13/02/2022 (2022-02-13)
Par Karen Brandin
« Il faut probablement plus de mathématiques dans le tronc commun (…), mais je ne laisserai pas dire qu’il y a un déclin sur le sujet. »
Voici ce que déclarait en substance il y a quelques jours à peine le futur ex-ministre de l’Éducation nationale (« ex-ministre » ; quelques grammes d’espoir dans une tribune bien sombre) avant de renchérir, sans rosir :
« On est en train de renforcer les mathématiques. »
Emballement alors d’une majorité de médias dont l’indulgence étonne ou navre, qui ont cru percevoir dans ces propos une forme de mea-culpa, et ce quand bien même le gouvernement en place ne nous a guère accoutumés au cours de ces cinq dernières années à une forme, même atténuée, d’introspection.
Malheureusement, Mr Blanquer va devoir souffrir que le petit peuple remette en cause ses déclarations, car force est de constater (et de défendre) que nous sommes encore en démocratie, fût-elle vacillante selon l’expression désormais consacrée.
Ce que propose donc JMB, c’est tout au plus un pansement sur une jambe de bois. Certainement pas une refonte d’une réforme qui a non seulement détruit la qualité et la cohérence des enseignements scientifiques, mais qui est en outre venue corrompre durablement, en la dénaturant (nous y reviendrons), la relation entre l’élève et l’enseignant.
Difficile en réalité de comprendre en quoi consiste cet enseignement scientifique sinon, au travers de thèmes imposés, aux intitulés souvent ambitieux d’ailleurs, de proposer une sorte vernis aux allures de sciences qui de l’aveu même des enseignants et des élèves pour le coup très lucides, s’écaillera à la première occasion tant il est jugé « inutile. »
En première, comme en terminale, il s’agit d’un enseignement de 2 h hebdomadaires évalué dans le cadre du contrôle continu et affecté d’un coefficient 5 malgré tout (6 en 2023). Dans l’état actuel des choses, les mathématiques ne sont, en classe de première, pas du tout représentées et nombreux sont les cas où en terminale, les maths sont à ce jour (en février 2022 donc) les grandes absentes de cette « formation » au moins aussi artificielle donc que l’est l’imposture du tristement célèbre Grand Oral au cours duquel il s’agit de présenter en cinq minutes, à grand renfort de gesticulations et de regards pénétrés, un sujet que l’on ne maîtrise naturellement pas. Une épreuve d’éloquence à laquelle se soumettent si volontiers nos dirigeants avec le succès et le vocabulaire fleuri que l’on connaît.
L’idée lumineuse du ministre, une idée à peu de frais, serait donc d’imposer dès la classe de première dans ce fourre-tout scientifique, quelques notions de maths distribuées au gré du vent, histoire de faire illusion (R. Gori présente J.M. Blanquer présente d’ailleurs comme un marionnettiste). Sauf que personne n’est dupe.
Quant au député de l’Essonne, Cédric Villani, dont le silence devenait assourdissant, il a suggéré de faire passer cet enseignement à 3 voire 4 h par semaine, estimant que le pire de tout serait :
« de revenir aux anciennes sections, ces dernières ayant montré leur limite. »
En marche ou pas, je pense que l’on ne doit pas regarder dans la même direction…
Le plus cocasse, c’est que lorsque l’on s’est empressés de sonder les lycéens suite à ces annonces ou plutôt à « cette vraie/fausse prise de conscience », ces derniers ont rejeté en bloc cette proposition. La plupart d’entre eux ne souhaitant pas, et il fallait s’y attendre, le retour des maths sous quelque forme que ce soit, dans l’enseignement obligatoire.
Blanquer a pratiqué une incision sur un patient dont il ne soupçonnait pas qu’il était hémophile. Il a provoqué une hémorragie mathématique qu’il risque désormais d’être bien en peine de maîtriser. Il va pourtant falloir trouver rapidement le moyen de « stabiliser les constantes » du lycée.
Densifier les créneaux horaires d’enseignement scientifique pourrait en revanche avoir un avantage pratique ; celui de permettre de reclasser des profs de maths (on pense aussi au NSI — numérique et sciences informatiques — pour un prof de maths « couteau suisse »), dont l’auditoire naturel ne cesse de se clairsemer.
Que penser de la seconde affirmation, à savoir des maths qui auraient été renforcées par cette terrible réforme ?
Blanquer en veut pour preuve une constatation très simple, chiffrée : dans l’ancien bac S (scientifique donc), il y avait 6 h de maths obligatoires (coef. : 7) auxquelles on pouvait ajouter un enseignement de spécialité de 2 h (ce qui faisait passer les maths à un coef. 9 contre 6 pour la physique et 6 pour la SVT, en ce temps béni où l’on pouvait prétendre à une culture scientifique homogène). Le ministre nous rappelle que désormais, avec la spécialité maths (6 h) et les maths expertes (3 h), nous sommes à 9 h. CQFD. Circulez, il n’y a rien à voir.
Loin de nous l’ultime provocation, proche de la mauvaise foi reconnaissons-le, qui viserait à prétendre que 8>9 ; sauf que ce n’est pas si simple et que tout n’est pas affaire de comptabilité. Ce qu’oublie de dire le ministre c’est tout d’abord que si les maths dites abusivement « expertes » sont associées à un créneau de 3 h, c’est parce qu’elles doivent désormais compter avec un chapitre très lourd, celui des nombres complexes, autrefois enseigné en obligatoire (depuis 2013, l’ex-spé maths ne contenait que 2 thèmes : une initiation à l’arithmétique et une au calcul matriciel. Autrefois, il y avait en outre un complément géométrique sur les nombres complexes).
Pour appréhender au mieux la chute dramatique du niveau, c’est assez facile en réalité. Il suffit de se rendre sur le site de l’APMEP, d’ouvrir par exemple, la session, disons, 2017 et de comparer le degré d’exigence avec celui des épreuves de 2021 (qui ont eu lieu, on le rappelle, pour les élèves scolarisés dans les structures hors contrat). Les grands discours sont inutiles. Monsieur Blanquer, bien que féru de neurosciences, est un marchand de sommeil et nous payons à prix d’or des conditions d’apprentissage fortement dégradées. On rappelle qu’en spé maths, on doit parcourir entre septembre et mars, pas moins de huit thèmes allant des suites aux probas, en passant par le logarithme, les limites de fonctions, la continuité, la géométrie dans l’espace, etc.. On imagine dans quelles conditions de brutalité est dispensé ce gavage.
Ce qui est assez drôle (puisque c’est le règne des QCM dans la nouvelle version de l’épreuve en plus de l’exercice au choix ; on n’est jamais trop prudents quand on vise les 100 % de réussite), c’est que certaines consignes marquent en majuscules :
« AUCUNE JUSTIFICATION N’EST DEMANDÉE ».
Je rappelle que c’est une épreuve de maths et que l’on vous supplie presque de ne pas justifier vos réponses. Bravo, vraiment pour ce grand progrès !
Même au niveau strictement horaire, le compte n’y est clairement pas. Pour s’en convaincre, il faut regarder ce qui se passait du côté de la terminale ES (pour Économique et Sociale) où le nombre d’heures de maths hebdomadaires était de 4 (pour un coef. 5), voire 5 h 30 si le lycéen choisissait l’enseignement dit de spécialité. Si ces élèves se reportent sur les maths complémentaires, ce qui semble le plus naturel, ils n’ont désormais plus que 3 h de cours.
Quant au profil des élèves, dont la plupart sont en très grande difficulté même avec des outils tout à fait élémentaires, il est lui aussi sans comparaison lorsque l’on a, ne serait-ce que dix ans d’expérience et donc de recul.
Lorsqu’un terminale S prenait la décision de suivre la spécialité maths (jusqu’en 2020 donc), c’était une décision mûrement réfléchie et concertée, éventuellement lourde de conséquences, car cet enseignement estimé difficile, comptait pour un quart de la note lors de l’épreuve du bac (1 exercice sur 4). Il s’agissait donc de s’investir. Aujourd’hui, on retrouve en maths expertes des élèves parfois très faibles, souvent désengagés. La raison en est que la spécialité maths est associée à un coefficient 16 (c’est le cas des 2 spé que conserve l’élève en terminale) quand les maths expertes (comme les maths complémentaires d’ailleurs) ne pèsent rien, avec un coefficient de seulement… 2 !
Ce sont les élèves, donc les principaux intéressés, qui en parlent le mieux et ne reconnaissent pas tant un choix motivé par l’intérêt pour la matière, qu’un choix opportuniste pour un dossier plus présentable.
Parce que l’on baigne dans la société du paraître, on a tout intérêt à s’inscrire dans ces modules de maths ; le dossier est étoffé à moindre coût et sans aucun risque ou presque. On retrouve à l’échelle de l’école, la balance « bénéfices/risques. » N’oublions en outre que l’on ne passe plus le bac, mais « ParcourSup » au point que l’année scolaire semble pour certains s’arrêter fin mars.
Il faut interroger les élèves, une fois encore. C’est le discours prédominant, revendiqué même. Ils sont devenus les consommateurs que l’on a faits d’eux, souvent bien conscients que le client est roi. Il y a ceux, sincères, qui trop souvent se découragent devant la masse de travail et renoncent à ce module avant le 15 novembre (date fatidique) et les autres, qui assistent passivement, bon gré, mal gré, à un enseignement dont ils ignorent tout ou presque. Leur seule contribution étant de faire acte de présence, ce qui n’est déjà pas si mal, vous rétorquent-ils.
On nous avait pourtant vendu qu’avec cette réforme qui devait mettre fin à l’hégémonie de la section S, on aurait des élèves certes moins nombreux, mais motivés, impliqués puisqu’enfin acteurs de leur formation. On parlait de « pacte de confiance » où chacun pouvait faire un choix de spécialités en conscience, un choix libre et éclairé, qui lui permettrait de s’épanouir au mieux. Bref, on sortait d’un enseignement de masse pour un enseignement personnalisé. Le rêve.
Et sur le terrain, qu’en est-il ?
J’ai un exemple qui se reproduit depuis quelques semaines avec des élèves de première qui ont fait comme choix de spécialités soit le triplet : « maths+SES+SVT » ou bien « maths+HGGSP (géopolitique moralement)+SVT ». Pourquoi pas après tout ?
On se dit : voici des élèves qui hésitent entre un profil scientifique ou bien plus proche de l’économie, plus littéraire, disons (au sens large). Avec l’ancien système, le doute devait être levé en fin de seconde, donc ce serait plutôt une avancée avec une année de plus pour que les aptitudes ou centres d’intérêt se confirment ou pas.
Malheureusement, lorsque vous demandez à ces jeunes quelle spé ils vont abandonner en fin d’année, ils répondent d’une seule voie : « les maths ». Si bien que le couple retenu est soit : « SVT+ SES », soit « SVT+HGGSP ». Avec quelle motivation ? Une poursuite d’études bien précise ? Pas du tout ; seulement un souci de rentabilité.
On abandonne une spé (coef. 8) que l’on trouve difficile, qui demande trop de travail et on garde deux spé estimées plus rentables coef. 16 indépendamment du profil atypique qui en découle. Voici les choix par défaut auxquels conduit ce système et le diktat ParcourSup bien entendu.
À la manière du gouvernement, trop d’élèves évaluent puis gèrent désormais un risque, simplement d’une autre nature que pénal. Un autre effet pervers du système, corollaire inévitable de l’obsession de l’évaluation, est l’explosion de l’absentéisme pour éviter d’assister aux devoirs qui viendraient compromettre le sacro-saint dossier.
Que le lycée-Blanquer ne puisse plus jouer son rôle de tremplin, encore moins de caution vis-à-vis de l’enseignement supérieur, des structures privées, sorte de nouveau cabinet de conseils, l’ont bien compris (nous, on voulait McKinsey, mais trop cher et pas disponible. Oh, si l’on ne peut plus rire…).
Pour la modique somme de 20 euros (si non boursier), vos chères têtes blondes (ou pas) pourront passer en mars 2022 le TeSciA pour : Test Scientifique Avancé. Un bac privé en somme ; on en rêvait. Ce gouvernement « nounou » anticipe décidément tous nos désirs, réalise tous nos fantasmes, même indirectement. Ne vous laissez pas surprendre, le début de la vidéo fait penser à une convention obsèques, mais il n’en est rien, à moins bien sûr qu’il s’agisse de mettre en bière le lycée comme lieu d’instruction et d’égalité…
C’est intéressant de se pencher sur le champ lexical dans la petite bande-annonce de présentation, puisqu’est évoquée « une évaluation objective face à une épreuve exigeante. » À croire que ce n’est pas ce que garantit ce bac Blanquer… C’est bizarre.
La dernière partie de ce long billet a pour but d’alerter en appelant à une résistance active aussi bien les enseignants que les élèves, car comme il était suggéré en introduction, la réforme Blanquer ne s’est pas arrêtée à une destruction méthodique des savoirs. Elle a aussi, et c’est plus grave encore, perverti, dénaturé la relation prof/élève en la convertissant en une relation VRP/client particulièrement inquiétante en plus d’être dégradante pour les deux partis.
Je renvoie au dernier ouvrage du psychanalyste Roland Gori, « La fabrique de nos servitudes » (paru en janvier 2022 aux Liens qui Libèrent) qui associe J. M. Blanquer à un marionnettiste (pion lui-même d’un pauvre théâtre de Guignol si je puis me permettre…) dont l’obsession serait de transformer les élèves en profils biologiciels, que l’on commande à distance ; bref des élèves sous assistance, tenus, retenus par des fils numériques. Il nous alerte sur cette réduction de l’éducation à un strict apprentissage de compétences via l’irruption dans le cadre du lycée d’une forme de libéralisme autoritaire.
Je relais cet appel à une vigilance redoublée qui a eu un écho d’autant plus important qu’au moment où j’ai eu entre les mains le livre de R. Gori, je venais de finir « Mathematica » de David Bessis (éditions Seuil) qui pour le coup est une ode à la liberté de penser, une liberté décomplexée. Parce que la créativité, c’est aussi le terrain des maths, ne la mettons pas en jachère.
Le sociologue Michel Maffesoli anticipe une ère des soulèvements. Espérons qu’il ait vu juste et que l’on ne s’achemine pas au contraire vers une ère des consentements.
Dans « Mathématiques : entre état des lieux et état d’urgence », je m’étais inquiétée de cette dépendance constatée à l’immédiateté, ce vertige, cette angoisse du temps long, celui de la réflexion que les élèves ne tolèrent plus quand il est pourtant au cœur de l’enseignement des maths notamment. Cette capacité à errer tout simplement, à explorer des pistes, à revenir sur ses pas, est une nécessité, un passage obligé pour que l’on puisse réellement parler de formation. Or nous avons désormais des élèves qui sont en demande de méthodes prêtes à consommer, de contentions intellectuelles toujours plus fortes, comme autant de corsets qui les rassurent alors qu’ils brident cette imagination qui est pourtant leur principale richesse en plus d’être la garantie d’une indépendance de pensée.
Dans cette frénésie d’une réponse dans l’instant, cette addiction à la vitesse doublée d’une forme de paresse, on les voit se réfugier dans des outils numériques tels que photomaths qui résout vos problèmes plus vite que votre ombre. Ils ont oublié cette phrase attribuée à Confucius : « Mieux vaut enseigner l’art de pêcher que d’offrir un poisson. »
On est en train de faire de ces esprits jeunes qui malheureusement sont des victimes trop largement consentantes, ces esprits vifs par essence, normalement intrépides et audacieux, parfois même arrogants, des vieillards de la pensée, frileux avant l’âge et c’est impardonnable.
Trop souvent en cours alors que l’on est face à des intelligences on ne peut plus naturelles puisque biologiques, profondément humaines, on a le sentiment glaçant de faire du « deep learning » comme on dit ; à savoir de développer une intelligence artificielle (au sens : faîte d’artifices), un apprentissage par reconnaissance d’images ou de consignes, raisonnements en trompe-l’œil plus proches du conditionnement ou du simple réflexe que la compréhension véritable.
Il faut leur redonner (et il nous faut retrouver par la même occasion) le goût de l’esprit critique et avec lui, celui du danger, du risque, sans quoi on va voir émerger et s’installer une société peureuse, moutonnière et donc corvéable à merci. Dans « L’enseignement de l’ignorance », J. C. Michéa, avec le secours de Debord, avait anticipé cette triste évolution.
Loin des masques FFP2, des rendez-vous feutrés dans les cabinets ministériels entre velours et dorure, loin des blessures d’amour-propre, le corps enseignant doit de toute urgence libérer la parole comme les visages et faire bloc, dans la rue ou ailleurs, pour défendre l’essence même de ce métier. Déléguer, c’est renoncer. C’est aussi se dépouiller.
Pour finir, une dédicace à Jean-Michel Blanquer (que je remercie pourtant d’avoir laissé autant que possible les écoles ouvertes) avant de le laisser voguer vers d’autres horizons : « Il y a des gens qui augmentent votre solitude rien que par leur présence. » (Sacha Guitry)
Karen Brandin
PS : L’image en illustration est extraite de « Super pédago ; la ruine de l’école a son super héros ! » (aux éditions SOS Education)
Références et lectures complémentaires :
1— Oraison funèbre de la classe de philosophie — Harold Bernat (aux Atlantiques Déchaînés)
2— Mathematica – David Bessis (Seuil)
3— http://images.math.cnrs.fr/Lycee-les-maths-en-soins-palliatifs.html
4— https://www.instruire.fr/actualites/lettre-ouverte-a-cedric-villani.html
5— https://nouveau-monde.ca/mathematiques-et-enseignement-entre-etat-des-lieux-et-etat-durgence/)
7— La fabrique de nos servitudes – Roland Gori (Les Liens qui Libèrent)
8— L’enseignement de l’ignorance – Jean-Claude Michéa ( Climats)
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