28/08/2024 (2024-08-28)
[Source : reseauinternational.net]
Par Laurent Guyénot
Un article assez bref, pour introduire la toute récente traduction du film « Divided Memory », qui à mon avis permet de se forger une opinion bien informée sur « Les Survivantes », un sujet important pour ne pas se tromper de cible.
C’est une version étoffée d’un article paru il y a dix jours sur E&R.
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L’amnésie traumatique est un phénomène de mieux en mieux admis, connu et compris. Elle est étroitement corrélée au phénomène de la dissociation traumatique théorisé pour la première fois par le médecin français Pierre Janet (1859-1947).
La dissociation est un mécanisme de défense par lequel le psychisme se protège des conséquences émotionnelles dévastatrices du traumatisme, en le rendant inaccessible à la mémoire. Cet état peut durer plusieurs mois, plusieurs années ou plusieurs décennies.
Lorsque l’événement traumatique n’est pas connu des proches de la victime, l’amnésie traumatique n’est véritablement constatée que quand elle prend fin, c’est-à-dire lorsque le souvenir de l’événement s’impose soudain à la mémoire, sous la forme d’un ou plusieurs flash-back (ou « reviviscences traumatiques »), déclenchés généralement par des sensations liées à l’événement traumatique. Hélène Romano et Natacha Bras donnent de nombreux exemples dans « Amnésie traumatique. Des vies de l’ombre à la lumière » (2020). Une patiente violée par trois hommes à seize ans, qui s’était « dissociée » pendant son agression, raconte « l’explosion des souvenirs » quelques deux décennies plus tard :
« Comme un raz de marée d’images, de sensations et d’odeurs d’une violence incroyable. Je me suis rappelé de presque tout. Un choc d’une violence sans nom, mais qui a permis d’entamer la reconstruction ».1
Bien que l’amnésie traumatique dissociative soit un mécanisme de défense, elle engendre nécessairement des troubles psychiques. Il s’agit au sens large de « troubles du stress post-traumatique » ou « troubles post-traumatiques », mais la psychiatre Muriel Salmona préfère parler de « mémoire traumatique ». Elle veut signifier par là que, si le traumatisme n’est pas intégré à la « mémoire autobiographique », il se manifeste néanmoins de façon « implicite » et « invasive », engendrant des « états d’hypervigilance, des conduites d’évitement et de contrôle », ou des « symptômes dissociatifs (absences, sentiments d’étrangeté et de dépersonnalisation, conduites à risque et addictives) »2. Malheureusement, ces troubles sont généralement mal diagnostiqués, si l’existence du traumatisme est inconnue ou minimisée.
Cet état de fait est en partie le résultat de l’influence de la psychanalyse freudienne, les psychanalystes étant, pour des raisons bien expliquées par Jeffrey Masson ou Mary Balmary, peu intéressés par le passé traumatique de leurs patients.3
Il n’est pas rare qu’une amnésie traumatique dure trente ou quarante ans. C’est pourquoi plusieurs associations, telles que Mémoire traumatique et victimologie, ont réclamé un allongement du délai de prescription en cas d’agression sexuelle, limité depuis 2004 à vingt ans après la majorité de la victime4. Flavie Flament, violée par le photographe David Hamilton à l’âge de treize ans, s’est impliquée dans ce combat, qu’elle raconte dans son film « Viols sur mineurs : un combat contre l’oubli », diffusé sur France 5 le 15 novembre 2016. Le délai de prescription a depuis été allongé à 30 ans, permettant à la victime d’un viol durant son enfance de porter plainte jusqu’à l’âge de 48 ans.
Le souvenir du viol est revenu spontanément à Flavie Flament une trentaine d’années après les faits. C’est aussi le cas d’Elsa Lévy, violée à huit ans par un médecin, et de milliers d’autres victimes d’abus sexuels dans l’enfance. Ces souvenirs totalement spontanés ne sont généralement pas contestables, et peuvent être, dans la plupart des cas, corroborés.
Il en va autrement des « souvenirs récupérés » (recovered memories) lors de séances intensives de psychothérapies « régressives » ou hypnothérapies, au cours desquelles des patientes sont soumises à des conditionnements émotionnels, seules ou en groupes, avec parfois administration d’amobarbital (sodium amytal). C’est de cela qu’il est question dans ce remarquable documentaire réalisé en 1995 par Ofra Bikel pour le magazine Frontline de la chaîne PBS, dont Yves Rasir et ses collaborateurs du magazine Néosanté viennent de réaliser le sous-titrage en français. Ce film documente une dérive thérapeutique effrayante aux États-Unis et dans d’autres pays anglophones dans les années 1980 et 90.
Étant donné le déni préalable de l’inceste dont la psychanalyse est en partie responsable, cette dérive peut être considérée comme un violent retour de balancier : sous l’influence de livres comme « The Courage to Heal: A Guide for Survivors of Child Sexual Abuse » de Helen Bass et Laura Davis, publié en 1988 et vendu à plus de deux millions d’exemplaires, un mouvement thérapeutique né aux États-Unis a fait des violences sexuelles infantiles l’étiologie universelle.
Convaincus que toute expérience traumatique est stockée intacte quelque part dans l’inconscient, les thérapeutes de cette école soumettent leurs patientes à des séances d’hypnose et des conditionnements émotionnels, seules ou en groupes, avec parfois administration d’amobarbital (sodium amytal), considéré à tort comme un « sérum de vérité ». La patiente finit par produire les visions d’abus sexuels attendues, interprétées comme des « souvenirs » refoulés depuis 20, 30 ou 40 ans. Au fil des séances, ces pseudo-souvenirs se font de plus en plus élaborés et atroces, incluant communément viols collectifs et tortures, puis rituels sataniques, donnant naissance à la satanic panic des années 80 et 90.
Loin d’emmener les patientes vers un mieux-être, les faux souvenirs induits en psychothérapie constituent en soi de violents traumatismes, les faux souvenirs constituant de ce fait un syndrome iatrogénique.
Nombre d’anciennes patientes poursuivent d’ailleurs leurs thérapeutes en justice. Elles sont passées du camp des incest survivors à celui des retractors. Leurs histoires sont rapportées dans des livres comme celui de Mark Pendergrast, « Victims of Memory: Incest Accusations and Shattered Lives » (1996), ou celui de Eleanor Goldstein et Kevin Farmer, « True Stories of False Memories » (1993), ou encore « My Lie: A True Story of False Memory » de Meredith Maran (2010). On compte aussi des thérapeutes repentis comme Paul Simpson, auteur de « Second Thoughts: Understanding The False Memory Crisis » (1997), qui met en garde ses confrères contre les méthodes qu’il utilisait auparavant, et témoigne dans ce film.
1re partie :
2e partie :
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