Le programme d’automatisation cachée de l’élite de Davos

[Source : Les Crises]

Le programme d’automatisation cachée de l’élite de Davos. Par Kevin Roose

Source : The New York Times, Kevin Roose, 25-01-2019

Cette année, le Forum économique mondial de Davos, en Suisse, où les positions publiques des chefs d’entreprise sur l’impact de l’automatisation sur les travailleurs ne correspondaient pas aux opinions qu’ils partageaient en privé. Laurent Gillieron/EPA, via Shutterstock

Par Kevin Roose

Le 25 janvier 2019

DAVOS, Suisse – Ils ne l’admettront jamais en public, mais beaucoup
de vos patrons veulent des machines pour vous remplacer dès que
possible.

Je le sais parce que, depuis une semaine, je me suis mêlé à des
dirigeants d’entreprises lors de la réunion annuelle du Forum économique
mondial à Davos. Et j’ai remarqué que leurs réponses aux questions sur
l’automatisation dépendent beaucoup de qui écoute.

En public, de nombreux cadres se tordent les mains sur les conséquences négatives que l’intelligence artificielle et l’automatisation pourraient avoir pour les travailleurs. Ils participent à des tables rondes sur la construction d’une « I.A. centrée sur l’homme » pour la « Quatrième Révolution industrielle » – Davos parle pour l’adoption par les entreprises de l’apprentissage machine et d’autres technologies avancées – et parlent de la nécessité de fournir un filet de sécurité aux personnes qui perdent leur emploi en raison de l’automatisation.

Mais dans un cadre privé, y compris lors de réunions avec les
dirigeants des nombreuses sociétés de conseil et de technologie dont les
vitrines animés bordent la Promenade de Davos, ces dirigeants racontent
une autre histoire : Ils se précipitent pour automatiser leurs propres
forces de travail afin de garder une longueur d’avance sur la
concurrence, sans se soucier de l’impact sur les travailleurs.

Partout dans le monde, les dirigeants dépensent des milliards de
dollars pour transformer leurs activités en opérations allégées,
numérisées et hautement automatisées. Ils ont soif de marges
bénéficiaires élevées que l’automatisation peut leur procurer, et ils
voient l’I.A. comme un ticket en or pour réaliser des économies,
probablement en leur permettant de réduire le nombre de services de
milliers de travailleurs à quelques dizaines à peine.

« Les gens cherchent à atteindre de très gros chiffres », a déclaré
Mohit Joshi, le président d’Infosys, une société de technologie et de
conseil qui aide d’autres entreprises à automatiser leurs opérations. «
Auparavant, ils avaient des objectifs supplémentaires de 5 à 10 pour
cent de réduction de leur main-d’œuvre. Maintenant, ils disent :
“Pourquoi ne pouvons-nous pas le faire avec 1 % des gens que nous avons
?” »

Peu de cadres américains admettront vouloir se débarrasser des
travailleurs humains, un tabou dans l’ère de l’inégalité d’aujourd’hui.
Ils ont donc dressé une longue liste de mots à la mode et d’euphémismes
pour masquer leurs intentions. Les travailleurs ne sont pas remplacés
par des machines, ils sont « libérés » de tâches pénibles et
répétitives. Les entreprises ne licencient pas des travailleurs, elles «
subissent une transformation numérique ».

Une enquête réalisée en 2017 par Deloitte a révélé que 53 % des entreprises avaient déjà commencé à utiliser des machines pour effectuer des tâches auparavant effectuées par des humains. On s’attend à ce que ce chiffre grimpe à 72 % d’ici l’an prochain.

L’obsession de l’élite entrepreneuriale pour l’I.A. a été lucrative pour les entreprises spécialisées dans « l’automatisation des processus robotiques », ou R.P.A. [R.P.A.: Robotic Process Automation NdT]. Infosys, qui est basée en Inde, a enregistré une augmentation de 33 % de ses revenus sur un an dans sa division numérique. L’unité « solutions cognitives » d’IBM, qui utilise l’I.A. pour aider les entreprises à accroître leur efficacité, est devenue la deuxième activité de l’entreprise, affichant 5,5 milliards $ en revenus au dernier trimestre. La banque d’investissement UBS prévoit que l’industrie de l’intelligence artificielle pourrait valoir jusqu’à 180 milliards de dollars l’année prochaine.

Kai-Fu Lee, l’auteur de « AI Superpowers » et un cadre en technologie depuis longtemps, prévoit que l’intelligence artificielle va éliminer 40 % des emplois dans le monde en 15 ans. Dans une entrevue, il a déclaré que les chefs de la direction subissaient d’énormes pressions de la part des actionnaires et des conseils d’administration pour maximiser les profits à court terme, et que le passage rapide à l’automatisation en était le résultat inévitable.

Les bureaux du fabricant d’électronique taïwanais Foxconn de Milwaukee, dont le président a déclaré qu’il prévoyait de remplacer 80 % des travailleurs de l’entreprise par des robots dans cinq à dix ans. Lauren Justice pour le New York Times

Les
bureaux du fabricant d’électronique taïwanais Foxconn de Milwaukee,
dont le président a déclaré qu’il prévoyait de remplacer 80 % des
travailleurs de l’entreprise par des robots dans cinq à dix ans. Lauren
Justice pour le New York Times

« Ils disent toujours que c’est davantage que le cours de l’action », dit-il. « Mais à la fin, si tu merdes, tu te fais virer. »

D’autres experts ont prédit que l’I.A. créera plus de nouveaux
emplois qu’elle n’en détruira, et que les pertes d’emplois causées par
l’automatisation ne seront probablement pas catastrophiques. Ils
soulignent qu’une certaine automatisation aide les travailleurs en
améliorant leur productivité et en les libérant pour leur permettre de
se concentrer sur des tâches créatives plutôt que routinières.

Mais à une époque de troubles politiques et de mouvements anti-élites
de la gauche progressiste et de la droite nationaliste, il n’est
probablement pas surprenant que toute cette automatisation se fasse
discrètement, hors de la vue du public. À Davos cette semaine, plusieurs
cadres supérieurs ont refusé de dire combien d’argent ils avaient
économisé en automatisant des tâches auparavant effectuées par des
humains. Et personne n’était prêt à dire publiquement que le
remplacement des travailleurs humains est leur but ultime.

« C’est la grande dichotomie », a déclaré Ben Pring, directeur du
Centre pour l’avenir du travail chez Cognizant, une société de services
technologiques. « D’un côté », dit-il, « les dirigeants soucieux du
profit veulent absolument automatiser autant que possible. »

« D’un autre côté », a-t-il ajouté, « ils font face à un retour de bâton dans la société civile. »

Pour avoir une vision sans fard de la façon dont certains dirigeants américains parlent de l’automatisation en privé, il faut écouter leurs homologues en Asie, qui souvent ne font aucune tentative pour cacher leurs objectifs. Terry Gou, président du fabricant taïwanais d’électronique Foxconn, a déclaré que l’entreprise prévoit de remplacer 80 % de ses employés par des robots au cours des cinq à dix prochaines années. Richard Liu, le fondateur de la société chinoise de commerce électronique JD.com, a déclaré lors d’une conférence d’affaires l’an dernier : « J’espère que mon entreprise sera un jour entièrement automatisée. »

L’un des arguments couramment avancés par les cadres supérieurs est que les travailleurs dont les emplois sont éliminés par l’automatisation peuvent être « requalifiés » pour occuper d’autres emplois dans une organisation. Ils donnent des exemples comme Accenture, qui a prétendu en 2017 avoir remplacé 17 000 emplois de back-office [Le back-office (service d’appui, ou post-marché, selon la terminologie officielle française, ou encore arrière-guichet selon l’Office québécois de la langue française) est l’ensemble des activités de supports, de contrôle, d’administration d’une entreprise NdT] sans licenciement par la formation d’employés pour travailler autre part dans l’entreprise. Dans une lettre adressée aux actionnaires l’an dernier, Jeff Bezos, directeur général d’Amazon, a déclaré que plus de 16 000 magasiniers d’Amazon avaient reçu une formation dans des domaines très en demande comme les soins infirmiers et la mécanique aéronautique, l’entreprise couvrant 95 % de leurs dépenses.

Mais ces programmes peuvent être l’exception qui confirme la règle. Il y a beaucoup d’histoires de recyclage réussi – les optimistes citent souvent un programme au Kentucky qui a formé un petit groupe d’anciens mineurs de charbon à devenir programmeurs informatiques – mais il y a peu de preuves que cela fonctionne à grande échelle. Un rapport du Forum économique mondial de ce mois-ci estime que sur les 1,37 million de travailleurs qui devraient être complètement remplacés par l’automatisation au cours de la prochaine décennie, seulement un sur quatre pourra être requalifié avec profit dans les rangs du secteur privé. Les autres devront probablement se débrouiller seuls ou compter sur l’aide du gouvernement.

A Davos, les cadres tendent à parler de l’automatisation comme d’un
phénomène naturel sur lequel ils n’ont aucun contrôle, comme les
ouragans ou les vagues de chaleur. Ils affirment que s’ils
n’automatisent pas le travail le plus rapidement possible, leurs
concurrents le feront.

« Ils seront éjectés s’ils ne le font pas », a déclaré Katy George,
associée principale de la société d’experts-conseils McKinsey &
Company.

L’automatisation du travail est un choix, bien sûr, rendu plus
difficile par les exigences des actionnaires, mais c’est toujours un
choix. Et même si un certain degré de chômage causé par l’automatisation
est inévitable, ces cadres peuvent choisir comment les gains de
l’automatisation et de l’I.A. sont répartis, et s’ils doivent donner aux
travailleurs les bénéfices supplémentaires qu’ils en tirent, ou les
amasser pour eux et leurs actionnaires.

Les choix faits par l’élite de Davos – et la pression qu’elle subit
pour agir dans l’intérêt des travailleurs plutôt que dans le leur –
détermineront si l’I.A. est utilisée comme un outil pour augmenter la
productivité ou pour infliger de la souffrance.

« Le choix n’est pas entre l’automatisation et la non-automatisation
», a déclaré Erik Brynjolfsson, directeur de l’Initiative sur l’économie
numérique du MIT. « C’est entre utiliser la technologie d’une manière
qui crée une prospérité partagée ou plus de concentration des richesses.
»

Kevin Roose est chroniqueur pour Business Day et rédacteur général pour le New York Times Magazine. Sa chronique « The Shift » examine l’intersection de la technologie, des affaires et de la culture.

Source : The New York Times, Kevin Roose, 25-01-2019

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.