L’Inde et les États-Unis sont sur la voie de l’endiguement de la Chine

14/11/2023 (2023-11-14)

[Source : lesakerfrancophone.fr]

Par M. K. Bhadrakumar — Le 13 novembre 2023 — Indian Punchline

Si les États-Unis sont une puissance en déclin et que la montée en puissance de la Chine est inévitable dans la région indo-pacifique, si la Russie se considère comme une puissance mondiale et est déterminée à enterrer l’ordre fondé sur des règles dominé par les États-Unis, si la défaite des États-Unis et de l’OTAN dans la guerre en Ukraine est devenue un fait accompli, si le Canada a été encouragé par les États-Unis à s’inquiéter et à s’agiter au sujet de l’implication présumée de l’Inde dans l’assassinat de Nijjar, si le bain de sang d’Israël à Gaza est en fait un génocide, eh bien, les décideurs politiques indiens n’ont pas entendu parler de tout cela. Tel est le message qui ressort de la réunion 2+2 des ministres des Affaires étrangères et de la Défense américano-indiens, qui s’est tenue à New Delhi le 10 novembre.

Le tableau d’ensemble est le suivant : après avoir audacieusement revendiqué le rôle de leader du Sud mondial en septembre dernier, l’Inde s’est ralliée en l’espace de deux mois au camp américain en tant qu’allié indispensable des États-Unis, aspirant même à devenir un « centre de défense mondial » avec l’aide du Pentagone.

Voici quelques-unes des conclusions de la réunion 2+2 :

  • Partage des technologies relatives aux « défis maritimes, y compris dans le domaine sous-marin » ;
  • co-développement et co-production de systèmes de mobilité terrestre ;
  • L’Inde se chargera de la maintenance des avions américains et de la réparation à mi-parcours des navires de guerre américains ;
  • investissements américains dans l’entretien, la réparation et la révision d’aéronefs et de véhicules aériens sans pilote américains en Inde ;
  • la finalisation d’un accord sur la sécurité de l’approvisionnement, qui approfondira l’intégration des écosystèmes industriels de la défense et renforcera la résilience de la chaîne d’approvisionnement ;
  • la création de nouveaux postes de liaison entre les deux forces armées à la suite de l’adhésion pleine et entière de l’Inde à la force maritime multinationale combinée, dont le siège se trouve à Bahreïn ;
  • l’optimisation du champ d’application de l’accord de mémorandum sur la logistique et les échanges, et l’identification de mesures visant à améliorer l’accès des navires de guerre américains aux bases indiennes.

Il ne fait aucun doute que ce qui précède n’est que la partie émergée de l’iceberg, alors que cette transition extraordinaire dans les politiques indiennes restera largement à l’abri des regards. Les États-Unis semblent tout à fait convaincus que l’Inde est prête à conclure une alliance exclusive, ce que New Delhi n’a jamais cherché à faire avec aucune grande puissance. Quelle est l’offre que l’administration Biden a faite à l’Inde et que cette dernière ne peut pas refuser ?

Il est clair qu’un changement aussi important dans les politiques militaires de l’Inde doit être lié aux postulats fondamentaux de la politique étrangère. Cela dit, curieusement, que l’on parle de « consensus bipartisan » ou autre, le principal parti d’opposition de l’Inde ne se soucie apparemment pas le moins du monde de ce changement. Ce n’est pas surprenant. Il s’agit en fait d’une alliance naissante entre l’Inde et les États-Unis pour contrer la Chine — et c’est un domaine politique où il est difficile de choisir entre Tweedledum et Tweedledee.

Il est certain que la Russie et la Chine comprennent que la politique étrangère de l’Inde est en train de changer. Mais elles font semblant de ne pas s’en apercevoir et espèrent qu’il s’agit d’une aberration. Quoi qu’il en soit, ni la Russie ni la Chine ne peuvent arrêter l’Inde sur sa lancée. Leur capacité à influencer les politiques indiennes s’est considérablement réduite — celle de Moscou en particulier — dans l’environnement sécuritaire actuel.

Le cœur du problème est que l’Inde n’est pas enchantée par la multipolarité croissante de l’ordre mondial. L’Inde est un bénéficiaire de l’« ordre fondé sur des règles » et se sent bien plus à l’aise dans un ordre mondial bipolaire où la multipolarité, si elle existe, reste un phénomène marginal tandis que la prééminence des États-Unis continuera à prévaloir pendant les décennies à venir. Un tel paradigme est perçu comme avantageux pour l’Inde, car il lui permet de s’engager sur la voie d’un contrôle des instincts hégémoniques de la Chine tout en développant de manière optimale sa propre puissance nationale globale. Il s’agit d’un programme ambitieux et risqué, car les politiques changent à Washington au gré des présidents, des redéfinitions des intérêts américains et des changements de priorités.

Aujourd’hui, cependant, la volonté indienne de s’aligner sur les États-Unis est plus évidente que jamais. L’animosité à l’égard de la montée en puissance de la Chine était palpable lors de la réunion 2+2. L’Inde s’est débarrassée de toute prétention résiduelle et s’oriente vers une relation ouvertement conflictuelle avec la Chine. Le QUAD est devenu une locomotive importante. On peut s’attendre à une réponse de la Chine, mais l’avenir nous dira quand et sous quelle forme.

Cela n’est possible que parce que Delhi est raisonnablement assuré que l’orientation indo-pacifique de Washington restera intacte sous l’administration Biden, malgré l’engagement croissant avec la Chine. Bien sûr, un point d’inflexion se profile puisque le président chinois Xi Jinping effectuera son premier voyage aux États-Unis en cinq ans et qu’une réunion au sommet avec le président Biden a été méticuleusement préparée, dont les deux parties espèrent qu’elle sera productive et rendra les relations sino-américaines plus prévisibles.

Les trois problèmes régionaux qui ont occupé une place prépondérante lors de la réunion 2+2 étaient l’Afghanistan, l’Ukraine et le conflit israélo-palestinien. La déclaration commune consacre un paragraphe distinct au sous-titre Afghanistan, qui accuse implicitement les dirigeants talibans de ne pas respecter leur « engagement d’empêcher tout groupe ou individu d’utiliser le territoire de l’Afghanistan pour menacer la sécurité d’un pays ».

La déclaration commune rappelle également la résolution 2593 (2021) du Conseil de sécurité des Nations unies, qui « exige spécifiquement que le territoire afghan ne soit pas utilisé pour menacer ou attaquer un pays, ni pour abriter ou entraîner des terroristes, ni pour planifier ou financer des attaques terroristes ».

Delhi s’écarte radicalement de ses tentatives de dialogue constructif avec les dirigeants talibans. L’une des raisons pourrait être les informations fournies par les services de renseignement selon lesquelles l’Afghanistan est en train de redevenir une porte tournante pour les groupes terroristes internationaux.

Une deuxième possibilité est que les États-Unis et l’Inde partagent un sentiment d’exaspération face à la proximité croissante des talibans avec la Chine et au spectre de la transformation de l’Afghanistan en une plaque tournante de l’initiative des « Nouvelles Routes de la soie ». Le projet de Pékin de construire une route reliant l’Afghanistan via le corridor de Wakhan change la donne en matière de géostratégie et a des conséquences profondes. Tout ce qui a trait à la sécurité du Xinjiang ne peut que susciter l’intérêt de Delhi.

La déclaration commune 2+2 signale une nouvelle convergence américano-indienne sur l’Afghanistan. Il reste à savoir dans quelle mesure cela se traduira par des actions proactives. Notamment, les États-Unis et leurs alliés exploitent également les préoccupations de la Russie concernant le conflit en Ukraine pour renforcer leur stratégie de l’après-guerre froide visant à faire reculer l’influence russe en Afghanistan. Moscou sent qu’elle perd du terrain dans son arrière-cour.

En ce qui concerne l’Ukraine et le conflit israélo-palestinien, il apparaît que les États-Unis et l’Inde ont réussi à harmoniser leurs positions respectives sur ces conflits régionaux cruciaux. En réalité, Delhi se débarrasse de son ambivalence stratégique et se rapproche de la position américaine. C’est ce qui ressort des traits de la déclaration commune, de ce qu’elle dit et de ce qu’elle ne dit pas. Ainsi, en ce qui concerne l’Ukraine, la guerre d’usure de la Russie a « des conséquences qui affectent principalement le Sud ». Ceci mis à part, Moscou peut apprendre à vivre avec la formulation 2+2 sur la guerre en Ukraine.

En ce qui concerne la situation au Moyen-Orient, la déclaration commune exprime un soutien véhément à la lutte d’Israël contre le « terrorisme ». Mais là encore, l’Inde refuse d’appeler le Hamas à la rescousse. L’Inde n’approuve pas non plus la guerre d’Israël contre le Hamas, sans parler de préjuger de ses chances de succès. Plus important encore, la déclaration commune omet toute référence au soi-disant « droit à l’autodéfense » d’Israël, un mantra qui est constamment sur les lèvres de Biden.

L’Inde ne peut pas qualifier la guerre de Gaza d’acte de « légitime défense » alors qu’Israël a déclenché une opération militaire aussi brutale contre d’infortunés civils et rasé la ville de Gaza — ce qui rappelle le bombardement aérien conjoint des Britanniques et des Américains sur la ville de Dresde, capitale de la Saxe, pendant la Seconde Guerre mondiale, dans l’horrible nuit du 9 au 10 mars 1945, qui a tué plus de 25 000 Allemands.

Toutes ces pérégrinations diplomatiques dans la vallée de la mort pourraient peut-être être mieux comprises dans le contexte des tractations intenses impliquant les dirigeants du Hamas dans les capitales régionales, dans lesquelles l’administration Biden aurait des enjeux importants et est partie prenante.

M. K. Bhadrakumar

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

⚠ Les points de vue exprimés dans l’article ne sont pas nécessairement partagés par les (autres) auteurs et contributeurs du site Nouveau Monde.