Les autres et l’ingérence

05/12/2022 (2022-12-05)

[Publié initialement dans Dogma 21]

Par Joseph Stroberg

L’être humain tend à considérer comme étant « les autres » tous ceux qui ne sont pas lui-même, ou qui n’appartiennent pas à sa famille, son clan, sa tribu, son école, son association, son milieu culturel ou professionnel, sa religion, sa nation… quels que soient les groupes auxquels il s’identifie. Regardant la vie (sans nécessairement l’observer) au travers du filtre de sa personnalité, de sa culture, de ses centres d’intérêt et de ses croyances, il se figure souvent que lui-même et son milieu devraient servir de modèle pour « les autres » et que ces derniers devraient se comporter pareillement à lui ou à son groupe et adopter les mêmes règles, valeurs, coutumes, idéaux, objectifs, opinions… du fait que ceux-ci seraient plus valables, plus justes, meilleurs, plus « évolués », plus « civilisés », plus sages, etc. À cette fin, il est prêt à aller jusqu’à l’ingérence dans la vie des autres, individuellement et collectivement, justifiant ses interventions au nom du « bien ». Pour autant, est-ce qu’une telle ingérence est légitime et judicieuse ?

Depuis l’aube connue de l’Histoire, l’Humanité n’a eu de cesse d’être en guerre contre elle-même, ses divers organes se battant les uns contre les autres, parce que le cœur se pensait meilleur que la tête, ou inversement, parce que les poumons pensaient que le foie devait aussi savoir respirer ou que celui-ci insistait pour que les poumons puissent comme lui servir de laboratoire de chimie, de centrale énergétique et de station d’épuration, parce que les jambes voulaient imposer aux bras leur manière de courir ou ces derniers aux premières d’attraper des objets… Pourtant, chaque parcelle de l’Humanité, depuis les plus larges et collectives jusqu’aux individuelles, à ses caractéristiques spécifiques, ses aptitudes particulières, et même un rôle unique qui bien qu’il reste le plus souvent inconnu des Hommes n’en existe pas moins. La difficulté pour les uns est l’acceptation de la différence formelle représentée par « les autres ». Une bonne partie des conflits en proviennent et notamment ceux qui mènent à des génocides.

Plus un individu ou un groupe éprouve de la difficulté à se mettre à la place des « autres », à faire preuve d’empathie et de compassion, à se détacher de son centre pour explorer l’extérieur, le monde, au-delà de sa propre périphérie, au-delà de ses frontières ou limites physiques, émotionnelles, mentales, psychiques et même spirituelles, frontières le plus souvent issues de ses croyances, et moins il est ouvert et disposé envers la différence et l’inconnu. Au contraire, il tendra à projeter sur « les autres » ses propres limitations et manières d’être, de vivre, de se comporter, de voir, d’entendre, de sentir de goûter, de toucher… Et si en dépit de ses projections, il ne comprend toujours pas le fonctionnement d’un « autre » groupe ou individu, il cherchera le plus souvent à lui imposer ses propres manières, « valeurs » et croyances. Et ce qu’il ne comprend pas ou ce qui lui renvoie (souvent inconsciemment) ses propres lacunes sera plus ou moins radicalement critiqué, attaqué, violenté…, voire violé.

Un individu egocentré ou un groupe centré sur lui-même pourra tendre à percevoir et à considérer toute alternative comme dangereuse pour sa cohésion et sa survie, ceci jusqu’à l’amener par réflexe ou par planification à des réactions plus ou moins extrêmes telles que celles poussant à l’extermination de la « menace » existentielle, au viol des sanctuaires adverses (corps de chair et de sang y compris), éventuellement jusqu’à la jouissance de voir la souffrance, d’entendre les cris et les supplications de ses victimes dont le seul tort était la différence. Plus il est éloigné de sa source spirituelle, et plus ses actes tendent vers la barbarie, la sauvagerie, la cruauté gratuite et la violence sous toutes ses formes possibles et imaginables, le transformant ainsi progressivement en véritable psychopathe.

Ce qui rend un individu ou un groupe humanoïde « humain » est paradoxalement sa dimension intérieure spirituelle ou « divine », alors qu’au contraire, son abandon à ses instincts purement animaux, tels ceux de survie et de procréation le transforment en quelque chose de nature plus basse et plus dangereuse que l’animale, car il y ajoute l’intelligence ou plutôt l’intellect. Alors qu’un animal tue simplement pour se nourrir, un homme peut, avec toute sa ruse, le faire lui par vengeance, par caprice, par haine, par ambition, par avidité, par démesure ou pour d’autres motivations qui ne sauraient traverser l’embryon mental d’un animal. C’est ainsi que l’on a pu voir naître et sévir des fanatiques du sabre, des coupeurs de têtes, des poseurs de bombes, et surtout des empoisonneurs ou des assassins divers tuer sans vergogne tous les « autres » qui se mettaient en travers de leur chemin, qui nuisaient à leurs projets de domination, de contrôle, d’asservissement ou d’homogénéisation de la « race », soit directement, soit par le biais de serviteurs zélés ou apeurés.

Plus un être ou un groupe humain s’éloigne de son âme et de son essence divine, et plus sa nature animale l’influence, avec en sus l’inconvénient d’un intellect qui vient largement alors pervertir cette dernière de la même manière qu’il finira par corrompre tout ce que cet être ou ce groupe touche. De nos jours, la corruption a ainsi gagné pratiquement tous les secteurs de la vie humaine : politique, finance, culture, éducation, science… et même religion ! Est-ce que tant d’êtres humains que ça ont abandonné leur essence et leur profondeur pour la matière et la surface des choses pour que l’on en arrive ainsi à un tel niveau de corruption planétaire ? Il semble bien que oui. Mais alors comment ?

Nous pourrions penser que la lente, mais inexorable corruption de l’Humanité était le seul fruit de la loi universelle d’entropie, mais celle-ci ne fonctionne que pour la matière et a priori pas pour la Conscience (voir La loi de dégradation ou d’augmentation du désordre et du chaos). Un autre élément a dû intervenir, un élément chargé de corrompre la conscience elle-même, un élément qui a pu progressivement éloigner l’Homme en particulier et l’Humanité en général loin de leur source commune au point de devenir aujourd’hui profondément divisés, en guerre contre eux-mêmes, et de considérer chacun de leurs organes, chacun de leurs tissus, chacune de leurs fibres… comme mutuellement étrangers, antagonistes, incompatibles… Individuellement, cela a produit d’innombrables maladies, de plus en plus auto-immunes. Collectivement, cela a produit d’innombrables conflits.

« Ne mange pas du fruit de l’arbre de la Connaissance ! », avait reçu l’Homme comme conseil amical. Celui-ci, naïf, imprudent et immature, n’en tint pourtant aucun compte. Usant de son libre arbitre, il préféra en faire l’expérience, ceci avant d’avoir mangé suffisamment du fruit de l’arbre de Vie pour préalablement grandir, mûrir, se renforcer, développer sa Volonté… Alors, ce qui devait arriver arriva. L’homme immergé dans la Matière sans préparation adéquate en fut submergé et se trouve maintenant au bord de s’y noyer, incapable d’y nager librement, incapable de léviter sur les eaux, incapable encore davantage de voler seul et sans artifices pour se révéler libre comme l’air.

La Matière représente un monde étranger pour les âmes issues de l’Éden, des plans subtils divins. Sans préparation, elles en subissent le pouvoir magnétique qui les submerge et finit par les noyer. Les êtres humains ainsi plongés dans les mondes matériels perdent progressivement de vue d’où ils viennent. Ils s’adonnent alors de plus en plus à des pratiques qui les attirent dans les abysses au lieu de leur permettre de sortir des flots pour enfin respirer, pour réellement Vivre et Être. Le Christ marchait sur ces eaux par lui-même, mais eux ont cru pouvoir faire de même en construisant des machines. Au contraire, chaque nouvelle machine construite, par sa pesanteur l’attirait de plus en plus au fond et diminuait sa capacité à nager seul, à dompter la matière par la seule force de sa volonté, mais sans le moindre artifice.

La corruption de l’Humanité est simplement le produit de son ignorance et de son impréparation qu’elle a cru pouvoir pallier en construisant des machines de plus en plus complexes, sophistiquées et néanmoins fragiles (il suffit d’un bon flash solaire pour griller presque totalement toute l’informatique et l’électronique existant sur Terre). Et plus elle construit de machines, plus elle est magnétisée, hypnotisée, zombifiée par la matière. Plus ensuite elle aggrave finalement sa condition au lieu de la soulager. Elle devient de plus en plus malade, polluée, empoisonnée, intoxiquée, aussi bien physiquement qu’émotionnellement, mentalement et psychiquement, finissant par perdre toute dimension réellement spirituelle, car il ne suffit pas de croire en l’existence d’un type de pouvoir ou d’entité supérieur à l’Homme pour être relié en Conscience à la source de l’Humanité, surtout quand dans le même temps on démontre par sa vie un attachement indéniable à la matière.

Le Christ est venu montrer comment sortir de la matière, comme l’avaient avant lui d’autres sages, tel le Bouddha Gautama. Les quatre piliers de son enseignement sont l’Amour, le Pardon, la Charité et l’Humilité :

— devenir humble devant la Création et « les autres » ;

— leur offrir l’essentiel dont ils ont réellement besoin pour vivre, physiquement et spirituellement, sans pouvoir ou savoir se le procurer (mais pas le superflu qui les plongerait davantage dans la matière. Chasser les marchands du temple) ;

— leur pardonner leurs offenses envers soi et envers la nature, car ils ne savent pas ce qu’ils font ;

— les aimer pour ce qu’ils sont au fond d’eux-mêmes, des êtres perdus dans la matière.

Amour, Pardon, Charité et Humilité véritables n’attendent rien en retour : ni remerciements, ni vénération, ni louanges, ni biens matériels… Ils ne s’imposent pas. Ils se donnent simplement à ceux qui veulent bien les recevoir, les accueillir. Ils ne regardent pas les différences entre les uns et « les autres ». On aime, on pardonne, on offre et on est humble pareillement pour tous, peu importe les différences de formes, de cultures, de croyances…

L’humilité nous amène naturellement à réaliser que notre mode de vie, nos manières, nos croyances… ne doivent pas être imposés à d’autres et que nous n’avons pas de légitimité à nous ingérer dans la vie et les choix des autres individus et des autres groupes, tant et aussi longtemps que ceux-ci ne viennent pas empiéter sur notre propre espace vital. S’ils le font, il se pose alors la question de la réponse à apporter. La loi du talion amène toujours davantage de problèmes et de conflits. Le Pardon et l’Amour peuvent au contraire briser le cycle infernal. Le Christ prêchait de tendre l’autre joue lorsque l’on était frappé sur l’une. Et il est même allé jusqu’à se sacrifier pour nous. Il n’existe pas trente-six voies pour se libérer de la matière. L’Humanité ne connaîtra pas la paix avant de suivre globalement une telle voie.

Suivre la voie proposée par le Christ, par le Bouddha ou par d’autres sages du passé est pratiquement le seul moyen de s’éloigner de la barbarie, de l’animalité et de la souffrance, ceci en réalisant que « les autres » sont aussi des parcelles de la conscience divine universelle, des fils et des filles du ciel et de la Terre. On comprend alors l’intérêt de ne pas faire aux autres ce que l’on ne voudrait pas subir soi-même (notamment leur imposer nos opinions, nos croyances et nos valeurs) et au contraire celui de partager ou offrir le meilleur de soi-même et de ce que l’on a pu créer lorsque « les autres » en ont visiblement et vitalement besoin pour poursuivre leur propre chemin et qu’ils ne sont pas en mesure de l’obtenir seuls. Alors, il n’existe plus d’ingérence, de frontières et de conflits, mais seulement des êtres humains qui ont appris à vivre en harmonie, à l’image des divers organes et tissus d’un corps en santé, grâce en particulier au respect des différences socioculturelles et du rôle de chacun, individu comme groupe. Mesurons le chemin qu’il reste à accomplir par l’Humanité pour en arriver à un tel résultat et mettons-nous au travail si tel est le genre de but que nous souhaitons atteindre.

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