19/06/2022 (2022-06-04)
Par Karen Brandin
L’objectif de cette tribune est triple. Il s’agit tout d’abord d’une bouteille à la mer comme un encouragement solidaire à l’attention, puisqu’ils existent même s’ils semblent en voie d’extinction, de la poignée d’enseignants de l’éducation nationale que l’on pourrait qualifier de « résistants ». Ces profs exigeants, rigoureux et sincères qui aspirent simplement à pouvoir dispenser un enseignement digne, de qualité, celui dont ils ont parfois eu la chance de bénéficier ou tout simplement, celui dont ils rêvaient. Que mon statut d’indépendante, sa précarité sans doute, mais aussi la liberté de parole qu’il autorise comme celle de transmettre suivant mes convictions, permette de traduire tout haut ces souffrances qui s’expriment tout bas, trop bas.
Je veux parler « de » et « à » ces profs ordinaires, jeunes ou vieux, mais devenus extraordinaires par la force des choses, car ils ont su conserver chevillés au corps, le devoir, la passion et le désir de transmettre « à leur tour » ou » en retour ».
Ces mêmes profs qui, ces dernières années (décennies), ont été consciencieusement empêchés dans leur mission, voire dissuadés tant ils ont été stigmatisés, parfois même accusés d’être élitistes ou bien encore réactionnaires.
Des profs bien conscients que leur métier ne consiste pas à élever des enfants entre les murs d’une école, mais seulement à les instruire, c.-à-d. à leur donner le goût de l’étude, du doute. Le goût des mots aussi et avec lui, la possibilité de la contradiction, de l’argumentation en même temps qu’une forme d’audace, une indépendance, une impertinence conjuguées à une autonomie de réflexion salvatrice. Autant de garanties pour l’avenir de décisions libres et éclairées. Sans compter, bien sûr, une certaine culture de la résistance à l’effort, fût-il ingrat.
Bref, affûter les curiosités, armer les esprits pour mieux, à terme, désarmer les corps.
À ce personnel dévoué, on a envie de dire : « peu importe l’effet moisson du pédagogisme, gardez la tête haute, au risque qu’elle dépasse et continuez de porter haut vos valeurs. »
Ce texte est ensuite un relais offert aux parents impliqués et lucides qui nous sollicitent de plus en plus fréquemment, car découragés, inquiets face à l’effondrement de la qualité de l’enseignement dans le cadre du lycée notamment (le lycée au sens le plus large, car privés comme publics, désormais tous les établissements sont gangrenés. À ce titre, on tend donc bien vers cette égalité fantasmée : l’égalité des… malchances ou bien encore celle face à une médiocrité rampante.).
Lorsque les familles sont nombreuses, le gouffre d’exigence qui sépare l’aîné des plus jeunes interpelle à juste titre des parents démunis si bien que même la clémence du climat du Sud-Ouest n’est plus de taille à les dissuader de tenter de rejoindre la capitale et ses établissements d’excellence.
Le fait est que la période est propice aux bilans et c’est là le troisième objectif de cette tribune, puisque nous disposons à titre « confidentiel » (mais la tendance semble se confirmer), des toutes premières remontées concernant les notes de l’épreuve de la spécialité Maths pour la session 2022.
Je ne peux légitimement me prononcer que sur la destruction méthodique de cette discipline contre laquelle je lutte, tente de mobiliser, d’interpeller en vain depuis des années, et ceci, en dépit de tous les effets d’annonce relayés en boucle ces dernières heures par des médias décidément trop prompts à l’enthousiasme.
Je pense notamment à ces idées parachutées sans l’ombre d’une concertation, qui sont la marque de fabrique d’Emmanuel Macron, le sceau de son amateurisme. Il faut clairement méconnaître l’ambition du programme de maths complémentaires pour imaginer que 1 h 30 de saupoudrage de maths dites « citoyennes » en première serait la solution au délitement de cette discipline par trop souvent écartelée (un concept bien étrange à définir d’ailleurs et qui nécessiterait que l’on précise par voie de conséquence ce que l’on entend par maths non citoyennes, dissidentes. On nous a bien rapporté d’outre-Atlantique que les maths étaient racistes, que c’était une discipline « suprémaciste. » Rien ne nous sera décidément épargné. On pourra se reporter par exemple à :
https://lesobservateurs.ch/2021/02/21/delire-anti-blancs-les-mathematiques-sont-racistes-et-doivent-devenir-equitables/ ou bien encore,
https://www.lesoleil.com/2022/05/15/quand-des-livres-de-maths-sont-juges-trop-politiques-916571aced8131de55dad6088b223171).
Je crains fort en réalité un effet pervers de cette vraie mauvaise idée, à savoir que des élèves initialement prêts à s’engager en spécialité maths risquent d’être tentés de reculer en se contentant de l’option qui sera jugée « moins risquée », car on en est bien là malheureusement, dans une gestion du risque au regard du juge de l’absolu, de l’arbitre suprême des compétences, un arbitre redouté, redoutable : l’insondable ParcourSup.
Si le discours du président peut parfois sembler profond, ne nous y trompons pas ; c’est toujours au sens de « creux. »
Parce que c’est un prédateur avant tout, il joue avec les mots comme avec autant de proies avant de se lasser, de les laisser pourrir dans un coin en oubliant qu’ils avaient un sens, une portée. Heureusement tous les vernis finissent fatalement par s’écailler.
« Ne touchez pas aux idoles, la dorure en reste aux mains », nous avait avertis Flaubert.
Les moyennes concernant l’épreuve de spécialité maths au bac (ou plutôt ce qu’il en reste) semblent pour le moment stratosphériques quand, dans le même temps, les élèves n’ont jamais été plus faibles parvenant tout juste en terminale à définir la notion de médiatrice. Elles sembleraient avoisiner les 14, voire les 16/20.
Il paraît donc urgent de revenir sur les conditions et les modalités de cette épreuve bâclée avant que le gouvernement ne se saisisse, s’ils devaient se confirmer, de ces résultats exceptionnels et n’en détourne la pertinence pour y voir la démonstration fallacieuse de l’intérêt de la funeste réforme Blanquer, le bien nommé fossoyeur de l’enseignement secondaire, qu’il s’agisse d’ailleurs des connaissances brutes comme du rapport prof-élève lourdement dégradé, pour ne pas dire corrompu, car désormais plus proche du « client satisfait ou remboursé. »
On sent d’ailleurs la tentation à peine voilée dans l’enseignement, de la tarification à l’acte. L’enseignement, lui aussi, doit devenir rentable. Je ne cache pas ma tristesse devant l’adhésion trop facilement acquise de ces jeunes gens face à cette destruction méthodique des savoirs. Ils comprennent mal à quoi conduisent parfois ces lâchetés, ces renoncements d’apparence ordinaires, de confort.
Description de l’épreuve :
Comme tant d’autres, je m’astreins chaque année depuis 16 ans à résoudre l’ensemble des problèmes du bac (S jusqu’en 2019, l’année 2020 ayant un statut à part) proposés dans les lycées français à travers le monde. Les sujets du Liban ont toujours eu ma préférence, parce que plus exigeants, mais moralement je consacrais en moyenne 1 h 30 à résoudre, dans les conditions de l’examen, les 4 exercices imposés au candidat.
Je précise qu’à cette époque pourtant pas si lointaine, pour les élèves inscrits en spé maths (l’actuelle option « maths expertes » ou présentée comme telle), un des exercices portait invariablement sur cette partie spécifique du programme ce qui supposait un investissement réel et sincère tout au long de l’année. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, les maths expertes étant évaluées seulement dans le cadre du contrôle continu (coeff 2, contre un coeff 5 pour l’EPS par exemple).
En 2022, des ajustements ont été consentis du fait de la prédominance du variant Omicron courant janvier sur notre sol et des absences à répétition qui ont été constatées. Il y a eu des ajustements temporels tout d’abord puisque les épreuves ont été décalées de deux mois et des ajustements de forme ensuite puisqu’en maths, l’élève avait cette année la possibilité de choisir 3 exercices sur 7 points chacun parmi les 4 proposés (c’est inédit, car en physique par exemple, l’un des exercices était imposé comme en SVT). En dépit du nombre restreint de chapitres impliqués, nous avons quand même été témoins d’impasses revendiquées par les élèves !
À la résolution et à la rédaction complète des 4 énoncés (et donc pas seulement les 3 exigés), j’ai consacré en tout et pour tout 47 min.
Le candidat disposait quant à lui de 4 h (une éternité donc) sachant que l’un des exercices au choix (jour 1 comme jour 2 puisqu’il faut aussi compter avec cette absurdité supplémentaire des épreuves décalées) était un QCM pour lequel aucune justification n’était demandée (QCM que j’ai justifié de mon côté lors de la correction).
Il faut bien comprendre que c’est dans une épreuve de mathématiques, c.-à-d. une discipline dont la raison d’être est la preuve, la démonstration (en plus de la consistance, de la non-contradiction des arguments) que l’on vous demande clairement de ne pas argumenter. C’est donc une autorisation implicite, pour ne pas dire un encouragement, à résoudre (mot impropre puisque c’est plutôt dans l’expérimentation) les questions qui s’y prêtent à l’aide de la calculatrice, un réflexe désormais bien rodé chez cette jeunesse avide de réponses immédiates et visuelles.
Le QCM du jour 1 se prêtait parfaitement à ce type de manipulation. Plus grave, un élève pouvait ne pas identifier une forme indéterminée dans une limite par exemple (je pense à l’épreuve de Polynésie jour 2), appliquer une règle opératoire fausse, mais avoir une conclusion correcte sans rien soupçonner. Le correcteur ne sera pas davantage, de fait, témoin de la faute de raisonnement.
Quant au jour 2, on pouvait compter sur la chance ou le hasard. Certains élèves d’une de mes collègues avaient cru remarquer que lorsque les questions étaient un peu plus délicates, c’était souvent la réponse b qu’il fallait sélectionner. Qu’à cela ne tienne …. Bien leur en a pris pour les 3 dernières questions de l’épreuve du jeudi 12 mai, car il fallait en effet répondre « b » ! Gagné.
Je me souviens dans le même ordre d’idée, que l’année précédente, des élèves soucieux de gérer efficacement les « vrai ou faux » m’avaient présentée : la gomme de la vérité. Il s’agissait de lancer la gomme dûment tatouée « V » ou « F » et elle « répondait » apparemment sans erreur ou presque. Forcément, cela prête à sourire sauf que…
Moralement, lorsque vous répondiez au QCM et que vous traitiez l’exercice de probabilités qui était vraiment très classique, vous aviez 14/20 !!!! Il vous restait alors toute latitude pour gagner quelques points pour la gloire sur le dernier exercice choisi. C’est inimaginable. Mes très bons élèves de première auraient facilement eu 10 à cette épreuve. À l’époque de la terminale S, c’était inconcevable de la leur soumettre.
Ce qu’il faut intégrer, c’est qu’un lycéen (et ils seront très nombreux) qui va avoir 20 et qui se sentira en confiance (comment le lui reprocher ?) n’aura absolument aucune certitude de pouvoir affronter, résister, à la rentrée 2022 à un enseignement supérieur de qualité.
Le lycée ne peut décemment plus prétendre jouer en mathématiques un quelconque rôle de tremplin quand c’est pourtant là l’une de ses principales missions ; c’est extrêmement grave au point qu’il faudrait envisager une année 0 de remise à niveau avant de débuter un cursus universitaire.
C’est donc une colère légitime qui prend la relève du simple constat lorsque l’on a entendu il y a quelques mois les témoignages de messieurs Torossian ou Villani évoquant la terminale C comme une forme de torture élitiste dont on nous aurait heureusement libérés. N’est-ce pas cette même terminale exigeante, cet apprentissage de la rigueur équilibré et progressif sur les 3 années du lycée, qui leur a pourtant permis de surmonter l’épreuve des classes prépas et d’intégrer une ENS ?
Oseraient-ils prétendre qu’il est possible avec le bagage fourni désormais en terminale d’accéder à ce type de formation d’exception sans suer sang et eau ? À ce compte, où est la maltraitance ? Quant à l’égalité des chances, laissez-moi rire. Relisons plutôt : « L’enseignement de l’ignorance » de J. C. Michéa.
Et s’il n’y avait encore que cette épreuve aux allures de formalité, mais le bouleversement du calendrier que suppose cette terrible réforme a conduit à une fin d’année sacrifiée, des chapitres fondamentaux trop souvent bâclés avec des élèves démobilisés, démotivés (je pense au calcul intégral notamment ou encore aux équations différentielles), pris en otage entre l’imminence des résultats de ParcourSup et cette imposture du Grand Oral, la soi-disant épreuve d’éloquence.
Il est plus urgent que jamais de s’opposer fermement et définitivement au maintien de cette réforme, urgent de s’opposer à cette école du futur au sein de laquelle trôneront des copies stupidement numérisées qui finiront à court terme par être corrigées sans plus aucune intervention humaine. Car il y a fort à parier que quelques années seulement nous séparent d’une épreuve de maths entièrement rédigée sous forme de QCM.
Cela sonnera alors définitivement le glas de cette discipline sous les « hourra » sans doute d’une majorité d’élèves, ne soyons pas naïfs. Les mathématiques, si foisonnantes, si vivantes, seront devenues une langue morte, perçue comme austère. Elles qui ne l’ont pourtant jamais été ne nécessitant qu’un papier, un crayon et beaucoup de détermination, vont devenir si l’on n’y prend pas garde, l’apanage d’une élite (dans un sens à définir) comme la philosophie sans doute.
Je vous engage à prendre connaissance du funeste destin de l’épreuve de maths en section STI 2d, une section technologique ; d’initialement une épreuve indépendante et souvent ambitieuse notée sur 20, elle a été convertie suite à la réforme, en une épreuve mixte maths/physique où les maths, sous forme de questions indépendantes, sont artificiellement évaluées sur seulement 4 points sur les 20 alloués.
Mais alors, peut-on réellement compter sur le nouveau ministre de l’Éducation nationale pour mettre fin à cette entreprise de destruction massive ? Je l’ignore, mais cela semble mal engagé.
Ce qui est certain et qui est de nature à inquiéter, c’est que Mr Pap N’Diaye n’a pas l’expérience du secondaire et ce qui nous a été donné à voir (plutôt qu’à entendre) à Marseille n’est pas pour rassurer.
Ce mutisme laisse perplexe, avec bien peu d’espoir concernant une éventuelle autonomie de décision. On était mal à l’aise pour lui en réalité, exhibé devant les journalistes comme un trophée. On avait presque le sentiment d’un Macron père de famille qui venait vanter au proviseur les mérites du petit dernier ; on était vraiment « au-delà » ou « à côté » de la hiérarchie, dans quelque chose de plus proche de l’ascendant parental et qui dérange forcément dans ce contexte tant cette attitude semble déplacée. Il ne manquait plus que la petite tape « amicale » sur la nuque dont le président est coutumier pour que le tableau infantilisant soit complet. Décidément, ce président philosophe, Mozart de la finance, se voit en bon petit père des peuples. Dieu nous en garde.
Comme on a conduit, poussé à l’agonie le corps médical, comme on s’est accoutumé à son râle sans être capable de faire « société » en bloquant le pays (était-ce si difficile ?) pour exiger sans délai la réintégration des soignants suspendus (suspendus ou plutôt « désintégrés »), on semble avoir convaincu d’immobilisme le corps enseignant qui tarde décidément à se révolter. Dans le même temps et suivant la même implacable logique puisque l’on ne change pas une équipe qui perd, on vient de faire exploser le corps diplomatique.
« Au suivant », comme disait Jacques Brel dans cette prostitution organisée de toutes nos valeurs.
Mais il faut être honnêtes, ils nous avaient prévenus : « on va vous emmerder jusqu’au bout ; c’est ça la stratégie, parce que c’est notre projet. »
Ils nous avaient prévenus et nous les avons reconduits.
Et un et deux, et cinq ans de plus.
Karen Brandin
Enseignante en structure indépendante
Docteur en théorie algébrique des nombres
N. B : illustration extraite de « Super pédago, la ruine de l’école a son héros. » (éditions : SOS éducation)
PS : Pour les nostalgiques et se convaincre que rien ne change jamais vraiment…
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