17/07/2022 (2022-07-17)
[Source : algerie54.dz]
Par Mehdi Messaoudi
Elle fait partie de cette catégorie de reporters qui ne lésinent pas sur les moyens pour rapporter en toute objectivité les faits loin du diktat des lobbys et cercles politico-idéologiques. Il s’agit de la reporter et réalisatrice française Anne Laure Bonnel, qui contre toute forme de pressions, réussira à nous offrir une image objective de la situation dans le Dombass, à l’origine du conflit ukrainien. Algérie54 l’a interviewée sur son travail documentaire effectué dans cette région et cette campagne d’hostilité, de dénigrement et de censure à son égard, menée par les partisans des médias de la Mainstream, soutenus par le silence et la complaisance de certaines ONG dites de défense de liberté d’expression dont RSF.
Algérie54 : Suite à votre passage sur CNews, vous avez mis la lumière sur l’information à sens unique ou à vrai dire l’information sélective.
Votre témoignage sur les crimes contre l’humanité commis par les forces ukrainiennes dans le Donbass a révélé au grand monde l’information orientée des multinationales des médias en faveur d’un monde préétabli. Qu’en pensez-vous ?
Anne Laure Bonnel : Je pense que le traitement médiatique a manqué de mise en perspective dès 2014. Je m’explique à travers un bref rappel des faits : le mouvement du Maïdan, fin 2013/début 2014 à Kiev a entraîné la destitution du gouvernement de Viktor Ianoukovitch qui était plutôt tourné vers la Russie et l’arrivée d’un gouvernement « pro-européen ». Très vite, dans l’est du pays, éclatent des manifestations pro-russes. En Crimée, un mouvement aboutit à un référendum le 16 mars 2014 qui entérine le rattachement de la Crimée à la Russie. Une insurrection éclate également dans la région du Donbass contre le gouvernement central. Sont proclamées deux républiques indépendantes : la République populaire de Donetsk et la République populaire de Lougansk. L’armée ukrainienne intervient alors dans l’est du pays, entraînant une guerre civile. Plusieurs accords de paix sont signés à Minsk (5 septembre 2014 puis 12 février 2015), mais ne sont pas respectés. Le conflit a fait plus de 6 000 morts en onze mois.
Certains aspects du conflit sont traités avec un regard très pro-occidental. Nombre d’articles soulignent — à juste titre — la volonté de propagande de la Russie sur ce sujet, mais dans le même temps, ces mêmes médias ne sont pas exempts d’une certaine partialité, que ce soit en étant essentiellement «embedded » côté ukrainien , ou en prenant moins de distance avec les sources ukrainiennes qu’avec les sources russes. Ou tout simplement en médiatisant plus ou moins certains sujets. Quelques exemples :
Soutien de Washington versus soutien de la Russie 2014
Quelques rares articles dans la presse française ont rapporté courant avril que des troupes américaines s’apprêtent à entraîner des soldats ukrainiens. On trouve un article dans le Figaro et un sur le site de RFI, ainsi qu’une dépêche AFP, peu reprise par les autres médias.
Ainsi, 300 soldats américains vont entraîner 900 soldats de la Garde nationale ukrainienne. Précisons qu’il ne s’agit donc pas de l’armée régulière ukrainienne, mais, selon l’article de RFI, de la garde «composée notamment de volontaires ayant fait partie des milices d’autodéfense lors de la révolution du Maïdan », placée sous l’autorité du ministère de l’Intérieur. Dans cette garde, se trouvent donc des membres de brigades d’extrême droite comme le bataillon Azov, responsable de plusieurs exactions (on y revient dans une autre partie). Alors que plusieurs articles dénonçaient l’intervention russe en Crimée et dans l’est de l’Ukraine, l’aide militaire de Washington n’est pas discutée ni interrogée, ni par les pouvoirs publics ni par les médias, qui y consacrent peu d’articles.
Les États-Unis et la Russie ne sont probablement pas à mettre sur le même plan en termes de démocratie et de liberté de la presse notamment, mais on peut s’étonner tout de même que lorsque ces des deux puissances soutiennent un camp ou l’autre au sein d’un même pays, la réaction médiatique est loin d’être la même.
Traitement des exactions : difficulté à évoquer les victimes pro-russes et la responsabilité des pro-Maïdan.
Odessa :
Après plusieurs mois de médiatisation du mouvement Maïdan, on assiste à une forme de tournant, en mai 2014, avec l’incendie de la maison des syndicats, dans lequel une quarantaine de pro-russes sont morts. Que s’est-il passé ?
Au départ, un groupe de « pro-russe » affronte dans la rue un groupe de supporters de foot, « pro-Maidan ». Difficile, selon les articles, de dire qui a provoqué qui… Toujours est-il que les pro-russes ont dû se réfugier dans la maison des syndicats d’Odessa, mais très vite, celle-ci prend feu. Une quarantaine de « pro-russes » a péri dans l’incendie. Pour cet événement, dans les premières heures, on assiste à une information très partielle voir inverse de la réalité. Sur France 3, le Soir 3 du 2 mai évoque l’incendie, mais sans jamais dire qui sont les victimes. L’AFP, dans ses premières dépêches, ne précise pas qu’il s’agit de « pro russes » qui sont morts dans l’incendie. Il faut attendre le lendemain pour avoir la première dépêche qui le précise…
Or, puisque jusque-là les victimes étaient les pro-Maïdan, les téléspectateurs logiquement perçoivent l’information par ce prisme et pensent que ce sont des pro-Maïdan qui sont une fois de plus attaqués par des pro-russes, alors qu’ici c’est l’inverse. Tout se passe comme s’il était difficile pour certains médias de dire que cette fois-ci ce sont des « pro-Maïdan » qui sont les bourreaux. On trouve peu de choses dans les médias français, mais ce reportage sur Channel 3 montre des exactions commises à Marioupol par le bataillon Azov et l’armée ukrainienne. Plusieurs civils sont touchés. La presse française l’évoque très peu. À titre de comparaison, à l’inverse, dans un reportage du JDD auprès du bataillon Azov en octobre 2014 à Marioupol, il n’est pas fait mention de ces exactions. Les exemples sont nombreux. Certainement le manque de temps au cœur des rédactions explique cette absence de traitement médiatique par mes confrères.
Algérie54 : Pouvez-vous nous parler de votre documentaire sur le Donbass réalisé en 2016, et votre témoignage en tant que reporter bien aguerrie maîtrisant son sujet loin du diktat idéologique et politique ?
Anne Laure Bonnel : Alors que le mouvement du Maïdan entraîne à Kiev fin 2013 l’arrivée d’un nouveau gouvernement « pro-européen », une insurrection éclate dans la région du Donbass, à l’est du pays. Face à ce gouvernement qui les inquiète, les villes de Donetsk et de Lougansk, frontalières de la Russie, s’autoproclament Républiques autonomes. Quelques mois plus tard, le gouvernement de Kiev répond par la force et bombarde les deux régions. Le conflit a fait plus de 10 000 morts militaires et civils compris en onze mois.
Que savons-nous de cette guerre ? Peu de choses. Une guerre pour l’Europe, contre des pro-russes. Partout dans les journaux, on nous présente un gouvernement ukrainien acculé par des offensives russes, menées par des rebelles sans visages. Mais ces rebelles de l’Est, qui sont-ils ?
Mon film Donbass est une errance sur ces territoires en guerre, au cœur des régions autonomes, à la recherche de ces visages qu’on ne nous montre pas, ceux d’une population civile recluse dans des caves depuis des mois. Ici rien d’autre que des ruines, des maisons aux flans éventrés et des immeubles aux vitres brisées, transpercés par les obus, des villes infestées de zones minées. Nous sillonnons ce paysage lugubre pendant des heures sans croiser âme qui vive. Parfois une silhouette se dessine sur le bord de la route, des âmes en errance. Les banques et les mines sont fermées et les magasins vidés, les plus jeunes ont fui ou sont au front, ne laissant derrière eux que les personnes âgées qui ne touchent plus ni salaires ni retraites. Dans certaines villes, il n’y a plus de gaz ni d’électricité. Des chiens errants devenus fous lors des bombardements hurlent à la mort et aboient sans interruption. Partout la peur est palpable ; dans le Donbass les gens chuchotent, les paranoïas se créent. Chaque jour compte son nouveau lot de disparitions.
Cette guerre qui pour nous n’était jusqu’alors qu’un spectacle télévisé, lointain, crypté de messages politiques nous fouette en plein visage : notre arrivée se fait le deuxième jour de la reprise des bombardements de janvier 2015. Alors que nous traversons la ville de Pervomaisk, nous sommes braqués à la tempe par des militaires. Notre ami et traducteur Andreï se fait enlever sous nos yeux. Son corps est retrouvé le lendemain, criblé de balles dans le dos, à quelques mètres de la ligne de front. Ce jour-là, deux autres personnes, dont le commandant du bataillon armé de la région, sont enlevées et tuées.
Et qui sont ces hommes qui font la guerre et pourquoi la font-ils ? Qui sont ceux qui la subissent ?
Ce film est une interpellation aux internautes à s’intéresser de plus près à ce conflit et à se rappeler que derrière la vision lointaine que nous avons de chaque guerre, se cache à peine sa face humaine, dans sa cruauté quotidienne. Et si nous la regardions en face, pourrions-nous rester là, sans nous révolter ?
Je conçois mon travail de réalisatrice comme une passerelle entre le public et une zone filmée. Je donne à voir l’envers du décor médiatique. Et je suis fière de travailler ainsi. Libre.
Donbass est là pour rééquilibrer le débat. Pour donner la parole à ceux qui sont au cœur du conflit et que pourtant l’on voit et entend peu. Pour que puisse exister une autre manière de concevoir ce conflit, à l’abri des discours propagandistes et des positionnements non assumés. Le film n’est pas là pour déterminer qui du gouvernement ukrainien ou du gouvernement russe est le plus coupable. Donbass ne cherche pas à démontrer une théorie ou à défendre un camp plutôt que l’autre. Son objectif est de donner à voir le quotidien des populations civiles de l’Est plongées dans le tourment de la guerre. De comprendre quels peuvent être les ressentis de ces habitants. De raconter les à-côtés de ces combats.
Donbass n’est pas un reportage d’investigation. Donbass ne se prétend pas objectif, neutre ou encore exhaustif. Donbass est un film documentaire, et c’est pourquoi Donbass se veut subjectif. Subjectif non pas au sens d’une partialité politique, mais au sens du point de vue d’un auteur, du regard singulier d’un artiste, qui fait le choix de creuser plus en profondeur telle question plutôt que telle autre, et d’expérimenter telle forme cinématographique plutôt que telle autre. Donbass est avant tout une balade poétique dans une région en ruine, où les images et les mots font figure, non pas de preuves, mais de témoins.
Algérie54 : Votre sortie médiatique courageuse vous a attiré certainement beaucoup d’hostilités et même une campagne de dénigrement. Comment avez-vous réagi à cette campagne et est-ce que vous avez bénéficié du soutien de certaines ONG comme RSF ?
Anne Laure Bonnel : Je n’ai reçu aucun soutien face aux pressions, dénigrements et attaques médiatiques infondées. Je patiente.
Hormis le précieux soutien de mes confrères canadiens, que je remercie, ceux de Sud Radio, Valeurs actuelles, le Figaro et les internautes, que je remercie chaleureusement, aucune réaction d’ONG ou de RSF ne s’est fait entendre. Ça viendra, je l’espère.
Algérie54 : RT France a été interdite sur recommandation de la commission de l’Union Européenne. Quelle est votre opinion ?
Anne Laure Bonnel : Je prône la liberté d’expression et la transparence. Cela me désole. Nous n’avons rien à gagner en muselant les voix.
Entretien réalisé par Mehdi Messaoudi
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