22/09/2022 (2022-09-22)
[Source : histoireetsociete.com]
Même si ce texte tout à fait important a été publié dans un site russe et traduit par Marianne, son auteur dont nous avons déjà publié un texte hier est une intellectuelle australienne qui écrit la plupart de ses œuvres avec son mari Tim Foley. Elle dit elle-même “Ce qui est cool avec le fait de prêter attention à la façon dont le récit diffère de la réalité, c’est qu’il ne change pas seulement votre compréhension de la politique et du pouvoir à travers le monde. Vous commencez à remarquer que toute votre vie est dominée par des récits, pas seulement sur le monde, mais sur vous.”
(Note de Danielle Bleitrach. Traduction de Marianne Dunlop.)
Par Caitlin Johnstone
https://svpressa.ru/politic/article/346143/
Au début de l’Opération spéciale de la Russie en Ukraine, Boris Johnson a été envoyé pour dire à Zelensky que même s’il est prêt pour la fin de la guerre, ses partenaires occidentaux ne l’étaient pas.
Dans un récent entretien avec le podcast Useful Idiots, Noam Chomsky* a répété son argument selon lequel la seule raison pour laquelle nous entendons le mot « non provoquée » chaque fois que quelqu’un mentionne l’invasion russe de l’Ukraine dans les médias grand public est qu’elle a été absolument provoquée, et qu’ils le savent.
« Maintenant, si vous êtes un écrivain respecté et que vous voulez publier dans des magazines grand public en parlant des événements ukrainiens, vous devez appeler cela “l’invasion russe non provoquée de l’Ukraine” », a déclaré Chomsky. « C’est une phrase très intéressante, elle n’a jamais été utilisée auparavant. Vous regardez en arrière, vous regardez l’Irak, qui n’était absolument pas provoqué, mais personne n’a jamais appelé cela une “invasion non provoquée de l’Irak”. En fait, je ne sais pas si le terme a jamais été utilisé — s’il l’a été, c’était très marginal. Maintenant, vous le recherchez sur Google et vous obtenez des centaines de milliers de résultats. Tous les articles qui sortent doivent parler d’une invasion non provoquée de l’Ukraine. »
« Pourquoi ? Parce qu’ils savent très bien qu’elle a été provoquée », a déclaré Chomsky. — Des diplomates américains de haut rang en parlent depuis 30 ans, même le chef de la CIA. »
Chomsky a raison ici, bien sûr. Les médias impériaux et leurs automates soumis à un lavage de cerveau ont passé six mois à répéter sans réfléchir le mot « non provoqué » à propos de ce conflit. Mais une question à laquelle aucun d’entre eux n’a jamais eu de réponse directe est la suivante : si l’invasion de l’Ukraine n’a pas été provoquée, pourquoi tant d’experts occidentaux ont-ils passé des années à avertir que les actions des gouvernements occidentaux provoqueraient une invasion de l’Ukraine ?
Parce que, comme le souligne Chomsky, c’est vraiment ce qui s’est passé. Quelques jours après le début de l’invasion en février de cette année, un dénommé Arnaud Bertrand a créé un fil Twitter extrêmement viral faisant référence à divers diplomates, analystes et universitaires occidentaux qui avaient prévenu au fil des ans qu’une dangereuse confrontation avec la Russie était à venir en raison de l’avancée de l’OTAN vers ses frontières, de l’interventionnisme en Ukraine et de diverses autres agressions.
On y trouve des personnes telles que John Mearsheimer, qui a averti sans équivoque en 2015 que « l’Occident conduit l’Ukraine sur le chemin des primevères**, et le résultat final sera que l’Ukraine s’effondrera », et Pat Buchanan, qui a averti dès 1999 qu’ » en plaçant l’OTAN en plein devant le seuil de la Russie, nous avons planifié une confrontation du XXIe siècle ».
Les apologistes de l’Empire aiment prétendre que l’invasion de l’Ukraine n’a rien à voir avec l’expansionnisme de l’OTAN (leurs affirmations reposent généralement sur une déformation éhontée des propos de Poutine sur les raisons de la guerre pour la Russie), mais c’est absurde. La machine de guerre américaine a continué à se moquer de la possibilité d’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN jusqu’à l’invasion. Elle a refusé de retirer cette menace de la table depuis qu’elle y a été placée en 2008, tout en sachant pertinemment qu’il s’agissait d’une provocation pure et simple à l’encontre de Moscou.
Le plus surprenant dans le conflit en Ukraine, c’est le nombre de penseurs stratégiques de premier plan qui, depuis des années, nous mettent en garde contre ce qui pourrait arriver si nous continuions sur la même voie. Personne ne les a écoutés, et nous en sommes là.
Sans parler du fait que l’empire américain a activement fomenté un violent soulèvement à Kiev en 2014 qui a renversé le gouvernement en place et divisé la nation entre la population plus fidèle à Moscou à l’est et la population plus favorable aux États-Unis et à l’UE à l’ouest. Cela a conduit à l’annexion de la Crimée (massivement soutenue par ses habitants) et à huit années de guerre brutale contre la population du Donbass soutenue par la Russie. On sait que les attaques ukrainiennes contre ces régions ont augmenté de façon exponentielle dans les jours qui ont précédé l’invasion, et on prétend que c’est ce qui a déclenché la décision finale de Poutine de lancer son opération spéciale (qui, selon les renseignements américains, a été prise à la dernière minute).
Les États-Unis et leurs alliés auraient très facilement pu éviter cette guerre avec quelques concessions peu coûteuses — comme le maintien de la neutralité de l’Ukraine, le retrait de ses équipements militaires des frontières de la Russie et la recherche sincère d’une désescalade des relations avec Moscou — plutôt que de déchirer les traités et d’intensifier la guerre froide.
Bon sang, cela aurait pu probablement éviter cette guerre en protégeant simplement le président Zelensky des nationalistes d’extrême droite antirusses qui ont ouvertement menacé de le lyncher s’il commençait à respecter les accords de Minsk et à rechercher la paix avec la Russie, ce pour quoi il a été élu à l’origine.
Au lieu de cela, ils ont délibérément choisi la voie inverse : continuer à faire miroiter la possibilité d’une adhésion formelle de l’Ukraine à l’OTAN, fournir des armes au pays et en faire de plus en plus un membre de facto de l’OTAN, le rapprochant de plus en plus de la machine de guerre américaine.
Pourquoi l’empire a-t-il préféré la provocation à la paix ? Le membre du Congrès Adam Schiff a donné une assez bonne réponse à cette question en janvier 2020, alors que le chemin de la guerre était en train d’être pavé : “Ainsi, nous pouvons faire la guerre avec la Russie là-bas et nous n’avons pas besoin de faire la guerre avec la Russie ici”. Si l’on écarte l’idée infantile selon laquelle l’empire américain aide son bon ami ukrainien parce qu’il aime le peuple ukrainien et souhaite qu’il jouisse de la liberté et de la démocratie, il est facile de voir que les États-Unis ont lancé une guerre par procuration commode parce qu’elle servait leurs intérêts géostratégiques et parce que ce ne sont pas leurs vies et leurs biens qui seraient en jeu.
Brian Berletic a posté il y a quelques jours une bonne vidéo sur le document de 2019 de la RAND Corporation financé par le Pentagone et intitulé « Extending Russia — competing from advantageous ground » et c’est exactement comment se présentent les choses. Le document, commandé par l’armée américaine, explique en détail comment l’empire peut utiliser la guerre par procuration, la guerre économique et d’autres tactiques de la guerre froide pour pousser son ennemi géopolitique de longue date au bord du gouffre sans gaspiller de vies américaines ni déclencher de conflit nucléaire.
Il mentionne l’Ukraine des centaines de fois et évoque explicitement les mêmes tactiques de guerre économique que celles que nous observons aujourd’hui, telles que des sanctions et une attaque contre les intérêts énergétiques russes en Europe (cette dernière, comme le souligne Berletik, servant également à renforcer la domination des États-Unis sur leurs vassaux dans l’UE).
Le document suggère même explicitement de continuer à menacer la Russie de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN afin de provoquer une réponse agressive de Moscou, en déclarant : “Alors que l’exigence d’unanimité de l’OTAN rend improbable l’adhésion de l’Ukraine dans un avenir prévisible, pousser Washington à cette possibilité pourrait renforcer la détermination de l’Ukraine tout en forçant la Russie à redoubler d’efforts pour empêcher une telle évolution.”
Le président Biden a lancé des appels au changement de régime à Moscou qui ne peuvent même pas être qualifiés de mal déguisés, et le secrétaire à la défense Lloyd Austin a ouvertement déclaré que le plan consiste à utiliser cette guerre pour affaiblir la Russie, ce qui, selon d’autres responsables américains, est effectivement leur ligne politique. Les commentaires de l’administration Biden n’ont cessé d’indiquer clairement que l’alliance américaine se prépare à maintenir cette situation pour les années à venir, ce qui cadre bien avec le bilan bien connu de Washington, qui a délibérément entraîné la Russie dans des bourbiers militaires contre les mandataires américains, tant en Afghanistan qu’en Syrie.
Ne vous y trompez pas, derrière toutes les fausses déclarations et les drapeaux agités, l’empire américain centralisé obtient exactement ce qu’il veut de ce conflit.
C’est pourquoi, lorsqu’aux premiers jours du conflit, il semblait que la paix était en jeu, l’empire a envoyé Boris Johnson dire à Zelensky que même s’il était prêt à mettre fin à la guerre, ses partenaires occidentaux ne l’étaient pas.
Auteur : Caitlin Johnstone est une journaliste australienne indépendante.
Traduction [d’anglais en russe] par Sergey Dukhanov.
Publié [en russe] avec l’autorisation de l’auteur.
Original en anglais :
https://caitlinjohnstone.com/2022/09/07/its-not-okay-for-grown-adults-to-say-the-ukraine-invasion-was-unprovoked/
* Éminent linguiste, essayiste politique, philosophe et théoricien américain. Professeur de linguistique au Massachusetts Institute of Technology, auteur de la classification des langages formels. Son nom est souvent et incorrectement orthographié “Nahum Chomsky” dans les médias russes.
** Référence à un chemin parsemé de fleurs, soulignant une attitude insouciante envers la vie. Cette métaphore est utilisée par Ophélie (dans Hamlet) lorsqu’elle conseille à son frère de ne pas choisir la voie du plaisir mais celle de la dignité.
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