grosses bombes de l’ère soviétique équipées de systèmes de guidage bon marché, tirées avec précision sur des cibles ukrainiennes à partir d’avions russes se trouvant à 60 miles (96,5 kilomètres) de distance. Avec une population cinq fois supérieure à celle de l’Ukraine, la Russie est en train de gagner la guerre d’usure.

Lors de cette réunion du week-end, un autre participant a dénoncé le chancelier allemand Olaf Scholz et d’autres dirigeants européens pour s’être trop préoccupés du « seuil nucléaire », c’est-à-dire du point d’escalade à partir duquel la Russie pourrait utiliser des armes nucléaires. Il a demandé à l’Allemagne de fournir à l’Ukraine son missile de croisière à longue portée Taurus, d’une portée de 1 000 kilomètres et doté d’une ogive à deux étages capables de détruire des infrastructures majeures.

Le mois dernier, des officiers supérieurs de l’armée de l’air allemande ont discuté de l’utilisation de 20 missiles Taurus pour détruire le pont de Kertch reliant la Crimée au continent russe, dans une conversation enregistrée secrètement et publiée par les médias russes. Cette conversation a également révélé la présence de centaines de Britanniques et d’autres membres du personnel de l’OTAN sur le terrain en Ukraine.

Porter la guerre sur le territoire de la Russie et détruire les principales infrastructures est une façon de transformer la guerre par procuration avec l’Ukraine en une guerre européenne générale. Une autre façon est de déployer des soldats de l’OTAN en Ukraine, sujet que le président français Emmanuel Macron a abordé (mais qu’il n’a certainement pas l’intention de faire).

Fait remarquable, pas un mot n’a été dit sur une éventuelle solution négociée au conflit. Toute issue négociée à ce stade accorderait à la Russie les oblasts de l’Ukraine orientale qu’elle a annexés et lui donnerait probablement une zone tampon s’étendant jusqu’à la rive orientale du Dniepr, suivie d’une normalisation des relations économiques avec l’Europe de l’Ouest.

La Russie en sortirait triomphante et les atouts américains en Europe occidentale seraient dégradés. L’impact sur la position mondiale de l’Amérique serait dévastateur : Comme l’ont fait remarquer plusieurs participants, Taïwan observe attentivement ce qu’il advient des proxys américains.

Les règles de la réunion m’empêchent d’en dire plus, mais je suis libre de rapporter ce que j’ai dit à l’assemblée : les sanctions contre la Russie ont échoué lamentablement parce que la Russie avait accès à des quantités illimitées d’importations chinoises (ainsi qu’indiennes et autres), à la fois directement et par le biais d’une foule d’intermédiaires, y compris la Turquie et les anciennes républiques soviétiques.

Mais la résistance économique de la Russie face à des sanctions supposées dévastatrices n’est que le reflet d’une grande transformation du commerce mondial. Les exportations de la Chine vers le Sud ont doublé au cours des trois dernières années et la Chine exporte désormais davantage vers le Sud que vers les marchés développés. Le succès sans précédent des exportations chinoises s’explique par l’automatisation rapide de l’industrie chinoise, qui installe aujourd’hui plus de robots industriels par an que le reste du monde réuni.

J’ai ajouté que la nouvelle domination de la Chine sur le marché mondial de l’automobile en est la preuve, mais qu’elle a également des implications militaires cruciales. La Chine affirme qu’elle dispose d’usines automatisées capables de fabriquer 1 000 missiles de croisière par jour, ce qui n’est pas impossible si l’on considère qu’elle peut fabriquer 1 000 véhicules électriques par jour ou des milliers de stations de base 5G.

L’implication est que la Chine peut produire l’équivalent du stock américain de 4 000 missiles de croisière en une semaine alors que les entreprises de défense américaines mettent des années à les assembler à la main.

Personne n’a contesté les données que j’ai présentées. Et personne n’a cru que la Russie subissait 25 000 pertes par mois. Les faits n’étaient pas en cause : les dignitaires rassemblés, un échantillon représentatif des dirigeants intellectuels et exécutifs de la politique étrangère, ne pouvaient tout simplement pas imaginer un monde dans lequel l’Amérique ne donnerait plus d’ordres.

Ils sont habitués à diriger les choses et ils sont prêts à parier le monde entier pour conserver leur position.

David P. Goldman

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

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