Lettre ouverte à Cédric Villani (médaille Fields 2010, député de l’Essonne)

26/01/2022 (2021-12-14)

Par Karen Brandin

Cher Cédric Villani,

Lors de la sortie en Novembre 2013 du film d’Olivier Peyon au titre tristement prédestiné : « Comment j’ai détesté les maths », j’avais eu l’occasion comme tant d’autres passeurs anonymes de cette fascinante discipline, d’échanger avec vous par mails.

Vous étiez dans « votre première vie » si l’on peut dire ; celle que je comprenais mieux sans doute, celle loin de la politique en tous cas. Nous avons tous gardé en mémoire quel ambassadeur des mathématiques passionné et passionnant vous étiez alors. Sous votre impulsion, votre égide, les maths allait enfin avoir, en plein cœur de Paris, leur “maison” : la maison Poincaré (http://www.maison-poincare.fr/).

Nous avions naturellement un espoir ravivé, presque enfantin, que cette discipline trouverait grâce à vous notamment, toute sa place dans l’éducation ou plutôt, retrouverait un rayonnement terni, en particulier dans le cadre du lycée puisque tout commence là : la confiance, les vocations bien sûr, le goût du doute, celui de la découverte, des débats enflammés mais toujours constructifs et surtout l’émergence de la pensée critique. Celle qui rend libre et qui nous fait si cruellement défaut aujourd’hui.

Depuis lors, nous avons malheureusement essuyé de bien lourdes désillusions avec la réforme Blanquer, une réforme de déconstruction, de désinstruction massive aussi, qui a littéralement détruit la possibilité d’enseigner dignement cette discipline dans le cadre du secondaire. On pourra toujours nous rétorquer que cette réforme, c’est « pour le pays, c’est pour la magie, » ce sont bien des larmes que l’on a dans les yeux, pas des paillettes.

Ce faisant, parce que le savoir fonctionne par ricochet, c’est la qualité de l’enseignement supérieur que l’on a pris le risque d’hypothéquer et ce, à très court terme. Avec lui, par voie de conséquence, la réputation d’excellence des chercheurs français. Il y a à peine quelques mois, un dirigeant de Thalès impliqué dans des problèmes de cybersécurité, se félicitait sur les ondes de France-Info de la qualité des mathématiciens en cryptographie (une branche de la théorie algébrique des nombres) que lui fournissait l’université française. Il se pourrait que cette source de créativité se tarisse rapidement et que la compétitivité de la France ait à en pâtir. Certains grands groupes d’écoles d’ingénieurs, sans doute conscients que le lycée n’était plus en capacité de jouer son rôle de tremplin, ont décidé de renoncer à organiser des concours assez exigeants de recrutement en privilégiant désormais les “examens” oraux éventuellement en visio (on pense à Advance notamment), quand il ne s’agit pas de simple entretiens de motivation.

Est-il utile de rappeler que cette discipline est désormais optionnelle au sens où de jeunes gens de 16 ans à peine peuvent prendre la décision, certes libre mais probablement peu éclairée, d’interrompre leur formation à l’issue de la classe de seconde ?

Les maths, loin de renouer avec un quelconque rayonnement et auxquelles l’on reproche si injustement d’être élitistes en oubliant que tout ce qui vaut la peine est difficile (les maths sans aucun doute, mais comme le reste), connaissent au contraire et ce, dans un mutisme assourdissant, le destin tragique des langues mortes. Elles pourtant si vivantes, si foisonnantes.

« Théorème vivant »(7), c’est bien le titre de l’un de vos ouvrages ?

On nous a vanté les mérites d’une réforme qui devait permettre de sélectionner les vrais esprits scientifiques comme on dit, tout en mettant fin à l’hégémonie supposée de la section S et la rancœur que cette situation générait. Finalement, les élèves dont les aptitudes en maths sont les plus prometteuses, ceux qui ont besoin et envie de comprendre, se détournent de cet enseignement proche du “gavage” dont ils sortent écœurés et ce sont les élèves les plus dociles, souvent les plus indifférents aussi, ceux aussi qui vont accepter d’ingurgiter une masse de connaissances sans passion et sans haine, qui résistent le mieux à cette maltraitance.

A la question : « Vous m’apprendrez par cœur l’annuaire », on devait privilégier les élèves qui répondraient : « Pour quoi faire ? » ; on conserve au contraire les élèves qui nous disent : « C’est pour quand ? »

De manière plus triviale encore, le problème majeur facile anticipé pourtant, qu’a engendré la disparition des sections est que se retrouvent soumis à un même enseignement dont l’exigence et l’ambition sont réels, des profils très/trop hétérogènes. Il y a des élèves qui auraient été à l’aise dans un enseignement de première ES et se retrouvent noyés en spé maths dont la sensibilité est plus proche de l’ancienne section S. Cela conduit fatalement à un fort nivellement du niveau par le bas pour essayer tant bien que mal, de mener tout le monde au port. Alors bien sûr, à peine déposés sur le quai, un seul cri rassemble ces jeunes : « courage, fuyons ! ».

Il serait trop long de revenir sur l’imposture de l’option si improprement nommée : « maths complémentaires », plébiscitée au départ par les élèves comme un compromis acceptable avant, depuis, un rejet massif pour « tromperie. » Ces derniers imaginaient sans doute être confrontés à des notions très élémentaires de probabilités ou de statistiques quand il s’agit en réalité d’un programme ambitieux visant à donner des bases pour faire de la physique dans des conditions réalistes tout simplement. Car avec cette réforme absurde, il est désormais impossible de conserver le triptyque : maths, physique, SVT. Il faut désormais choisir deux spécialités seulement. Sauf que choisir, c’est renoncer … à 17 ans.

Quant aux maths dites expertes, ces dernières n’étant pas sanctionnées par un examen de fin d’année contrairement à l’ancienne spé maths dans la feue terminale S, on retrouve dans cet enseignement des élèves parfois très faibles, tellement dépassés qu’ils ne sont pas en mesure de tirer un quelconque bénéfice de ce qui devait être un complément de formation. Je ne reviens pas sur l’absurdité d’avoir extrait du tronc commun le chapitre sur les nombres complexes.

Si l’erreur est humaine, persévérer est diabolique dit-on. Les conséquences de cette désastreuse réforme n’ayant pas tardé à se faire sentir, il fallait l’abroger et revenir dans un premier temps, en arrière. Si l’on souhaitait rétablir des sections d’excellence avec un enseignement de qualité et des profils marqués mais équilibrés, peut-être fallait-il simplement renouer en terminale et donc à l’issue d’une première S, avec les sections C, D et E d’autrefois (une époque que je n’ai pas connue malheureusement, la qualité de l’enseignement ayant commencé à se dégrader il y a une trentaine d’année. On assiste là juste à l’estocade finale.).

« Comment je vais finir par détester les maths ? », ce n’est pas encore une question qui s’impose à nous, enseignants de toutes origines mais détester la manière dont on est contraints de les transmettre : assurément.

À savoir dans une urgence qui est incompatible avec la notion même d’éthique pourtant au cœur de ce métier, comme de tant d’autres. Les maths sont une discipline du temps long ; même si l’on est dans une période où l’on n’en finit pas de s’arranger avec les faits, il faudra faire avec celui-là. Les notions demandent une maturation pour être pleinement assimilées. Est-il utile de rappeler cette citation pleine de sagesse d’Einstein :

“Un étudiant n’est pas un conteneur que vous devez remplir mais une torche que vous devez allumer.”

Cette réforme nous prive de combustible.

Pour « être en marche » comme le souhaite décidément cette société frénétique, addict à l’agitation et allergique à la réflexion, au mûrissement des idées, il faut savoir se pauser parfois et se donner le temps d’oublier pour mieux apprendre.

Je vous demande donc de prendre en compte ce cri d’alarme et d’alerte ; c’est tout à la fois un appel confraternel au mathématicien doublé d’un appel politique au député.

Il y a quelques jours, un communiqué conjoint de la SMF et de l’APMEP(1) est revenu sur les dérives de l’enseignement des mathématiques en France ; ce dernier fait suite à quelques articles dans le Canard Enchaîné, la Croix(2) ou encore Libération(3) qui se sont faits l’écho de cette agonie programmée. C’était hier au tour d’Europe 1(4) de s’inquiéter de la chute vertigineuse du niveau dans cette discipline.

Je crois savoir que l’APMEP projette de saisir les parlementaires autour des difficultés que génère et amplifie cette réforme absurde, notamment cette échéance intenable de l’épreuve de spécialité prévue au mois de Mars. Je me permets donc de vous demander de considérer très sérieusement les requêtes qui seront exprimées à cette occasion.

Programmer une épreuve en mars sur moralement les 2/3 du programme à un effet doublement pervers : cela oblige les profs à parcourir au pas de course, sans aucun temps de respiration, des notions parfois délicates, privilégiant le conditionnement, le réflexe au raisonnement argumenté si bien ce sont ces élèves exaspérés, débarrassés de l’échéance fatidique -pour ne pas dire, du diktat – de Parcoursup, que comme l’an passé, on ne parviendra plus à motiver pour achever le programme estimant par là-même que le calcul intégral, pour ne citer que lui, constitue un pan des maths… secondaire. On appréciera.

Vous devez être pour le corps enseignant en mathématiques, et ce d’où qu’il vienne, un interlocuteur privilégié et fiable.

On ne demande rien de démesuré ou d’impossible ; nous souhaitons simplement pouvoir transmettre aux jeunes générations dans un temps et des conditions acceptables ce que l’on a reçu : une éducation digne et un cursus scientifique équilibré et stable. Bref, de quoi participer à la construction de citoyens autonomes et clairvoyants, capables de développer des outils d’auto-défense intellectuelle.

C’est un devoir. Vous avez je crois dans votre cursus, bénéficié d’interlocuteurs de qualité, de professeurs investis et curieux qui, avec la géométrie du triangle pour ne citer qu’elle, ont su vous émerveiller et aiguiser votre soif d’apprendre, de comprendre. Vous avez souvent évoqué cette influence. Ces conditions optimales d’apprentissage doivent être préservées, défendues.

Nous connaissons votre admiration pour les travaux et la personnalité engagée d’Henri Poincaré. On ne peut que le rejoindre lorsqu’il disait :

“On fait de la Science avec des faits comme une maison avec des pierres ; mais une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierres n’est une maison.”

Nous sommes en train de trahir cette pensée tout simplement ; les programmes de première et de terminale ne sont plus qu’une accumulation de chapitres parcourus sans cohérence souvent, à grand renfort de séquences, de compétences à acquérir, avec une unique obsession : « être dans les temps, quoi qu’il en coûte » et ce n’est pas acceptable.

Nous, enseignants, avons prononcé, en silence seulement, notre « serment d’Hippocrate » et souhaitons le respecter.

C’est collectivement, c’est-à-dire toutes disciplines confondues car si « elles ne mourront pas toutes, toutes seront frappées, » que nous devons réagir. Il ne faut jamais perdre de vue que ces jeunes gens que l’on forme si vite, si mal, sont les profs, les chercheurs, les ingénieurs de demain.

Aux futurs ministres de l’Éducation ainsi que de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, nous disons : « A bon entendeur, salut » avec en prime le même avertissement que celui que l’on peut lire sur les voies ferrées à propos des trains : « une crise peut en cacher une autre… »

En vous remerciant de votre attention.

Bien Sincèrement

Karen Brandin
Enseignante en structure hors contrat
Docteur en Théorie Algébrique des Nombres

PS : On pourra lire en complément :

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