« Les plantes sont extraordinaires : c’est un modèle décentralisé dont tous les membres participent à la décision »

[Source : Basta]

par Olivier Favier

Photo : Libertia, famille des iris, en Nouvelle-Zélande
CC James Gaither

Quand
Stefano Mancuso fonde le laboratoire de neurobiologie végétale en 2005,
parler d’« intelligence des plantes » scandalise encore une large part
de la communauté scientifique. Pour ce botaniste, tout dépend de la
définition du mot : les plantes n’ont pas de système nerveux central,
mais ont une « capacité à résoudre des problèmes ». L’animal
réagit aux difficultés en changeant d’environnement, la plante doit les
surmonter. En étudiant ces stratégies, Stefano Mancuso veut non
seulement changer notre regard sur les plantes, mais aussi utiliser ces
connaissances pour stimuler l’innovation et résoudre des problèmes qui
menacent désormais l’humanité entière.

Basta ! :
Je voudrais revenir sur une première expérience que vous proposez
durant vos conférences. Vous projetez la photographie d’une forêt et
demandez au public ce qu’il voit. Il indique alors invariablement
l’animal qu’on aperçoit dans l’image : un cheval, un lion, un singe. Si
vous présentez en revanche une forêt sans animal, le public répond
aussitôt qu’il n’y a rien à voir. Par cet exemple, vous montrez que nous
ne sommes pas habitués à considérer les plantes. Elles représentent
pourtant 85 % de la biomasse de la planète. Mais leur organisation est
complètement différente de la nôtre, qui est pyramidale, avec un cerveau
qui commande…

Stefano Mancuso : Tout ce que nous construisons au
niveau de nos organisations sociales est bâti sur le modèle du corps
animal. Or les animaux – humains compris – ne représentent que 0,3 % de
la vie sur la terre, bien moins que les trois autres catégories que sont
les végétaux, les champignons et les êtres monocellulaires. L’écrasante
majorité des êtres vivants utilise des modèles différents du nôtre, qui
est très fragile. Il suffit d’enlever la tête et toute l’organisation
s’écroule. Il y a eu des empires, comme ceux des Aztèques et des Incas,
des civilisations très avancées, dont l’organisation reposait
exclusivement sur l’Empereur. Il a suffi aux Espagnols de s’attaquer à
ce dernier pour que tout le système s’écroule instantanément.

Par son organisation horizontale, une plante survit même si,
par exemple, un animal mange ou détruit une partie de son corps, quand
un animal meurt dès qu’un de ses organes vitaux ou son cerveau sont ôtés
ou détruits. Comment ce modèle peut nous inspirer dans l’organisation
des sociétés humaines ?

Dans le modèle du corps animal, le lieu où le problème doit être
résolu est très éloigné de celui où les décisions sont prises. Imaginons
par exemple une organisation mondiale, il y en a beaucoup aujourd’hui.
Disons qu’elle a son siège aux Nations-Unies. Elle doit prendre une
décision sur un problème en Europe ou en Asie. Les informations qu’elle
aura seront nécessairement partielles, et elles n’auront jamais ce degré
de détail des informations obtenues sur place. Gardons toujours
l’exemple de cette organisation mondiale, où toutes les décisions sont
prises par un conseil d’administration d’une dizaine de personnes. Cela
n’arrive jamais dans la nature. Si en revanche toutes les personnes qui
travaillent dans cette organisation ont la possibilité de proposer des
solutions, celles-ci seront nécessairement plus justes.

C’est ce que racontait déjà le « théorème du jury » de Condorcet,
mathématicien et homme politique français, à la fin du 18ème siècle à
propos de la décision à prendre pour un condamné. Selon Condorcet, plus
grand est le nombre des personnes qui composent le jury, plus grande est
la probabilité que la décision prise soit correcte. Nous ne parlons pas
de politique ou d’éthique, mais de mathématiques. C’est pourquoi dans
la nature toutes les organisations sont faites de manière à ce que tous
ses membres participent à la décision.

Pourrions-nous penser à construire nos modèles ainsi ?

Bien sûr. C’est parfois le cas. La structure physique d’internet est
conçue comme une plante. Prenons l’exemple de Wikipédia : dans les
encyclopédies classiques, il y a la direction générale, puis celles des
différents secteurs, puis des spécialistes pour chaque sous-secteur,
bref une pyramide de personnes. Ces encyclopédies produisent en général
un volume tous les deux ou trois ans. Wikipédia en anglais a produit en
dix ans l’équivalent de 38 000 volumes de l’Encyclopædia britannica. On
pourrait penser que la qualité des informations s’en ressent, mais c’est
faux. Une étude comparative a montré que les informations sont plus
détaillées, approfondies et mises à jour que dans l’encyclopédie papier.

C’est une organisation complètement décentralisée qui bénéficie d’un
contrôle mutuel permanent. Je ne connais rien en physique, et je
pourrais écrire que les ondes gravitationnelles sont les soupirs des
fées. Personne ne m’empêche de le faire. Une minute plus tard cependant,
mille physiciens effaceront mon apport et écriront ce qu’est vraiment
une onde gravitationnelle. Un chef n’est pas nécessaire pour dire que ce
qui est écrit est faux. C’est un jeu continuel de la démocratie.

On peut utiliser cela aussi dans le domaine économique. Prenons le
cas de la Morning Star Company, qui transforme environ un quart des
tomates produites en Californie et répond à 40 % de la demande
étasunienne dans ce secteur. Elle n’a pas de manager. En moyenne, dans
les entreprises, le management représente 30 % des dépenses ; et le
reste des effectifs est appelé employés, ou même dipendenti en italien,
ce qui veut dire qu’elles dépendent de ceux qui sont au-dessus d’eux.
C’est une terminologie qui détermine le caractère subalterne du
travailleur. Dans le cas de la Morning Star Company, le terme utilisé
est celui de « collègue ». Cela ne veut pas dire que dans cette
entreprise toute le monde a le même salaire. Il n’y a simplement pas
d’échelle de rémunérations en fonction d’une hiérarchie des postes, mais
selon une évaluation publique des capacités. En d’autres termes il y a
des règles mais elles sont différentes.Je lis, j’aime, je vous soutiens

Dans votre livre L’intelligence des plantes, publié en
français en 2018, vous évoquez Darwin, que vous considérez comme l’un
des plus grands savants de l’Histoire. Vous expliquez que son intérêt
pour les plantes est aussi considérable que méconnu. De lui, à la fin du
19ème siècle, on se souvient d’une lecture partiale et controversée :
le darwinisme social. À cette théorie, Pierre Kropotkine répond par le
concept d’ « entraide », lui aussi facteur d’évolution. Comment s’opère
l’évolution chez les plantes ? S’agit-il seulement de sélection, ou
retrouvons-nous différents mécanismes, parmi lesquels une forme de
solidarité ?

En général, nous croyons que l’évolution est une sorte de lutte pour
la sélection du meilleur. C’est une lecture inventée par les darwinistes
sociaux, qui va donner naissance à toute une série d’horreurs, comme
l’eugénisme. Pour Darwin, le processus de l’évolution sélectionne non le
meilleur mais le plus adapté, ce qui est complètement différent.
Kropotkine, qui était un théoricien de l’anarchisme mais aussi un grand
biologiste, écrit un livre pour réfuter les stupidités du darwinisme
social. Ce qu’il appelle « l’entraide » est une des formes fondamentales
de l’évolution. Il avait raison, même si nous lui donnons un autre nom,
par exemple la « symbiose ».

On a découvert que la « symbiose », c’est-à-dire ce processus par
lequel deux êtres vivants s’unissent pour tirer profit l’un de l’autre
est l’un des grands moteurs de l’évolution : la cellule est née de la
symbiose entre deux bactéries. L’union, la communauté, est une force
beaucoup plus puissante que toute autre forme d’évolution.

De ce point de vue, les plantes sont extraordinaires. Elles ne
peuvent pas se déplacer. Quand tu as des racines, tous ceux qui sont
autour de toi sont fondamentaux. Une plante seule ne peut survivre, elle
a besoin de communauté, mais aussi d’autres organismes. La plante entre
en symbiose avec tous : bactéries, champignons, insectes, et même avec
nous les hommes, par exemple quand nous mangeons du maïs et que nous
emmenons cette plante partout dans le monde. La vie se fonde sur la
création d’une communauté, non sur la sélection d’un meilleur
hypothétique.

Parallèlement à votre laboratoire, vous avez créé une
start-up, PNAT (acronyme pour Project nature), avec d’autres chercheurs.
Ce think tank se définit comme « inspiré par les plantes ». Qu’est-ce
que cela signifie ?

Cette start-up produit des solutions technologiques qui sont en effet
toutes inspirées par les plantes. Nous prenons des solutions végétales
et nous les transposons. C’est le cas du plantoïde qui est un robot
utilisé pour explorer le sous-sol. Au lieu de s’inspirer du modèle
animal, il utilise des sortes de racines, car rien n’est aussi efficace
pour la mission qu’il doit remplir. Celles-ci peuvent se déplacer en
fonction des stimuli envoyés par les capteurs placés à leurs extrémités
et contourner de la sorte une pierre ou une zone polluée. Les feuilles
peuvent mesurer les différents paramètres de l’air ambiant. On imagine
sans peine les applications qu’une telle machine peut avoir pour
l’agriculture, la surveillance et la cartographie des terres.

Nous avons créé aussi la Jellyfish Barge, qui est une sorte de serre
flottante, totalement autosuffisante, elle n’a pas besoin d’eau douce
parce qu’elle dessale l’eau de mer, elle n’utilise pas le sol parce
qu’elle flotte, et pour toute énergie elle n’a besoin que de l’énergie
du soleil. Elle permet de produire suffisamment de fruits et de légumes
pour huit personnes. La Jellyfish Barge a été primée à l’Expo de Milan
en 2015, mais elle n’a pas encore inspiré d’applications concrètes hors
de nos expériences.

Actuellement nous travaillons sur la purification de l’air à
l’intérieur des espaces de vie. Nous passons 80% de notre temps dans des
édifices dont la qualité de l’air est quatre ou cinq fois pire que
celle du dehors. Pour purifier cet air, les plantes sont fondamentales.

Dans La Révolution des plantes, votre deuxième livre traduit en français, qui vient d’être publié chez Albin Michel, vous démontrez que les plantes sont non seulement intelligentes, mais aussi dotées de mémoire et d’une capacité d’apprentissage [1]. Ce sont toutes ces découvertes et redécouvertes qui vous ont inspiré le concept de « droits des plantes ». Mais dans une époque où les droits de tant de catégories de personnes sont niés ou remis en cause – je pense notamment à ceux des migrants – pourquoi jugez-vous important d’ouvrir ce nouveau front ?

Évidemment, parler du droit des plantes quand tant de personnes dans
le monde n’ont pas de droits peut sembler une abomination. Pourtant, je
crois que le processus des droits suit précisément celui de l’évolution.
Au temps des Romains, le père de famille était le seul être vivant qui
avait des droits. L’épouse et les enfants, pour ne rien dire des
esclaves, étaient la propriété du père de famille. Puis certains
pensèrent qu’on pouvait donner des droits au fils aîné et cela créa un
scandale. Chaque fois qu’on parle d’élargir les droits à d’autres êtres
vivants, la première réaction que nous avons est la stupeur. Mais
comment ? Même les plantes ? N’exagérons pas.

Depuis lors, les droits se sont élargis aux femmes, pour les
personnes d’origine différente, puis, en-dehors de la sphère humaine,
pour les animaux. Je suis donc certain que nous donnerons aussi des
droits aux plantes.

Pourquoi est-ce fondamental ? Parce que ce sont des êtres vivants et
que tous les êtres vivants devraient avoir des droits. Par ailleurs, ce
sont des plantes que dépend la vie des autres êtres vivants. Si de
nombreuses espèces animales disparaissent, c’est infiniment regrettable,
mais la survie de l’homme n’est pas compromise. Mais si les forêts
disparaissent, nous risquons de disparaître nous aussi. Donner des
droits aux plantes revient à donner des droits aux êtres humains.

Qu’est-ce que vous entendez par « droits des plantes » ?

Par exemple, les forêts devraient être déclarées intouchables. Elles
devraient être considérées comme des lieux naturels de vie des plantes.
Un autre droit que je considère fondamental est celui de ne pas les
considérer comme des moyens de production. On dit que la façon dont nous
élevons certains animaux est inhumaine, et que l’élevage industriel
devrait être interdit. C’est juste. De la même manière, l’agriculture
intensive et industrielle devrait être interdite. Si nous parvenions à
cela, le bénéfice serait énorme. L’agriculture industrielle représente
probablement 40% de l’impact humain sur l’environnement, plus que les
transports par exemple, et nous n’en avons guère conscience. Quand on
élargit les droits, tous les êtres vivants en profitent, sans exception.

Vous faites souvent référence au Club de Rome, qui, en 1972, décrivait avec précision le problème d’une société dont le modèle de croissance reposait sur une exploitation toujours plus importante de ressources limitées. En ce qui concerne la décroissance, la lenteur, le besoin de créer un autre rapport avec notre planète, il semble que l’Italie ait été capable de produire un discours radicalement nouveau, il y a cinquante ans, à travers certains intellectuels ou écrivains [2]. Pensez-vous que le discours que vous portez sur les plantes prolonge d’une part ces idées, et de l’autre fasse partie de ce grand laboratoire italien, dont on parle si souvent ?

Je pense que toute la partie qui concerne le fait de s’inspirer des
plantes suit la même ligne de la grande discussion qui a commencé en
Italie au début des années 1970 et qu’on nomme aujourd’hui le problème
environnemental.

À l’époque, ce problème était d’ailleurs interprété de manière
beaucoup plus correcte qu’aujourd’hui comme un véritable problème
politique. Ce n’est pas une question qui regarde une frange de personnes
qui aiment la nature. Non, l’environnement est l’unique question
politique, une question très sérieuse dont dépendent toutes les autres.
Il est clair qu’un modèle de croissance qui prévoit une consommation de
ressources toujours plus importante n’est pas durable. C’est une idée
d’une telle évidence et d’une telle banalité qu’elle fait douter de la
capacité logique des hommes.

Je souhaite que le laboratoire italien qui a fonctionné comme
avant-garde d’atrocités mais aussi de nouveautés intéressantes au cours
du siècle dernier puisse cette fois encore avoir une prise réelle sur le
reste du monde. Les chiffres sont très clairs : le protocole de Kyoto,
les Cop 21 et 22 n’ont eu aucune influence sur la production croissante
de dioxyde de carbone. Je pense que la seule possibilité sérieuse que
nous ayons d’inverser cette courbe, c’est d’utiliser les plantes de
manière correcte, par exemple en en recouvrant les villes. Le dioxyde de
carbone est produit en ville, et c’est là que les plantes doivent
l’absorber. Nos villes seraient aussi plus belles, plus saines, et cela
aurait un impact positif sur la santé et la psyché des êtres humains. Il
n’y a donc aucune raison de ne pas le faire.

Propos recueillis par Olivier Favier

Notes

[1] A ce sujet, Stefano Mancuso cite une expérience réalisée sur le mimosa pudique au 18e siècle par un élève du naturaliste français Jean-Baptiste de Lamarck. Cette plante, qui replie ses feuilles devant un danger, cesse de le faire si le stimulus est répété sans être accompagné d’une réelle agression. Si l’expérience est répétée après quelques mois, le mimosa conserve son comportement acquis et fait ainsi l’économie d’une réaction extrêmement coûteuse pour elle en énergie.

[2] Voir par exemple la lecture que fait Pier Paolo Pasolini du nazisme comme totalitarisme consumériste dans son film Salò (1975) et sur sa banalisation dans notre société. Sur ce dernier point, il rejoint les lectures de Goffredo Parise et de Nicola Chiaromonte, toujours inaccessibles en français. On ne peut que mettre leurs lectures en parallèle avec celles produites ailleurs en Europe et aux États-Unis par l’école de Francfort, Herbert Marcuse, Jacques Ellul, Ivan Illich, Jean Baudrillard ou bien sûr Guy Debord, toutes visant à prolonger la critique classique du capitalisme par des concepts tels que « société de consommation », « société du spectacle », « productivisme ». Un mot enfin pour saluer le rôle fondamental joué dans le Club de Rome par son fondateur Aurelio Peccei. Le rapport de 1972 ne prônait pas la décroissance – concept créé la même année par André Gorz – mais « la croissance zéro » pour les pays riches.