Loi martiale au Canada pour mater les camionneurs : « c’est comme tuer une mouche avec un bazooka »

18/02/2022 (2022-02-18)

[Source : Sputnik]

[Illustration : © REUTERS / Carlos Osorio]

Par Jérôme Blanchet-Gravel — 17 février

[Note de Joseph Stroberg : en ce moment même, le 18 février, les diverses forces de police présentes à Ottawa avancent très lentement pour essayer de déloger les camionneurs, alors que des vétérans de l’armée s’adressent à ces derniers pour leur rappeler qu’ils avaient servi non pas le gouvernement, mais les Canadiens.]

Au Canada, la loi sur les mesures d’urgence est entrée en vigueur pour déloger les camionneurs stationnés à Ottawa et leurs supporters. Une mesure disproportionnée, normalement utilisée en temps de guerre, fustige l’avocat Hans Mercier. « Que l’instauration de la loi martiale soit traitée dans les médias comme un fait divers est totalement hallucinant ». L’avocat et chroniqueur canadien Hans Mercier n’en revient toujours pas. Figure du mouvement opposé aux mesures sanitaires, il rappelle d’entrée de jeu que la loi sur les mesures d’urgence a remplacé la loi sur les mesures de guerre en 1988, mais qu’elle reste sensiblement la même :

« C’est extrêmement inquiétant et injustifié. En gros, la loi sur les mesures d’urgence, c’est le nom politiquement correct qu’on a trouvé pour la loi sur les mesures de guerre. […] Il y a un risque de dérapage énorme. Demain matin, la police peut arrêter n’importe quelle personne dans la rue et la jeter en prison », prévient l’avocat au micro de Sputnik.

Ce 14 février, le Premier ministre fédéral Justin Trudeau a effectivement invoqué cette loi dans le but de mettre fin aux blocages dans le centre-ville d’Ottawa, la capitale.

Depuis la première grande manifestation du 29 janvier dernier, des centaines de camionneurs et de manifestants se rassemblent tous les jours à Ottawa, alors que d’autres s’y sont littéralement installés. Des routiers y campent même avec leurs enfants. Le mouvement réclame la fin de toutes les mesures sanitaires au pays, dans un contexte où 80% des Canadiens tous âges confondus sont « adéquatement » vaccinés et où les contaminations, hospitalisations et décès diminuent. Le Canada déplorait 175 décès attribués au Covid le 30 janvier, un chiffre qui est tombé à 113 au 16 février. Depuis le début du siège d’Ottawa, la majorité des provinces canadiennes ont d’ailleurs annoncé d’importants assouplissements en matière de restrictions sanitaires.

« Vers un Tiananmen canadien »?

La veille de l’annonce, les autorités ont informé qu’elles étaient parvenues à dégager les poids lourds et les manifestants qui bloquaient le pont Ambassador, reliant les villes de Windsor et Détroit, entre le Canada et les États-Unis. Le blocage d’infrastructures jugées essentielles est l’un des motifs évoqués par Trudeau pour adopter la loi. Le gouvernement libéral estime avoir besoin des pouvoirs que lui confère la loi pour reprendre le contrôle de plusieurs postes frontaliers, en bonne partie paralysés par les protestataires.

« Ce siège et ce barrage causent des dommages importants à notre économie, à nos institutions démocratiques et à la réputation du Canada dans le monde », a déclaré Chrystia Freeland, vice-Premier ministre canadienne.

Le texte permettra à Ottawa d’employer tous les moyens jugés nécessaires pour mettre fin à la situation, dont celui de geler le compte en banque des récalcitrants:

« On ne limite pas la liberté d’expression ou le droit de manifester pacifiquement. Ce qu’on veut, c’est d’assurer la sécurité des Canadiens, protéger les emplois des travailleurs et rétablir la confiance dans nos institutions », s’est quant à lui justifié Justin Trudeau.

Pour Hans Mercier, il ne faut pas tenir pour acquis que le gouvernement Trudeau tienne son engagement de respecter les droits fondamentaux, alors que les derniers mois ont selon lui été marqués par une série d’abus de la part d’Ottawa et des gouvernements provinciaux. Au Québec, le scandale des fenêtres de classes ouvertes en plein hiver pour freiner le virus a particulièrement choqué le public. Surtout, un noyau dur de protestataires n’entend pas bouger d’un pneu, ce qui pourrait rapidement augmenter la tension. « On ne sait pas encore ce qui peut arriver. On se dirige peut-être vers un Tiananmen canadien« , prévient-il.

De « troubles de voisinage » à « état de guerre »

La division du parti de Justin Trudeau sur la manière de gérer la crise sanitaire pourrait toutefois freiner les ardeurs du Premier ministre dans sa répression des manifestants:

« Il y a déjà une dissension marquée à l’intérieur du gouvernement. […] Si Justin Trudeau en fait trop, il pourrait se faire montrer la porte. Les militaires et les policiers ne sont pas non plus unanimes sur le sujet. Il faut rappeler qu’il y a plusieurs familles parmi les manifestants », souligne Hans Mercier.

Dans l’histoire canadienne, la loi sur les mesures de guerre qui est devenue celle sur les mesures d’urgence avait été utilisée trois fois: en 1914 et 1939, à l’occasion des Première et Seconde Guerres mondiales, ainsi qu’en octobre 1970. Durant la célèbre crise d’Octobre, le Premier ministre Pierre Elliott Trudeau, le père de Justin Trudeau, avait invoqué cette loi à la suite du kidnapping du diplomate anglais James Cross et du ministre provincial Pierre Laporte par le Front de libération du Québec, une cellule terroriste visant l’indépendance du Québec. L’armée avait été déployée dans les rues de Montréal et Pierre Laporte fut finalement retrouvé mort. L’arrestation de dizaines de sympathisants du mouvement souverainiste sans lien avec cette organisation est restée gravée dans les annales.

« Adopter la loi martiale, c’est admettre que le pays est en état de guerre en interne. C’est un grave constat d’échec. Avant le blocage de certains ponts, on parlait seulement de troubles de voisinage! […] Le contexte actuel ne justifie absolument pas une loi où la force l’emporte. C’est comme tuer une mouche avec un bazooka », poursuit Hans Mercier.

Le 16 février en matinée, les policiers de la Ville d’Ottawa ont distribué aux camionneurs sur place un avis leur ordonnant de quitter les lieux sur-le-champ.

Selon ce que relate Le Journal de Montréal, certains routiers ont déchiré illico leurs avis sous les yeux des autorités, alors que d’autres s’en sont débarrassés en en faisant un avion en papier ou en le jetant aux toilettes. Hans Mercier s’inquiète de « la confiance brisée envers les institutions » exprimée entre autres par ces camionneurs :

« Comment peut-on faire une manifestation sans déranger? C’est le but même d’une manifestation que de déranger. Les Canadiens vivent dans un si grand confort qu’ils prennent maintenant leurs libertés pour acquises et banalisent le recours à des mesures exceptionnelles », se désole-t-il.

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