17/04/2021 (2021-04-17)
[Source : La Quadrature du Net]
D’ici deux ou trois semaines, le Conseil d’État rendra sa décision finale dans l’affaire la plus importante que La Quadrature ait jamais porté en justice : celle contre les services de renseignement français. Ce sera le terme de six années de procédure, de dizaines de mémoires et d’innombrables rebondissements qui auront contribué à faire de notre association une grande partie de ce qu’elle est aujourd’hui.
Cette aventure se clôt dans un fracas prodigieux. Coincé au pied du mur, le gouvernement français joue ses dernières cartes dans une stratégie aussi désespérée que destructrice : nier la légitimité des institutions européennes et, ainsi, placer la France dans une quasi-indépendance de fait vis-à-vis de l’Union européenne.
Peu importe le droit, [pour l’État] tout doit être sacrifié pour sauver la surveillance de masse.
Les juges contre la surveillance
L’aventure commence il y a sept ans. Le 8 avril 2014, nous nous réjouissions d’une « décision historique » : « la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) venait de s’opposer au fichage systématique de nos communications en ligne ». De façon inédite, la Cour estime que le droit européen interdit qu’un État puisse obliger les opérateurs de télécommunications à conserver des données de connexion sur toute la population : liste des appels et messages émis et reçus par chaque personne, listes des antennes téléphoniques croisées par tous les téléphones portables, adresses IP permettant de lever l’anonymat sur Internet, etc. C’est notamment ce qu’impose la France, où chaque personne est considérée par l’administration comme un potentiel suspect à surveiller.
Alors que le gouvernement français aurait du abroger ce régime, un an après la décision de la Cour de justice, il n’en avait toujours rien fait : le 27 avril 2015, nous nous associons à FFDN et FDN pour lui demander officiellement d’abroger les décrets organisant la conservation généralisée des données de connexion. Par son silence, le gouvernement a refusé notre demande. Le 1er septembre 2015, nous avons saisi le Conseil d’État pour contester ce refus et, ainsi, faire tomber le système français de conservation généralisée des données (nous avons développé nos arguments pendant un an encore dans diverses écritures ici, ici, là ou encore là).
Le 21 décembre 2016, tandis que notre affaire avançait doucement, intervenait ailleurs une deuxième décision historique de la Cour de justice : dans son célèbre arrêt Tele2, elle dénonçait la conservation généralisée des données de connexion imposée par les droits suédois et anglais. Il ne restait plus au Conseil d’État qu’à appliquer directement cette décision dans notre affaire française pour nous donner victoire. Mais la procédure n’allait pas suivre un déroulement classique.
Dialogue des juges
Par une décision du 26 juillet 2018, plutôt que de se soumettre directement à la Cour de justice de l’UE, dont l’autorité lui est supérieure, le Conseil d’État a préféré lui demander de confirmer une troisième fois sa position. Même si ce nouvel échange allongeait notre procédure de plusieurs années (trois ans, au final), nous l’appelions aussi de nos vœux : si la Cour européenne condamnait spécifiquement le droit français (de même qu’elle avait déjà condamné le droit suédois et anglais dans Tele2), nous espérions que le gouvernement n’aurait absolument plus aucune excuse pour ne pas renoncer à son système illicite de surveillance.
Les 9 et 10 septembre 2019, nous plaidions devant la Cour européenne contre la moitié des gouvernements européens venus en soutien de la France, de la Belgique et du Royaume-Uni, qui mettaient en œuvre le même régime illicite de conservation de données et se voyaient ainsi visés par des requêtes semblables à la nôtre (lire le texte de notre plaidoirie).
Fin d’une trilogie
Le 6 octobre 2020, la Cour de justice de l’UE rendait sa décision La Quadrature du Net, dernier chapitre de cette trilogie européenne. Hélas, comme l’espéraient le Conseil d’État et le gouvernement, la Cour est largement revenue sur son intransigeance des premiers épisodes et cherche désormais un « juste milieu » entre protection des libertés et surveillance de masse (juste milieu amer dans lequel nous avions vu une « défaite victorieuse »).
Si la Cour continue d’interdire par principe la conservation généralisée, elle ajoute une nouvelle exception en période d’état d’urgence sécuritaire, où cette surveillance de masse redevient licite. De plus, elle autorise aussi, même hors état d’urgence, que les fournisseurs d’accès à Internet soient contraints de conserver les adresses IP de l’ensemble de la population (mais uniquement des IP et non d’autres types de données).
Concrètement, cela signifie que la police pourra demander à votre fournisseur d’accès à Internet quelle adresse IP vous était attribuée, par exemple, le 25 octobre 2020.
Si cette possibilité est un frein important à notre espoir de rétablir un équilibre plus favorable au droit à l’anonymat sur Internet, ce frein est en revanche compensé par une nouvelle protection posée par la Cour de justice : l’État ne peut pas imposer aux hébergeurs (forum, réseaux sociaux, plateforme de vidéo) de conserver l’adresse IP des personnes qui y publient des informations. Dans notre exemple, cela signifie que, même si la police connaît votre adresse IP, elle ne pourra pas savoir si c’est à partir de cette adresse que @jeancastou a publié telle caricature de Macron ou tel appel à l’insurrection le 25 octobre sur un service d’hébergement qui ne sera pas tenu de conserver les informations relatives aux contenus publiés. Par exemple, sur le service Mamot.fr que nous hébergeons, nous ne conservons ces données que 14 jours, et ce pour des raisons purement techniques.
On imagine donc que la levée de l’anonymat ne concernera principalement que des événements déterminés, « en cours », et sur des personnes précises. En effet, les enquêtes rétrospectives pouvant porter sur l’ensemble des activités en ligne de la population ont été rendues plus difficiles par les interdictions posées par la Cour de justice de l’UE.
Ce « juste milieu » est loin de nous protéger de la surveillance de masse tant le gouvernement sait déjà abuser des exceptions en matière d’état d’urgence. Et pourtant, même si les exigences posées par la Cour on été revues à la baisse, le droit français est encore très loin de les respecter : actuellement, en France, la conservation généralisée des données de connexion n’est limitée ni aux périodes d’état d’urgence ni aux seules adresses IP (pour rappel, sont aussi conservées en permanence et pendant un an les listes d’appels, messages et positions des antennes téléphoniques rencontrées par toute la population). La Cour de justice a été explicite dans sa décision : le droit français viole les libertés fondamentales protégées par le droit de l’Union.
Affront désespéré
Cette situation ressemble à celle à laquelle nous espérions parvenir en 2018 : le gouvernement français est au pied du mur, sans aucune porte pour se dérober. La Cour de justice de l’UE a été claire : il doit réformer le droit en profondeur afin de limiter la conservation généralisée aux périodes d’état d’urgence et aux adresses IP.
Et pourtant, le gouvernement tente encore de fuir par un affront désespéré : dans son récent mémoire en défense, il prétend que la Cour de justice aurait usurpé ses pouvoirs car, contrairement à ce qu’elle prétend, les traités européens lui interdiraient de limiter les capacités des États membres en matière de lutte contre le terrorisme et de surveillance sécuritaire.
Si cet affront est désespéré, c’est d’abord car il est absurde en droit : l’article 19 du Traité sur l’UE (TUE) prévoit bien que c’est à la Cour de justice que revient « l’interprétation et l’application des traités », et l’article 344 du Traité sur le fonctionnement de l’UE (TFUE) souligne que ces questions ne peuvent être tranchées autrement. Dans sa jurisprudence bien établie, le Conseil d’État admet d’ailleurs déjà clairement qu’il doit se soumettre aux interprétations que la Cour de justice donne des traités.
Le gouvernement ne donne au Conseil d’État aucun argument juridique pour justifier qu’il renonce à une jurisprudence aussi fondamentale. En vérité, le gouvernement ne se donne même pas la peine d’aller sur le terrain juridique afin de débattre de la légalité d’un tel régime de conservation. Il se contente d’utiliser de mauvais arguments de philosophie politique, tout en mobilisant quelques jugements isolés rendus dans d’autres pays et qui n’ont pas vraiment de lien avec notre affaire (lire notre mémoire pour le détail de notre réponse).
Frexit sécuritaire
Au delà de la discussion juridique, le plus surprenant dans la position du gouvernement est qu’elle contredit la posture européenne de LREM.
En souhaitant retirer à la Cour de justice sa légitimité pour interpréter les traités européens en dernier ressort, le gouvernement français remet en cause l’existence même d’un ordre juridique européen : si chaque État pouvait décider seul du sens des traités européens, l’Union européenne ne serait plus qu’une juxtaposition d’ordres nationaux indépendants les uns des autres, libérés de toute institution capable de les soumettre à un ensemble commun de normes. Ainsi, afin de maintenir son système de surveillance de masse contraire aux droits humains, la France souhaite devenir indépendante de l’Union européenne sans avoir à la quitter formellement.
Plus étrange encore : la stratégie anti-européenne du gouvernement conduit à saper sa position en matière de lutte anti-terroriste. À suivre sa nouvelle position, le règlement de censure anti-terroriste, initialement demandé par la France et bientôt adopté par le Parlement européen, pourrait ne pas être applicable en France puisque l’Union européenne ne serait pas compétente en matière de lutte contre le terrorisme…
Cette contradiction invraisemblable montre que la défense du gouvernement tient davantage à un sursaut désespéré que d’une stratégie d’ensemble bien mûrie. Mais cette contradiction nous montre autre chose : la lutte anti-terroriste n’est pas sa véritable préoccupation dans notre affaire.
Surveillance politique
Le 22 mars 2021, nous participions à une séance orale d’instruction devant le Conseil d’État. Le directeur général de la sécurité intérieur (DGSI) expliquait alors que la décision de la Cour de justice ne remettait pas vraiment en cause l’efficacité de la lutte contre le terrorisme. En effet, cette lutte pourra continuer à être mise en œuvre puisqu’elle est directement concernée par les nouvelles exceptions prévues par la Cour de justice et bénéficie déjà aujourd’hui d’un arsenal législatif très large (beaucoup trop large). La principale crainte de la DGSI était ailleurs : que les services de renseignement ne puissent plus efficacement surveiller les personnes susceptibles de participer à des « groupements violents », mentionnant explicitement le cas des gilets jaunes, ou les personnes représentant un danger pour les « intérêts économiques et industriels majeurs de la France ».
Si la franchise est surprenante, elle recentre le débat : la lutte contre le terrorisme n’est pas vraiment la raison qui pousse le gouvernement à vouloir s’affranchir de la protection des libertés ; l’enjeu est le maintien de la répression politique, dans le contexte actuel où la moindre manifestation est considérée comme un groupement potentiellement violent et où les militants soucieux de justice sociale et écologique sont considérés comme nuisant à la sécurité et aux intérêts des grandes industries du pays.
C’est ce qu’annonçait déjà l’Élysée en 2019, dans sa feuille de route à cinq ans sur le renseignement : « l’analyse et le suivi des mouvements sociaux et crises de société par les services de Renseignement constituent une priorité ». L’Élysée dénonce notamment des « affirmations de vie en société qui peuvent exacerber les tensions au sein du corps social », telles que des « revendications d’ordre […] éthique ».
À la suite de la DGSI, divers procureurs et hauts gradés de la police ont tenté de corriger cette position embarrassante par une posture sécuritaire beaucoup plus convenue. Sans preuve ni chiffre, ces hommes ont juré que la police ne pourrait plus jamais travailler sans pouvoir consulter la liste complète des antennes téléphoniques croisées par chaque personne depuis un an. Nous n’avons pas manqué de rappeler que la police s’en était très bien passée au cours des siècles précédents et que, même aujourd’hui, elle ne manque pas d’outils nouveaux, nombreux et perfectionnés pour mener à bien ses enquêtes (lire notre dernier mémoire à ce sujet).
Bref, pas grand chose n’a pu effacer cette impression amère : le gouvernement est prêt à payer le prix fort (remettre en cause la construction européenne) pour continuer à nous surveiller massivement pour des finalités politiques et de contrôle social.
Finalités illicites
C’est à ce sujet qu’intervient le second apport majeur de la trilogie européenne contre la surveillance de masse : la Cour de justice interdit aux États membres d’exploiter des données de connexion pour des finalités politiques. Elle n’autorise que la lutte contre la « criminalité grave » ou pour défendre la sécurité nationale.
Comme on l’a vu, la France souhaite aller et va déjà bien au-delà. La loi française prévoit un très large éventail de finalités qui vont de la lutte contre les manifestations illicites à la défense des traités européens, en passant par la lutte contre le petit trafic de drogue ou la défense des « intérêts économiques, industriels et scientifiques majeurs de la France ».
Cette longue liste vient de la loi de renseignement de 2015. Ici aussi, nous avons saisi le Conseil d’État pour demander l’annulation des cinq décrets d’application de cette loi. Ici aussi, ces cinq affaires ont conduit le Conseil d’État à interroger la Cour de justice, qui nous a largement donné raison en rappelant sans nuance que la surveillance doit se limiter à la lutte contre la criminalité grave et à la protection de la sécurité nationale.
Au passage, la Cour a rappelé que, contrairement à ce que prévoit la loi renseignement en France, les mesures de surveillance doivent être soumises au contrôle préalable d’une autorité indépendante disposant d’un véritable pouvoir de contrainte. Elle a aussi souligné que les « boites noires », ces algorithmes supposés détecter automatiquement des comportements suspects en analysant l’ensemble du réseau, relevaient de la surveillance de masse illicite.
Comme pour le reste, nous vous invitons à lire notre récent mémoire pour le détail de notre argumentation.
Cette question de « finalités politiques » des mesures de surveillance a été la toute première affaire que La Quadrature a porté devant des juges en 2015, juste avant d’attaquer les décrets instaurant la conservation généralisée des données de connexion puis de s’en prendre à la loi renseignement. C’est par cette lutte initiale que nous avons appris à agir en justice. Cette lutte est à la fois la plus ancienne et probablement la plus importante que nous avons portée en justice. Les effets de la future décision du Conseil d’État risque d’être considérables : si nous nous gagnons, ce sera la fin de la conservation généralisée des données de connexion, la limitation des finalités, l’apparition d’un contrôle indépendant effectif. Si nous perdons, la France se placera en indépendance de fait vis à vis de l’Union européenne afin de poursuivre sa surveillance de masse.
Jugement contre le renseignement : indices d’une demi-victoire ?
Deux jours avant l’audience du 16 avril au Conseil d’État, le rapporteur public vient de nous informer du sens des conclusions qu’il soutiendra dans notre grande affaire contre la surveillance de masse des télécommunications.
Si le Conseil d’État ne sera pas obligé de suivre les conclusions du rapporteur public, elles offrent de premiers indices sur ce que nous pouvons espérer gagner et perdre au terme de ces 6 ans de procédure.
Demi-victoire
Du côté de la victoire, le rapporteur public s’oppose au souhait du gouvernement de placer la France en dehors du champ d’application du droit de l’Union européenne. Ainsi, pour l’essentiel, le rapporteur public demande à ce que soient abrogés les décrets qui imposent aux opérateurs de télécommunications de conserver pendant un an les données de connexion de l’ensemble de la population (liste des correspondants téléphoniques, des antennes relais croisées, etc.). Telle qu’exigée par la Cour de justice de l’Union européenne, cette conservation généralisée doit être limitée aux seules périodes d’état d’urgence sécuritaire — ce qui n’est pas le cas en France.
Autre bonne nouvelle : le rapporteur public exige que les services de renseignement ne puissent plus exploiter nos données de connexion ou de localisation qu’en situation d’urgence sécuritaire et après s’être soumis au contrôle d’une autorité indépendante disposant de pouvoirs de contrainte. Actuellement, c’est la CNCTR (commission nationale de contrôle des techniques de renseignement) qui est chargée de surveiller les services de renseignement, mais son rôle se limite à donner des avis dépourvus de tout effet contraignant. Ici encore, la Cour de justice de l’UE a demandé à la France de corriger ce manquement, le rapporteur public demande au Conseil d’État de s’exécuter.
Demi-défaite
Hélas, à côté de ces deux espoirs importants, les conclusions du rapporteur public sont négatives sur trois points.
Premièrement, et contrairement à ce que demande la Cour de justice de l’UE, le rapporteur public n’appelle pas à la suppression des décrets qui obligent aux hébergeurs Internet de conserver pendant un an l’adresse IP de l’ensemble des personnes qui publient des informations sur leur service. Si le Conseil d’État suivait cette position, il placerait la France en manquement vis-à-vis des exigences européennes en matière de protection de l’anonymat sur Internet.
Deuxièmement, le rapporteur public ne demande pas à ce que les services de renseignement mettent fin aux algorithmes qu’ils déploient sur les réseaux de télécommunications afin de détecter automatiquement de nouvelles cibles. Pourtant, ici encore, la Cour de justice a exigé que cette technique de surveillance de masse soit limitée aux périodes d’état d’urgence sécuritaire — limite que la loi française refuse de prévoir.
Troisièmement, le rapporteur public suggère de laisser au gouvernement un délai de six mois afin de mettre le droit français en conformité avec le droit de l’UE. Pourtant, la Cour de justice de l’UE s’était expressément opposée à l’hypothèse d’un tel délai : le gouvernement français sait depuis plusieurs années que la France viole le droit européen et il n’y a donc aucune raison pragmatique de retarder le respect de nos libertés fondamentales.
Futur incertain
Si les conclusions du rapporteur public semblent dessiner une demi-victoire (rappelant pour beaucoup la défaite victorieuse que nous avions obtenue devant la Cour de justice de l’UE en octobre 2020), le futur reste en vérité largement incertain. Notre affaire est d’un poids politique rare, qu’il s’agisse de l’avenir des services de renseignement ou du sort de la France au sein de l’Union européenne. Ce poids est tel que le Conseil d’État a choisi de rendre sa décision dans sa formation exceptionnelle la plus solennelle, l’Assemblée du contentieux.
Ainsi, nous restons préparées à n’importe quel coup de théâtre et, notamment, à celui que le respect de nos libertés fondamentales impose : que le Conseil d’État ne s’arrête pas au demi-compromis proposé par le rapporteur public mais applique entièrement la décision de la Cour de justice en garantissant l’anonymat sur Internet et en s’opposant sans délai à toute mesure de surveillance de masse.
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