Comment le colonialisme britannique a tué 100 millions d’Indiens en 40 ans

23/10/2023 (2023-10-23)

[Source : les-crises.fr]

Par Dylan Sullivan, Adjunct Fellow à l’école des sciences sociales, Macquarie University
et Jason Hickel, Professeur à l’Institut des sciences et technologies de l’environnement (ICTA-UAB) et membre de la Société royale des arts.

Entre 1880 et 1920, les politiques coloniales britanniques en Inde ont fait plus de victimes que toutes les famines de l’Union soviétique, de la Chine maoïste et de la Corée du Nord réunies.

Nos recherches montrent que les politiques d’exploitation de la Grande-Bretagne ont été associées à environ 100 millions de décès excédentaires au cours de la période 1881-1920, écrivent Sullivan et Hickel [British Raj (1904-1906)/Wikimedia Commons].

Ces dernières années ont été marquées par une résurgence de la nostalgie de l’Empire britannique. Des ouvrages très médiatisés, tels que Empire : How Britain Made the Modern World de Niall Ferguson et The Last Imperialist de Bruce Gilley, affirment que le colonialisme britannique a apporté prospérité et développement à l’Inde et à d’autres colonies. Il y a deux ans, un sondage YouGov a révélé que 32 % des Britanniques étaient fiers de l’histoire coloniale de leur pays.

Cette image idyllique du colonialisme est en contradiction flagrante avec les données historiques. Selon les recherches de l’historien économique Robert C. Allen, l’extrême pauvreté en Inde a augmenté sous la domination britannique, passant de 23 % en 1810 à plus de 50 % au milieu du XXe siècle. Les salaires réels ont baissé pendant la période coloniale britannique, atteignant leur niveau le plus bas au XIXe siècle, tandis que les famines devenaient plus fréquentes et plus meurtrières. Loin d’avoir profité au peuple indien, le colonialisme a été une tragédie humaine qui n’a guère d’équivalent dans l’histoire.

Les experts s’accordent à dire que la période allant de 1880 à 1920 — l’apogée de la puissance impériale britannique — a été particulièrement dévastatrice pour l’Inde. Les recensements exhaustifs de la population effectués par le régime colonial à partir des années 1880 révèlent que le taux de mortalité a considérablement augmenté au cours de cette période, passant de 37,2 décès pour 1 000 habitants dans les années 1880 à 44,2 dans les années 1910. L’espérance de vie est passée de 26,7 ans à 21,9 ans.

Dans un récent article publié dans la revue World Development, nous avons utilisé des données de recensement pour estimer le nombre de personnes tuées par les politiques impériales britanniques au cours de ces quatre décennies brutales. Il n’existe de données solides sur les taux de mortalité en Inde qu’à partir des années 1880. Si nous les utilisons comme base de référence pour la mortalité normale, nous constatons qu’environ 50 millions de décès excédentaires se sont produits sous l’égide du colonialisme britannique au cours de la période allant de 1891 à 1920.

Cinquante millions de morts, c’est un chiffre stupéfiant, et pourtant il s’agit d’une estimation prudente. Les données sur les salaires réels indiquent qu’en 1880, le niveau de vie dans l’Inde coloniale avait déjà considérablement baissé par rapport à ce qu’il était auparavant. Allen et d’autres chercheurs affirment qu’avant le colonialisme, le niveau de vie en Inde était peut-être « équivalent à celui des régions en développement de l’Europe occidentale ». Nous ne connaissons pas avec certitude le taux de mortalité de l’Inde avant la colonisation, mais si nous supposons qu’il était similaire à celui de l’Angleterre aux XVIe et XVIIe siècles (27,18 décès pour 1 000 habitants), nous constatons que l’Inde a connu une surmortalité de 165 millions de personnes au cours de la période allant de 1881 à 1920.

Bien que le nombre précis de décès soit sensible aux hypothèses que nous faisons sur la mortalité de base, il est clair qu’environ 100 millions de personnes sont mortes prématurément à l’apogée du colonialisme britannique. Il s’agit de l’une des plus importantes crises de mortalité d’origine politique de l’histoire de l’humanité. Elle est plus importante que le nombre combiné de décès survenus pendant toutes les famines en Union soviétique, en Chine maoïste, en Corée du Nord, au Cambodge de Pol Pot et en Éthiopie de Mengistu.

Comment la domination britannique a-t-elle pu provoquer ces pertes humaines considérables ? Il y a eu plusieurs mécanismes. Tout d’abord, la Grande-Bretagne a effectivement détruit le secteur manufacturier de l’Inde. Avant la colonisation, l’Inde était l’un des plus grands producteurs industriels du monde, exportant des textiles de haute qualité aux quatre coins de la planète. Les étoffes de pacotille produites en Angleterre ne pouvaient tout simplement pas rivaliser. Cette situation a toutefois commencé à changer lorsque la Compagnie britannique des Indes orientales a pris le contrôle du Bengale en 1757.

Selon l’historien Madhusree Mukerjee, le régime colonial a pratiquement éliminé les droits de douane indiens, permettant aux produits britanniques d’inonder le marché intérieur, mais a créé un système de taxes exorbitantes et de droits internes qui empêchaient les Indiens de vendre du tissu dans leur propre pays, et encore moins de l’exporter.

Ce régime commercial inégal a écrasé les fabricants indiens et a effectivement désindustrialisé le pays. Comme le président de l’East India and China Association s’en est vanté devant le parlement anglais en 1840 : « Cette société a réussi à convertir l’Inde d’un pays manufacturier en un pays exportateur de produits bruts. » Les industriels anglais ont bénéficié d’un avantage considérable, tandis que l’Inde a été réduite à la pauvreté et que sa population a été exposée à la faim et à la maladie.

Pour aggraver la situation, les colonisateurs britanniques ont mis en place un système de pillage légal, connu des contemporains sous le nom de « drainage des richesses ». La Grande-Bretagne taxait la population indienne et utilisait ensuite les revenus pour acheter des produits indiens — indigo, céréales, coton et opium — obtenant ainsi ces biens gratuitement. Ces produits étaient ensuite consommés en Grande-Bretagne ou réexportés à l’étranger, les recettes étant empochées par l’État britannique et utilisées pour financer le développement industriel de la Grande-Bretagne et de ses colonies de peuplement : les États-Unis, le Canada et l’Australie.

Ce système a privé l’Inde de biens d’une valeur de plusieurs milliers de milliards de dollars en monnaie d’aujourd’hui. Les Britanniques ont été impitoyables en imposant cette ponction, obligeant l’Inde à exporter des denrées alimentaires même lorsque la sécheresse ou les inondations menaçaient la sécurité alimentaire locale. Les historiens ont établi que des dizaines de millions d’Indiens sont morts de faim au cours de plusieurs famines considérables provoquées par la politique britannique à la fin du XIXe siècle, alors que leurs ressources étaient siphonnées vers la Grande-Bretagne et ses colonies de peuplement.

Les administrateurs coloniaux étaient pleinement conscients des conséquences de leurs politiques. Ils ont vu des millions de personnes mourir de faim et n’ont pourtant pas changé de cap. Ils ont continué à priver sciemment les populations des ressources nécessaires à leur survie. L’extraordinaire crise de mortalité de la fin de la période victorienne n’est pas le fruit du hasard. L’historien Mike Davis affirme que les politiques impériales de la Grande-Bretagne « étaient souvent les équivalents moraux exacts de bombes larguées à 18 000 pieds d’altitude. »

Nos recherches montrent que les politiques d’exploitation de la Grande-Bretagne ont été associées à une surmortalité d’environ 100 millions de personnes au cours de la période 1881-1920. Il s’agit d’un cas simple de réparation, avec un précédent solide dans le droit international. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne a signé des accords de réparation pour indemniser les victimes de l’Holocauste et, plus récemment, elle a accepté de payer des réparations à la Namibie pour les crimes coloniaux perpétrés dans ce pays au début des années 1900. Dans le sillage de l’apartheid, l’Afrique du Sud a versé des réparations aux personnes qui avaient été terrorisées par le gouvernement de la minorité blanche.

L’histoire ne peut être changée et les crimes de l’Empire britannique ne peuvent être effacés. Mais les réparations peuvent contribuer à remédier à l’héritage de privation et d’inégalité que le colonialisme a produit. Il s’agit d’une étape essentielle vers la justice et la guérison.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la position éditoriale d’Al Jazeera.

Dylan Sullivan

Chercheur associé à l’École des sciences sociales de l’Université Macquarie

Jason Hickel

Professeur à l’Institut des sciences et technologies de l’environnement (ICTA-UAB) et membre de la Royal Society of Arts

Jason Hickel est professeur à l’Institut des sciences et technologies de l’environnement (ICTA-UAB), chercheur invité à la London School of Economics et membre de la Royal Society of Arts. Il est l’auteur de The Divide et Less is More.

Source : Ajazeera, Dylan Sullivan, 02-12-2022

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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