Où il est encore question de McKinsey

21/04/2022 (2022-04-21)

[Compilé par Nicole]

[Source : marianne.net]

« McKinsey : nous, magistrats, trouvons anormal que le parquet ne déclenche pas d’enquête »

Tribune

Par Tribune collective

Ils sont magistrats, tenus donc à une certaine réserve. Mais bien qu’ils le fassent anonymement, ils ont choisi de prendre la parole. Parce que pour eux, dans l’affaire McKinsey, il y a matière à ouvrir une enquête préliminaire. Ne pas le faire, disent-ils, ce serait alimenter, à raison, le soupçon des Français…

L’ampleur et la dimension des informations révélées par le rapport de la commission d’enquête sénatoriale sur les cabinets de conseil publié le 17 mars dernier a le mérite d’éclairer les citoyens sur l’état de délabrement de nos institutions, gravement menacées depuis plusieurs années par des dérives susceptibles de relever du champ pénal, et à tout le moins, osons le dire, de donner à voir un État possiblement frappé par la corruption.

Les articles publiés sur ce sujet par des journalistes d’investigation, notamment celui du 30 mars par le Canard enchaîné sur « l’incroyable myopie » du fisc français, devraient en principe conduire le procureur de la République, qu’il s’agisse du parquet de Paris ou du PNF, à ouvrir une enquête préliminaire, comme il l’a récemment fait pour d’autres dossiers.

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Nous savons en effet, et selon le fonctionnement normal des institutions, que le PNF a ouvert une enquête préliminaire en 2022 du chef de détournement de fonds publics concernant des suspicions d’emploi fictif visant Fabien Roussel, candidat à la présidentielle. De même, et plus récemment, en période de campagne électorale, et comme il l’a fait en 2017 avec François Fillon, le PNF vient d’ouvrir une enquête concernant des soupçons de favoritisme visant Laurent Wauquiez dans l’attribution d’un marché public au Puy-en-Velay et a mené mardi 29 mars une perquisition dans la mairie de la préfecture de Haute-Loire : « Une enquête préliminaire est en cours des chefs de favoritisme, de corruption et de trafic d’influence, a confirmé le PNF. Des perquisitions ont eu lieu ce matin », peut-on lire dans la presse, selon un communiqué du PNF du 29 mars 2022.

Les magistrats du parquet ont principalement pour mission d’apprécier les plaintes mais aussi les dénonciations qui sont portées à leur connaissance, et de déclencher des enquêtes auprès des services de police ou de gendarmerie qui effectuent des investigations sous leur contrôle, avant d’y donner suite ou non.

Mais que faire lorsque le chef de l’État, garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire et de la séparation des pouvoirs, est lui-même menacé par des révélations pouvant le mettre pénalement en cause ? Que faire lorsque le garde des Sceaux, nommé par ce chef de l’État – qu’il soutient par ailleurs comme candidat –, est le supérieur hiérarchique du Parquet national financier dont le procureur a été choisi par son écurie ?

Pour éviter le soupçon

En notre qualité de magistrats ayant prêté le serment solennel de servir sans réserve et fidèlement la justice rendue au nom du peuple français, au nom de cette promesse essentielle de maintenir un État de droit, dont les juges sont les gardiens, nous alertons par la présente tribune les citoyens sur la nécessité d’une véritable réforme concernant le statut du parquet et le principe d’opportunité des poursuites dans les dossiers les plus sensibles. Pour que la justice ne soit pas soupçonnée de protéger ou favoriser tel homme politique, ne faudrait-il pas instaurer un principe de légalité des poursuites, c’est-à-dire obligatoire, au nom du principe d’égalité de traitement de chacun des responsables politiques devant la loi ?

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À l’heure où l’indépendance de la justice et la confiance en elle sont soi-disant au cœur du débat démocratique, la question de savoir si les magistrats du parquet peuvent encore être considérés comme des autorités judiciaires indépendantes ou être réduits à n’être que des sous-préfets aux ordres de l’exécutif, est au cœur du débat.

Si les autorités judiciaires ont été saisies en application de l’article 40 du Code de procédure pénale selon le communiqué du Sénat, du faux témoignage du directeur de McKinsey, les faits portés à la connaissance du public par ce rapport sont susceptibles de révéler d’autres infractions pénales d’une gravité bien supérieure, et légitiment à tout le moins le déclenchement d’une enquête préliminaire.

L’ombre d’un scandale d’État

Ces faits concernent tout un système susceptible de mettre en cause les plus hautes instances de l’État : les ministres placés à la direction d’administrations centrales, ordonnateurs des deniers publics ayant engagé des dépenses au nom de l’État, et selon des procédures de marchés publics dont il appartient à la justice d’en vérifier la régularité.

Il serait anormal que le parquet ne déclenche pas une enquête et des investigations sur ce qui pourrait être un véritable scandale d’État. Nous osons espérer que cette enquête qui sera à charge et à décharge, aura lieu à court terme.

Fraude fiscale, détournements de fonds, conflit d’intérêts…

En effet, le processus d’intervention des cabinets conseils dans le champ étatique et public devrait attirer l’attention de tout magistrat du parquet normalement « constitué » sur les points suivants :

– La régularité de la procédure d’attribution des marchés au regard du code des marchés publics et du délit de favoritisme. Cette question ne peut qu’être posée au vu des liens mis en évidence entre les acteurs privés et publics de ces marchés.

– La fraude fiscale, concernant le non-paiement de l’impôt par la société de conseil basée en France au regard de son niveau de transfert. Si le procureur ne peut certes pas agir en matière de fraude fiscale sans plainte préalable de l’administration fiscale, tel n’est pas le cas en matière de fraudes aux marchés publics et à la commande publique. Le délit de concussion, qui consiste pour un agent public à ne pas faire percevoir à l’État ce qui lui est dû, est également concerné.

– La réalité des prestations effectuées par le cabinet (cette question se pose très sérieusement concernant les 950 000 euros versés pour les États généraux de la justice). En effet, le rapport indique que si les ministères ont du mal à indiquer quelles sont les actions demandées aux cabinets de conseil, c’est aussi car les salariés de ces entreprises privées travaillent parfois directement dans les administrations, auprès des fonctionnaires. « Si vous aviez voulu [les documents] estampillés par McKinsey présents dans le dossier, vous auriez eu une feuille blanche », a ainsi admis le ministre de la Santé Olivier Véran lors de son audition par la commission le 2 février dernier.

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En effet, au cours de la crise sanitaire, des consultants ont pu écrire des notes administratives, non sous le sceau de leur cabinet, mais sous celui du ministère des Solidarités et de la Santé. Un tel niveau de confusion des genres ne peut qu’interroger. Et si les prestations facturées correspondent à des travaux fictifs non justifiés, il convient de s’interroger si ces paiements correspondent à un remboursement, une contrepartie (par exemple : un remboursement de dons versés pour une campagne électorale). Ces faits sont susceptibles de qualifications pénales : détournements de fonds publics, corruption passive, active, la liste n’étant pas exhaustive en la matière…

– La question du conflit d’intérêts concernant les représentants de l’État, acteurs de ces pratiques, dont les éventuels liens directs ou indirects avec les cabinets de conseil ne peuvent qu’interroger sur le processus décisionnel ensuite. Car, si la société en cause a été choisie parmi d’autres candidats, encore faut-il s’interroger sur quels critères, au vu des liens entretenus entre cette société et les représentants de l’État.

Ne pas devenir une République bananière

La justice ne saurait être complice de ces dévoiements, il en va de la survie de notre État de droit si nous ne voulons pas devenir une république bananière.

Nous magistrats, refusons de légitimer toute inertie, refusons de laisser croire aux citoyens que la justice protégerait un homme politique, et serait soumise à un garde des Sceaux en campagne électorale.

Une véritable réflexion sur la conduite des enquêtes politico-financières y compris en période électorale doit être menée, et devra faire partie des sujets incontournables au lendemain du scrutin.


[Source : atlantico.fr]

PETITS MEURTRES PHARMACEUTIQUES ENTRE AMIS

Ce scandale McKinsey venu des États-Unis qui révèle le danger (littéralement) mortel du recours incontrôlé aux cabinets de conseil

Alors que la Federal Food and Drug Administration a fait appel au cabinet de conseil pour assurer la sécurité de certains médicaments, McKinsey aurait aussi été payé par des sociétés du secteur des opioïdes pour les aider à éviter une réglementation plus stricte, selon le New York Times. Depuis 2010, au moins 22 consultants McKinsey ont travaillé à la fois pour une entreprise pharmaceutique et pour l’organisme régulateur du secteur.

Avec Jean-François Kerléo

Atlantico : Les États-Unis font face à un scandale mettant en cause McKinsey et révélé par le New York Times. Alors que la Federal Food and Drug Administration a fait appel au cabinet de conseil pour assurer la sécurité de certains médicaments, McKinsey est aussi payé par des sociétés du secteur des opioïdes pour les aider à éviter une réglementation plus stricte des médicaments dangereux et les mêmes individus gèrent parfois les deux dossiers. Comment expliquer que de tels conflits d’intérêts apparaissent ? 

Jean-François Kerléo : Je pense que les cabinets de conseil naviguent en pleine liberté et dans l’absence de contrôle de leur activité. En Europe, cela s’explique par l’absence de statut de cette profession. Aux États-Unis un droit de la compliance plus développé existe quant aux conflits d’intérêts. Cela montre que, même quand des obligations sont définies, elles demeurent inefficaces si elles ne sont pas assorties d’un strict contrôle. Et il n’existe pas puisqu’il est soumis au bon vouloir des entreprises elles-mêmes. Ce sont aux firmes elles-mêmes d’établir si elles sont en situation de conflit d’intérêt. Pour être efficace, le contrôle doit être externe.

La deuxième explication est à chercher dans le réflexe du recours aux cabinets de conseil. Il devient de plus en plus fréquent, ce qui crée un écosystème public/privé où les membres se sollicitent mutuellement. Ainsi les entreprises privées participent-elles à la réflexion et indirectement à la prise de décision des autorités publiques dans un mouvement qui devient de plus en plus naturel.

Troisièmement, les liens ambigus entre secteur public et secteur privé justifient paradoxalement le recours aux cabinets de conseil. C’est leur expertise en benchmarking, en parangonnage, qui est valorisée. Puisqu’elles agissent auprès de tous, partout dans le monde, elles connaissent les grandes tendances et en informent les autres pays pour, qu’éventuellement, ils les reproduisent. Ils ont ainsi la capacité d’informer les pouvoirs publics sur les orientations, par exemple celles des laboratoires pharmaceutiques. Ils ont une vision panoramique là où les grands corps tournent en silo. Donc le conflit d’intérêt est presque, d’une certaine manière, la justification du recours aux cabinets de conseil. Et puisqu’ils sont des deux côtés du jeu, on peut avoir le sentiment que ce sont eux qui décident.

Vouloir avoir une vraie imperméabilité entre les missions est donc impossible, voire pas même désiré ?

A priori, ce n’est effectivement pas ce qui est recherché. En France, on a vu l’accélération du recours aux cabinets de conseil. Et c’est une autre vision de l’État qui se profile. Pour autant, il faut rappeler que le recours aux cabinets de conseil n’est pas problématique en soi quand il se fait dans un cadre précis, sur une mission particulière, à condition que l’État ait fait la preuve de son incapacité à faire les choses en interne et que les avis produits ne soient pas immédiatement transformés en décisions publiques. Ils doivent rester des avis confrontés à d’autres avis, ceux des experts publics, des universitaires, etc. Mais plus on avance vers l’externalisation, plus l’État se retrouve incapable de faire lui-même ses expertises. Cela renforce le pouvoir des cabinets de conseil et le risque des conflits d’intérêts. À terme, l’État va se retrouver dépossédé. C’est d’ailleurs pour cette raison que la commission sénatoriale préconise que les cabinets suppriment leurs documents à la fin d’une mission. 

D’autant qu’il y a un danger plus important encore, qui est l’atteinte à la souveraineté des États. Les cabinets ont accès à de nombreuses informations, y compris « secret défense ». Évidemment, il n’y a pas de divulgation d’informations, mais une connaissance générale des données qui est utilisable. Il est salutaire de se poser ces questions car cela interroge sur le rôle de l’État. Ce recours massif au cabinet pose une vision de l’État qui doit être discutée.

En France, avons-nous des exemples concrets de conflits d’intérêts de la même ampleur que ce qui est révélé actuellement aux États-Unis ?

Pour l’instant, sans doute pas. L’implantation des cabinets de conseil est plus récente en France, on y a encore moins recours qu’ailleurs en Europe. Mais il est probable que le même genre de situations arrive à terme. Dans un autre registre, la CNIL avait mis en garde contre le stockage par ces cabinets de données sensibles sur des serveurs Microsoft qui, selon une réforme récente, pourraient devoir être transmises aux autorités. Aux États-Unis, le conflit d’intérêts soulevé par le NYT est de conseiller deux acteurs intervenant dans le même secteur avec des intérêts divergents. Pour caricaturer, un avocat ne pourrait pas défendre l’accusé et la partie civile. En France, le conflit d’intérêts se matérialise plutôt sous une forme d’endogamie entre élites du public et élites du privé. Les diplômés des grandes écoles publiques vont désormais pantoufler dans les cabinets de conseil et multiplient les allers-retours. Je préconise que les cabinets de conseils qui sont recrutés par le public communiquent systématiquement la liste de leurs clients.

Lorsque l’on regarde le conflit d’intérêt entre la FDA et le secteur des opioïdes, dans un contexte de forte addiction aux États-Unis, on ne peut pas s’empêcher de présumer de conséquences néfastes, voire mortelles, sur la santé des citoyens américains. Le conflit d’intérêts nuit-il forcément au citoyen ? 

La question est difficile, car il n’est pas exclu que, par hasard, le conflit d’intérêts, des évaluations biaisées – parce que défendant des intérêts privés – conduisent à améliorer la politique publique. Mais il est peu probable que ce soit le cas. Notamment parce que la situation sape toute concurrence, toute possibilité d’approches différentes en favorisant un client. Donc en règle générale, il n’y a pas de politique publique efficace dans un contexte de corruption. En particulier dans le domaine de la santé ou de l’environnement. Et sauf exception, cela portera préjudice, comme dans le cas étasunien, à tous les citoyens. En quoi McKinsey peut-il savoir quelle est la meilleure politique publique sur les opioïdes ? J’aimerais bien le savoir.


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