16/02/2021 (2021-02-16)
[Source : L’ADN]
[Photo : © The Dazzle Club – Photo : Cocoa Laney]
Dans les rues de Londres, le collectif anti-surveillance The Dazzle Club milite silencieusement et à couvert. Son arme de prédilection ? Le maquillage asymétrique pour tromper les dispositifs biométriques de reconnaissance faciale. Trois de ses fondatrices, Emily Roderick, Georgina Rowlands et Anna Hart, nous racontent.
Août 2019. Le quartier de King’s Cross à Londres prévoit de déployer un système de caméras de surveillance utilisant la reconnaissance faciale sans consulter les habitants. Les masques ne font pas encore partie de leur quotidien, mais le collectif d’artistes The Dazzle Club s’interroge : « peut-on encore être libres dans l’espace public ? »
Affublées de maquillages mystérieusement graphiques, Emily Roderick, Georgina Rowlands, Anna Hart et Evie Price se mettent alors à marcher, en silence, dans les rues de la capitale. Derrière la performance artistique se cache une véritable technique de camouflage, CV Dazzle, développée en 2010 par le chercheur Adam Harvey. Le but ? Protéger nos visages des algorithmes de reconnaissance faciale.
Contrer la surveillance de masse avec du maquillage
« En appliquant ce maquillage, on rend les technologies de surveillance visibles, expliquent Emily et Georgina, qui travaillent en binôme sur le sujet depuis plusieurs années et organisent des marches, chaque mois, avec leur collectif. Avant, notre travail était plus abstrait, plus artistique, mais à mesure que ces dispositifs se sont déployés dans l’espace public, il devenait important de mettre en application des moyens de s’en protéger. »
Et quoi de mieux qu’une technique de camouflage initialement développée par l’armée pour s’en prémunir ? Durant la Seconde Guerre mondiale, les forces navales développent « Dazzle », un type de camouflage qui utilise des motifs d’inspiration cubique pour brouiller les formes, la taille et l’orientation des navires de guerre, les fameux cuirassés. En transposant ce principe au maquillage, mais aussi aux coiffures, on peut ainsi briser la continuité d’un visage et tromper certains systèmes de surveillance.
« Avant de marcher, on applique toujours ce maquillage dans la rue, aux yeux de tous et des caméras, explique Anna qui pratique l’art de la marche silencieuse depuis plus de 15 ans. C’est important parce que c’est une performance publique, à l’image de CV Dazzle : la technique est open-source, tout le monde peut l’utiliser ! »
À chacun son maquillage camouflage
Rouge, bleu, noir, de toutes les couleurs et plus ou moins asymétrique, chaque maquillage est différent, unique.
« La reconnaissance faciale cible les principales caractéristiques de votre visage, les zones d’ombre et de lumière de votre physionomie, explique Emily. On travaille avec et contre ça. CV Dazzle est une sorte de contouring inversé si vous préférez, on travaille à rebours des attributs que l’on mettrait normalement en valeur avec du maquillage standard. »
La pratique est extrêmement ludique, créative et bien sûr, à chacune ses références artistiques. « Evie, elle, adore Mondrian et l’art abstrait. Elle opte pour des maquillages très graphiques, commente Georgina. De mon côté, je suis plus attirée par le maquillage glam-rock, les étoiles… Quant à Emily, elle a un style plus fluide, choisit des formes plus incurvées. Certains utilisent du scotch, des ficelles, différents matériaux… Chaque style se systématise, mais en fin de compte, il n’y a pas de règles. Vous faites ce que vous voulez ! »
Un nouvel écho durant la pandémie
Pour Anna, la question de la surveillance a trouvé une nouvelle caisse de résonance durant la pandémie, d’autant plus que les masques chirurgicaux qui nous « protégeaient » hier ne sont plus aussi efficaces. Avec la généralisation du port du masque, les systèmes de reconnaissance faciale se sont en effet perfectionnés avec de nouveaux algorithmes.
En Europe, les villes qui expérimentent l’implémentation de technologies de surveillance sont nombreuses. Fort heureusement, des initiatives citoyennes font barrage. C’est le cas du collectif Reclaim Your Face dont l’objectif est de faire interdire la « surveillance de masse biométrique » dans l’Union Européenne. Le 7 janvier, la Commission européenne a reconnu l’action du collectif comme une « initiative citoyenne européenne » (ICE), un moyen d’appeler la Commission européenne à légiférer sur le sujet.
Emily, Georgina et Anna, elles, ont continué de militer durant la pandémie, en s’efforçant toutefois de respecter les restrictions. Elles se questionnent. « Dans 10 ans, si le système de surveillance est bien plus performant, est-ce qu’on sera amenés à tous se maquiller ? Est-ce que c’est ça le futur ? » Elles n’ont pas la réponse, mais continueront de marcher. Prochaine sortie camouflée ? Le 18 février.
⚠ Les points de vue exprimés dans l’article ne sont pas nécessairement partagés par les (autres) auteurs et contributeurs du site Nouveau Monde.