20/01/2022 (2022-01-20)
[Source : elucid.media]
Par Laurent Ottavi
Le temps n’est plus aux « demi-mesures » face à l’Union européenne. Anne-Cécile Robert, journaliste et docteur en droit européen, membre du comité de direction du Monde diplomatique et vice-présidente de l’Association pour une constituante, explique ici en quoi les institutions européennes sont post-démocratiques et comment refonder la démocratie à partir du consentement populaire.
Laurent Ottavi (Élucid) : On entend parler de « crise de la démocratie », de « déficit démocratique », d’« oubli du peuple », autant d’expressions laissant entendre que l’Union européenne était initialement démocratique. Est-ce que les institutions européennes ne relèvent pas d’autre chose que la démocratie depuis le début ?
Anne-Cécile Robert : Quand les institutions de l’Union européenne ont été fondées, la démocratie n’était pas le sujet, entièrement laissé à la discrétion des États. La question était alors plutôt de partager ou de transférer la souveraineté entre les États appelés à faire partie de l’UE et des institutions dépassant le cadre de l’État-nation.
L’inquiétude à propos d’un manque de démocratie est venue au fil du temps, avec la prise de conscience du problème de ne pas pouvoir contrôler des pouvoirs supranationaux aussi importants. Cette évolution est positive, mais elle ne doit pas masquer le fait que le train n’a pas déraillé en chemin : depuis le début, les institutions de l’Union européenne sont antidémocratiques ou post-démocratiques.
« Les institutions européennes permettent aux classes dirigeantes de se prémunir du peuple en éloignant de lui le pouvoir de décision. »
Élucid : Que répondez-vous à l’argument selon lequel l’Union européenne agit sur mandat des États, lesquels sont démocratiques ?
A-C Robert : L’argument est vrai et faux à la fois. Non seulement les institutions européennes usurpent le pouvoir qui appartient légitimement à la souveraineté populaire, mais les États eux-mêmes outrepassent la volonté du souverain. Nous sommes bien placés, en France, pour savoir que certains votes des peuples lors des référendums ne sont pas pris en compte. Le Traité pour une Constitution européenne de 2005 a ainsi été ratifié par les parlementaires sous une forme à peine amendée en 2007.
Élucid : En quoi l’Union européenne, non-démocratique, relève-t-elle de la gouvernance et non du gouvernement ?
Elle repose, comme la gouvernance, sur un partage du pouvoir entre différentes instances : les États, la Commission européenne, le Parlement européen, la Cour de justice de l’Union européenne ou encore la Banque centrale européenne pour les plus évidentes. Des experts non élus en arrivent ainsi à prendre des décisions en dehors de tout contrôle populaire. Elles satisfont des intérêts, principalement ceux du marché, qui ne sont pas ceux du peuple.
Peut-on identifier précisément qui a le pouvoir dans la gouvernance de l’Union européenne ?
Le système même de la gouvernance, avec son partage du pouvoir entre de multiples instances, rend la réponse à cette question très difficile. Chacun détient une part de pouvoir. Cela est encore aggravé par l’absence totale de clarté des procédures, point sur lequel les citoyens ont par exemple été alertés au moment des négociations des traités de libre-échange.
« La Commission européenne a beau consulter beaucoup de monde, elle prend toujours la décision et celle-ci va toujours dans le sens de ses idées initiales. »
Comment le concept de « société civile » revu par la gouvernance joue-t-il contre le peuple ?
La « société civile » est présentée par les institutions européennes comme un partenaire et un acteur. Elle est mentionnée dans le traité de Lisbonne. Il est ainsi prévu que la Commission consulte la « société civile ». La définition qui en est donnée est néanmoins extrêmement vague. On y trouve de tout : des syndicats, des églises, des lobbies.
Par ailleurs, les critères de représentativité et de légitimité selon lesquels se fait la consultation ne sont absolument pas clairs. Cette élasticité a pour conséquence que les organisations ayant énormément de moyens financiers, et donc de capacité à faire la promotion d’elles-mêmes, sont très influentes. Y compris lorsqu’elles ne sont pas du tout représentatives des citoyens ! Des individus sortis de nulle part en viennent de la même façon à jouer un rôle disproportionné.
Le peuple, pendant ce temps, n’est pas consulté. Le partage du pouvoir au sein de l’UE n’en est pas non plus modifié. La Commission européenne a beau consulter beaucoup de monde, elle prend toujours la décision et celle-ci va toujours dans le sens de ses idées initiales.
Les institutions européennes sont-elles aujourd’hui un moyen pour les élites de s’affranchir délibérément du peuple ?
Le mot d’« élites » est à prendre avec des pincettes. Il est flou. Les élites étaient les champions que le peuple se donnait à lui-même. Ils émanaient alors du débat public ou de l’éducation nationale. Les élites d’aujourd’hui sont, au contraire, autoproclamées. Elles justifient leur statut par leurs diplômes ou le fait qu’elles seraient raisonnables contrairement au peuple présupposé instable, versatile et animé par des passions tristes.
Grâce aux institutions européennes, les classes dirigeantes se prémunissent en effet du peuple en éloignant de lui le pouvoir de décision. Elles se cooptent également entre elles sur la base d’intérêts communs et d’une même vision du monde faite d’économie de marché et d’une certaine vision des Droits de l’Homme. Elles me font penser aux privilégiés de l’Ancien Régime.
« Il faut faire la place la plus large possible à l’expression de la souveraineté populaire. »
Dans ces conditions, introduire davantage de souveraineté populaire au sein des institutions européennes ne reviendrait-il pas à mettre un pansement sur une jambe de bois ?
Nous n’en sommes plus aux demi-mesures ! Il faut aujourd’hui refonder la démocratie à partir du consentement populaire. Il n’existe pas de peuple européen et je ne vois pas comment nous pourrions consulter tous les peuples des États-membres de l’UE alors qu’elle ne représente pas une communauté politique suffisamment cohérente. Cette réforme des institutions européennes devrait, de mon point de vue, être menée de front avec celle des institutions françaises.
Je suis partisane de l’élection d’une assemblée constituante en France qui viserait, d’une part, à sortir du délire monarchique de nos institutions nationales et qui, d’autre part, demanderait au peuple souverain s’il souhaite participer aux institutions européennes et de quelle façon.
Le référendum devrait-il être utilisé pour légitimer tous ces changements ?
Il faut faire la place la plus large possible à l’expression de la souveraineté populaire. Les Gilets Jaunes ont exprimé, parmi tant d’autres, ce désir de prendre part aux décisions qui les engagent. Le référendum est un moyen important en ce sens, surtout compte tenu de l’ampleur du fossé séparant les classes dirigeantes et les peuples.
Il faut veiller toutefois à ne pas enterrer dans le même élan la démocratie représentative. Elle peut être considérablement améliorée par un meilleur contrôle des élus, des référendums révocatoires en cours de mandat ou encore un mandat impératif. Ainsi solutionnerait-on le fait que les classes dirigeantes ne se sentent plus aujourd’hui redevables des citoyens.
Propos recueillis par Laurent Ottavi.
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