Allemagne : gouvernement et opposition se répartissent les rôles et préparent une OPA sur l’arme atomique française

28/07/2022 (2022-07-28)

[Source : lecourrierdesstrateges.fr]

Par Edouard Husson

D’un côté il y a Wolfgang Schäuble, longtemps ministre des Finances et naguère président du Bundestag. Le vieux sage de la tribu propose que l’Allemagne finance l’arme nucléaire française. Aussitôt, le gouvernement d’Olaf Scholz de se récrier ; avec une tendance à surjouer la critique des propos de Schäuble. Ne commettez pas la faute habituelle des Français : sous-estimer la capacité manœuvrière du partenaire allemand. Car l’Allemagne agit en service commandé : son rôle est de faire rentrer définitivement les Français dans le rang de l’OTAN. En assouvissant au passage la vieille jalousie vis-à-vis de la « grande nation » post-gaullienne — et nous sommes éminemment vulnérables vu notre taux d’endettement.

Le doyen de la vie politique allemande, Wolfgang Schäuble a fait sensation dans la Welt am Sonntag. Il réclame une contribution financière allemande à la dissuasion nucléaire française ! Lisons d’abord l’ancien numéro deux de Helmut Kohl et d’Angela Merkel dans le texte : 

« Alors que les acolytes de Poutine menacent chaque jour de lancer une attaque nucléaire, une chose est sûre pour moi : nous avons besoin de la dissuasion nucléaire au niveau européen également. La France en dispose. Dans notre propre intérêt, nous, Allemands, devons apporter une contribution financière à la force nucléaire française en échange d’une dissuasion nucléaire commune. Cela signifie que la France a un droit raisonnable à ce que nous payions une plus grande part de cette dissuasion ».

Les Allemands sont prêts à payer, mais évidemment ils veulent co-décider!

« Dans le même temps, nous devons nous engager avec Paris dans une planification stratégique renforcée. Je sais qu’en Allemagne, ce ne sera pas un débat facile. Quoi qu’il en soit, la capacité de défense européenne ne peut se concevoir sans la dimension nucléaire. Ce que la France doit faire à cet égard, c’est que tout cela doit s’intégrer dans l’OTAN. »

Rien que cela. Wolfgang Schäuble a suffisamment tancé les gouvernements français successifs incapables de tenir leurs engagements budgétaires, quand il était Ministre des Finances, pour savoir qu’il ne devrait pas être très difficile d’appuyer là où ça fait mal. La France n’a plus les moyens d’investir suffisamment dans la modernisation de sa force de frappe. Donc l’Allemagne va l’y aider. À condition que Paris s’aligne sur l’approfondissement OTANien de la politique étrangère de l’UE. 

« On peut s’entendre sur ce point, car : La France et l’Allemagne sont des voisins si proches qu’il n’y a pas de différence entre la compréhension française et allemande des dangers communs. De plus, ce que j’ai dit sur une politique de dissuasion franco-allemande n’est pas vraiment nouveau. Les gouvernements précédents avaient déjà proposé à l’occasion à la France de discuter d’une dissuasion nucléaire commune avec une participation correspondante aux charges financières — on ne voulait pas forcément en parler, mais c’était une autre époque ».

La défense, et en particulier la dissuasion nucléaire, pour défaire le Brexit, au passage. Ou plutôt pour créer, enfin, la grande communauté transatlantique dans laquelle les pays européens devront se couler. 

« J’essaierais également d’impliquer les Britanniques en tant que deuxième puissance nucléaire européenne. La règle doit toujours être la suivante : tout avec l’OTAN, jamais contre elle ».

Pour que le tableau soit complet, l’ancien président du Bundestag ajoute, bien entendu, le renoncement à l’unanimité dans les votes du Conseil européen. 

« J’ai toujours été favorable à l’introduction de la prise de décision à la majorité. Même en tant que ministre des Finances, j’ai plaidé contre l’unanimité au niveau européen sur les questions fiscales. Cela m’a coûté quelques sympathies au sein de mon parti. L’unanimité au niveau européen est un mal. Ceux qui ont la possibilité d’utiliser leur veto pour faire passer certaines demandes nationales sont très tentés ».

Et au cas où Paris ne se rangerait pas assez vite aux arguments du vieux sage de la politique allemande, on fera jouer les Polonais et l’Europe centrale en général contre la vieille Europe ». 

« Je suis d’avis depuis très longtemps que la Pologne doit enfin être admise, aux côtés des Français et des Allemands, comme un membre de même valeur et de même importance dans la direction de l’unification européenne. La Pologne doit être traitée au plus vite comme elle l’a toujours mérité. Nous ne devons pas laisser passer cette chance. De ce point de vue, j’ai regretté que Macron et Scholz se soient rendus à Kiev sans leur collègue polonais Morawiecki. Cela aurait été un tout autre signal si la Pologne, l’Allemagne et la France s’étaient présentées ensemble à Kiev.

En outre, la Pologne joue également un rôle central dans la politique de défense, comme nous le constatons au moins depuis l’attaque de la Russie contre l’Ukraine. Avec Varsovie et Paris, Berlin pourrait travailler à ce que la défense européenne ne soit pas une alternative à l’OTAN, mais une complémentarité« .

Et :

« Nous devons enfin prendre au sérieux le fait que l’Europe est plus que l’ancienne Europe occidentale. Si nous avons eu un problème en République fédérale dans le processus de réunification, c’est parce que nous avons trop longtemps permis aux habitants des nouveaux Länder de penser que nous ne les considérions pas comme égaux. Au niveau européen, nous avons le même problème. Cela doit changer de toute urgence ».

En fait, plus on avance dans l’entretien accordé par Schäuble au grand journal conservateur allemand, plus on est frappé par le doux fanatisme qui se dégage: 

« En Europe, nous devons maintenant faire certaines choses indépendamment du cadre réglementaire européen. La défense selon les règles du traité de Lisbonne ne sera pas à la hauteur du défi actuel. Ceux qui veulent faire plus pour la défense européenne doivent maintenant aller de l’avant – et avec ceux qui le veulent aussi. (…)  La France, l’Allemagne et la Pologne devraient maintenant prendre l’initiative d’une politique de défense européenne plus étroite. Ils devraient prendre les devants et inviter en même temps tous les Européens à y participer, mais ne pas laisser les autres les en empêcher. Il en va d’ailleurs de même pour la politique des réfugiés ».

Donc, accueil par Angela Merkel des réfugiés du Proche-Orient et d’Afrique et soutien à l’Ukraine contre la Russie: même combat! Et tout cela au service d’un alignement sur la politique américaine de renversement de Vladimir Poutine: 

« Je pense également qu’à long terme, les intérêts de la Russie plaident davantage pour une appartenance plus étroite à l’Europe qu’à la Chine. Manfred Wörner — le premier et le seul secrétaire général allemand de l’OTAN jusqu’à présent — a fait la promotion d’un partenariat de sécurité avec la Russie dès le début des années 90. Si sa maladie pernicieuse ne l’avait pas fait mourir trop tôt, cette idée aurait peut-être évolué, car l’idée est juste.

Les Polonais seront certainement d’accord avec nous si nous disons qu’un partenariat avec une Russie qui s’engage à renoncer à la violence, à l’inviolabilité des frontières et aux règles fondamentales du droit international est politiquement juste. Nous pouvons et voulons travailler en bonne intelligence avec une telle Russie. Mais avec Poutine, ce sera difficile. »

Une habile répartition des rôles entre Schäuble et le gouvernement Scholz

Face au « Saint Jean Bouche d’Or » de la stratégie allemande, le gouvernement s’est habilement récrié ! Ainsi, les Verts, parlant de « jeu avec le feu » irresponsable. La présidente du groupe, Agnieszka Brugger, estime que :

« La proposition d’armement nucléaire en Europe est extrêmement dangereuse, irresponsable et constituerait une violation massive des obligations allemandes en vertu du droit international ».

Quant au SPD, le parti du Chancelier Scholz, on y soutient que la France veut « prendre des décisions souveraines sur l’utilisation éventuelle d’armes nucléaires ». Nils Schmidt porte-parole du groupe parlementaire pour les questions de diplomatie et de défense, explique :

« La proposition de Wolfgang Schäuble est inadaptée : tout d’abord, la France a répété très clairement à plusieurs reprises qu’elle voulait décider de manière indépendante et souveraine d’une éventuelle utilisation des armes nucléaires. Cela doit être respecté. »

Pour lui,

« Les armes nucléaires françaises ne sont pas aptes à protéger l’ensemble de l’Europe. Il faudrait une montée en puissance nucléaire massive, ce dont personne ne veut. Il faut aussi penser à nos alliés européens : si l’Allemagne et la France avançaient unilatéralement, on aurait l’impression que les deux pays ne veulent que se protéger. Une Europe divisée et donc affaiblie en serait le résultat. »

« [Il n’y a] pas d’alternative à la dissuasion organisée par l’OTAN et garantie par les armes nucléaires américaines ». 

Mais n’est-ce pas précisément ce que veut Wolfgang Schäuble ? Un alignement complet de la France et de l’Union Européenne sur les États-Unis au sein de l’OTAN. 

En fait, tout se passe comme si l’on assistait à une répartition des rôles dans cette « Grande Coalition » permanente qu’est la vie politique allemande. Schäuble, du fait de son prestige et son retrait formel de la vie politique peut lancer une « idée folle », la tester. Et le gouvernement en place de se récrier. 

Il ne faut jamais sous-estimer les Allemands et leur capacité à manipuler les Français. Rappelons-nous Bismarck et la dépêche d’Ems. En l’occurrence, Schäuble agit comme le tentateur, celui qui lance l’idée. Et le gouvernement en place doit savoir qu’il suffit de se récrier pour que les Français, avec leur éternel esprit de contradiction, mordent à l’hameçon. Et ceci d’autant plus que la pression budgétaire est de plus en plus forte. 

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