De la démocratie à la tyrannie

28/07/2021 (2021-07-28)

[Source : Contrepoints]

[Illustration : Tocqueville by Hohenfels (CC BY-NC 2.0) — Hohenfels, CC-BY]

Le passe-temps populaire des démocraties modernes  punir les diligents et les économes, tout en récompensant les paresseux, les imprudents et les dépensiers  est cultivé via l’État.

Par Erik von Kuehnelt-Leddihn.
Un article de Mises.org

Dans La République, Platon nous dit que la tyrannie naît, en règle générale, de la démocratie. Historiquement, ce processus s’est déroulé de trois manières très différentes. Avant de décrire ces différents modèles de changement social, précisons ce que nous entendons par démocratie.

À la question « Qui devrait gouverner ? », le démocrate répond : « la majorité des citoyens politiquement égaux, soit en personne, soit par l’intermédiaire de leurs représentants ». En d’autres termes, l’égalité et la règle de la majorité sont les deux principes fondamentaux de la démocratie. Une démocratie peut être libérale ou illibérale.

Le libéralisme authentique est la réponse à une question tout à fait différente : comment le gouvernement doit-il être exercé ? La réponse qu’il apporte est la suivante : quel que soit celui qui gouverne, le gouvernement doit être exercé de manière que chacun jouisse de la plus grande liberté compatible avec le bien commun.

Une monarchie absolue pourrait être libérale (mais peu démocratique) et une démocratie pourrait être totalitaire, illibérale et tyrannique, avec une majorité persécutant brutalement les minorités. (Nous utilisons, bien sûr, le terme « libéral » dans son acception mondiale et non dans le sens américain, qui depuis le New Deal a été totalement perverti.)

Comment une démocratie, même libérale au départ, pourrait-elle évoluer vers une tyrannie totalitaire ? Comme nous l’avons dit au début, il y a trois voies d’approche, et dans chaque cas l’évolution serait de nature organique. La tyrannie évoluerait à partir du caractère même d’une démocratie libérale parce que, dès le début, il y a un ver dans le fruit : la liberté et l’égalité ne se mélangent pas, elles s’excluent pratiquement.

L’égalité n’existe pas dans la nature et ne peut donc être établie que par la force. Celui qui veut l’égalité géographique doit dynamiter les montagnes et combler les vallées. Pour obtenir une haie de hauteur uniforme, il faut utiliser des sécateurs. Pour atteindre des niveaux scolaires égaux, il faudrait faire pression sur certains élèves pour qu’ils travaillent très dur tout en empêchant les autres de le faire.

La première voie vers la tyrannie totalitaire (bien qu’elle ne soit pas la plus fréquemment utilisée) est le renversement par la force d’une démocratie libérale par le biais d’un mouvement révolutionnaire, en règle générale un parti prônant la tyrannie mais incapable de gagner le soutien nécessaire dans des élections libres. Le décor est planté pour une telle violence si les partis représentent des philosophies si différentes qu’elles rendent impossibles le dialogue et le compromis.

Clausewitz a dit que les guerres sont la continuation de la diplomatie par d’autres moyens, et dans les nations idéologiquement divisées, les révolutions sont vraiment la continuation du parlementarisme avec d’autres moyens. Le résultat est la domination absolue d’un « parti » qui a finalement obtenu un contrôle total.

Un cas typique est l’octobre rouge de 1917. L’aile bolchevique du Parti ouvrier social-démocrate russe n’avait pas pu remporter les élections dans la République russe démocratique d’Alexandre Kerenski et a donc organisé un coup d’État avec l’aide d’une armée et d’une marine vaincues et en maraude, et a ainsi établi une solide tyrannie socialiste.

De nombreuses démocraties libérales sont affaiblies par les conflits entre partis à un point tel que des organisations révolutionnaires peuvent facilement s’emparer du pouvoir. Et il arrive que pendant un certain temps les citoyens semblent heureux que le chaos ait pris fin.

En Italie, la Marche sur Rome des fascistes en a fait les dirigeants du pays. Mussolini, un ancien socialiste, avait appris la technique de la conquête politique auprès de ses amis socialistes internationaux et, sans surprise, l’Italie fasciste fut la deuxième puissance européenne à reconnaître le régime soviétique, après la Grande-Bretagne travailliste, et bien avant les États-Unis.

La deuxième voie vers la tyrannie totalitaire est celle des « élections libres ». Il peut arriver qu’un parti totalitaire jouissant d’une grande popularité gagne un tel élan et tant de voix qu’il devienne légalement et démocratiquement le maître d’un pays. C’est ce qui s’est passé en Allemagne en 1932, lorsque pas moins de 60 % de l’électorat a voté pour le despotisme totalitaire : pour deux national-socialistes, il y avait un socialiste international sous la forme d’un communiste marxiste et un autre sous la forme d’un social-démocrate un peu moins marxiste.

Dans ces conditions, la démocratie libérale était condamnée puisqu’elle n’avait plus de majorité au Reichstag. Cette évolution n’aurait pu être stoppée que par une dictature militaire (comme envisagé par le général von Schleicher qui fut plus tard assassiné par les nazis) ou par une restauration des Hohenzollern (comme planifié par Bruning). Mais dans le cadre démocratique et constitutionnel, les national-socialistes étaient voués à l’emporter.

Comment les « nazis » ont-ils réussi à gagner de cette manière ? La réponse est simple : étant un mouvement de masse tentant d’obtenir une majorité parlementaire, ils ont visé les minorités impopulaires (plus elles étaient petites, mieux ça valait) et ont ensuite monté l’opinion publique contre elles.

Le Parti National-Socialiste des Travailleurs était « un mouvement populaire basé sur la science exacte » (les propres mots d’Hitler), militant contre des minorités détestées : les Juifs, la noblesse, les riches, le clergé, les artistes modernes, les « intellectuels », catégories qui se recouvrent fréquemment, et enfin contre les handicapés mentaux et les Tsiganes.

Le national-socialisme était la « révolte légale » de l’homme ordinaire contre ceux qui sortent de l’ordinaire, du « peuple » (Volk) contre les groupes privilégiés et donc enviés et détestés. Rappelez-vous que Lénine, Mussolini et Hitler ont qualifié leur régime de « démocratique » – demokratiya po novomu, democrazia organizzata, deutsche Demokratie – mais ils n’ont jamais osé l’appeler « libéral » au sens mondial (non américain).

Carl Schmitt, dans sa 93e année, a analysé cette évolution dans un célèbre essai intitulé La révolution juridique mondiale. Ce genre de révolution – la révolution allemande de 1933 – se produit simplement par le biais des bulletins de vote et peut se produire dans n’importe quel pays où un parti qui veut établir un régime totalitaire obtient une majorité relative ou absolue et prend ainsi le pouvoir « démocratiquement ».

Platon a rendu compte d’une telle procédure qui correspond, aussi fidèlement qu’une photocopie, à la transition constitutionnelle en Allemagne : il y a le « leader populaire » qui prend à cœur l’intérêt du « peuple de base », des « braves gens ordinaires » contre les riches roublards. Il est largement acclamé par le plus grand nombre et se constitue une garde personnelle uniquement pour se protéger et, bien sûr, protéger les intérêts du « peuple ».

AU NOM DU PEUPLE

Pensez à Hitler, à ses SA et SS, et aussi à la tendance à appliquer autant que possible le préfixe Volk (peuple) : Volkswagen (voiture du peuple), Volksempfänger (station de radio du peuple), des gesunde Volksempfinden (les sentiments sains du peuple), Volksgericht (tribunal du peuple). Inutile de dire que cette politique verbale s’est poursuivie dans la « République Démocratique allemande » où nous voyons une « police populaire », une « armée populaire », tandis que les États satellites de Moscou étaient appelés « démocraties populaires ».

Tout cela implique qu’autrefois, seules les élites avaient une chance de gouverner et que maintenant, enfin, l’homme de la rue est maître de son destin et capable de jouir des bonnes choses de la vie ! Peu importe que les réalités soient tout à fait différentes. Un très haut responsable soviétique déclarait récemment à un prince européen : 

« Vos ancêtres ont exploité le peuple en prétendant qu’ils gouvernaient par la grâce de Dieu, mais nous faisons beaucoup mieux, nous exploitons le peuple au nom du peuple. »

Ensuite, il y a la troisième voie par laquelle une démocratie se transforme en une tyrannie totalitaire. Le premier analyste politique à prévoir cette évolution jusque-là jamais expérimentée fut Alexis de Tocqueville. Il a dessiné une image exacte et effrayante de notre État-prestataire (appelé à tort État-providence) dans le deuxième volume de sa Démocratie en Amérique, publié en 1835 ; il y parlait longuement d’une forme de tyrannie qu’il ne pouvait que décrire, mais pas nommer, parce qu’elle n’avait pas de précédent historique. Il est vrai qu’il a fallu plusieurs générations pour que la vision de Tocqueville devienne réalité.

Il envisageait un gouvernement démocratique dans lequel presque toutes les affaires humaines seraient réglementées par un gouvernement doux, « bienveillant » mais déterminé, sous lequel les citoyens pratiqueraient leur quête du bonheur comme des « animaux craintifs », perdant toute initiative et toute liberté. Les empereurs romains, disait-il, pouvaient diriger leur colère contre les individus, mais sous leur règne il était hors de question de contrôler toutes les formes de vie.

Ajoutons qu’à l’époque de Tocqueville, la technologie qui permet une telle surveillance et une telle réglementation n’était pas suffisamment développée. L’ordinateur n’avait pas été inventé et donc ses avertissements ont trouvé peu d’écho au siècle dernier.

Tocqueville, libéral authentique et légitimiste, s’était rendu en Amérique non seulement parce qu’il était préoccupé par les tendances aux États-Unis, mais aussi en raison de la victoire électorale d’Andrew Jackson, le premier démocrate à la Maison Blanche et l’homme qui a introduit le très démocratique système des dépouilles, une véritable invitation à la corruption.

Les Pères Fondateurs, comme l’a souligné Charles Beard, détestaient la démocratie plus que le péché originel. Mais maintenant, une idéologie française, trop familière à Tocqueville, avait commencé à conquérir l’Amérique.

Cette évolution de mauvais augure a attiré l’aristocrate français dans le Nouveau Monde où il voulait observer l’avancée mondiale du « démocratisme », à son avis (et à sa consternation) voué à pénétrer partout et à se terminer par l’anarchie ou la Nouvelle Tyrannie – qu’il nommait « despotisme démocratique ».

Le chemin de l’anarchie est plus susceptible d’être emprunté par les Sud-Européens et les Sud-Américains (et il se termine généralement par des dictatures militaires afin d’empêcher la dissolution totale), tandis que les nations nordiques, tout en gardant toutes les apparences démocratiques, ont tendance à échouer dans la bureaucratie sociale totalitaire.

L’absence d’une philosophie politique commune est plus propice au développement de révolutions pures et simples dans le Sud, où les guerres civiles ont tendance à être « la continuation du parlementarisme avec d’autres moyens (et plus violents) », tandis que le Nord est plutôt voué à des processus évolutifs, à une augmentation rampante de l’esclavage et à une diminution de la liberté et de l’initiative personnelles.

Ce processus peut être beaucoup plus paralysant qu’une simple dictature personnelle, militaire ou autre, sans caractère idéologique et totalitaire. Les régimes de Franco et de Salazar et certains gouvernements autoritaires latino-américains, tous adoucis au cours des années, en sont de bons exemples.

TOMBER EN SERVITUDE

Tocqueville ne nous a pas dit exactement comment peut s’effectuer le changement graduel vers la servitude totalitaire. Mais il y a 150 ans, il ne pouvait pas exactement prévoir que la scène parlementaire produirait deux principaux types de partis : les partis Père Noël, principalement à gauche, et les partis Serrage de Ceinture, plus ou moins à droite.

Les partis Père Noël, avec des cadeaux pour le plus grand nombre, prennent normalement à certaines personnes pour les donner à d’autres : ils fonctionnent avec des largesses, pour utiliser le terme de John Adams. Le socialisme, qu’il soit national ou international, agira au nom de la « justice distributive », ainsi que de la « justice sociale » et du « progrès », et gagnera ainsi en popularité. Après tout, vous ne tirez pas sur le Père Noël. En conséquence, ces partis gagnent normalement les élections, et les politiciens qui utilisent leurs slogans engrangent les votes.

Les partis Serrage de Ceinture, s’ils prennent le pouvoir de manière inattendue, agissent généralement plus sagement, mais ils ont rarement le courage de défaire les politiques des partis Père Noël. Les masses qui votent, souvent favorables aux partis Père Noël, retireraient leur soutien si les partis Serrage de Ceinture agissaient de manière radicale et cohérente.

Les prodigues sont généralement plus populaires que les avares. En fait, les partis Père Noël sont rarement complètement battus, mais ils se battent parfois eux-mêmes en présentant des candidats nuls ou en provoquant des troubles politiques ou un désastre économique.

Un Saint Nicolas politisé est un triste maître. Il est impossible de distribuer des cadeaux sans une réglementation bureaucratique, l’enregistrement et l’enrégimentement de l’ensemble du pays. D’innombrables conditions sont attachées aux cadeaux reçus d’en haut. L’État s’ingère dans tous les domaines de l’existence humaine : éducation, santé, transports, communications, divertissement, alimentation, commerce, industrie, agriculture, construction, emploi, héritage, vie sociale, naissance et mort.

Cette ingérence à grande échelle a deux aspects : l’étatisme et l’égalitarisme, qui sont intrinsèquement liés puisque pour régimenter parfaitement la société, il faut réduire les gens à un niveau identique. Ainsi, une « société sans classes » devient le véritable objectif, et toute forme de discrimination doit cesser. Mais la discrimination est partie intégrante d’une vie libre, car la liberté de volonté et de choix est une caractéristique de l’homme et de sa personnalité.

Si j’épouse Marie au lieu de Brigitte, je discrimine évidemment contre Brigitte ; si j’emploie le Dr Nishiyama comme professeur de japonais au lieu du Dr O’Hanrahan, je discrimine ce dernier, et ainsi de suite. Et il ne faut plus s’étonner qu’un opéra qui rejetterait un chanteur bantou de 1 mètre 20 pour le rôle de Siegfried dans Ring de Wagner soit accusé de racisme !

En fait, il n’y a qu’une discrimination juste ou injuste. Pourtant, la démocratie égalitaire reste inflexible dans sa politique totalitaire. Le passe-temps populaire des démocraties modernes – punir les diligents et les économes, tout en récompensant les paresseux, les imprudents et les dépensiers –  est cultivé via l’État, remplissant un programme démo-égalitaire basé sur une idéologie démo-totalitaire.

La tyrannie démocratique, évoluant en catimini comme une corruption lente et subtile conduisant au contrôle total de l’État, est donc la troisième voie, et en aucune façon la plus rare, vers la forme la plus moderne d’esclavage.

Traduction Gérard Dréan pour Contrepoints.

Source en anglais


[Voir aussi :
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