Le Tétralogue — Roman — Prologue & Chapitre 1

Le Tétralogue

Par Joseph Stroberg

Table des matières

  • ​ ​Prologue
  • ​ ​1 — Rêve décisif
  • ​ ​2 — Vers l’aventure
  • ​ ​3 — Soin urgent
  • ​ ​4 — Visite impromptue
  • ​ ​5 — Préparatifs
  • ​ ​6 — L’attente
  • ​ ​7 — Ultimes préparatifs
  • ​ ​8 — Disparition
  • ​ ​9 — Le survivant
  • ​ ​10 — Les traces
  • ​ ​11 — Le bazar
  • ​ ​12 — Casse-tête
  • ​ ​13 — Du feu à l’au-delà
  • ​ ​14 — Les larmes de la sorcière
  • ​ ​15 — Le gouffre
  • ​ ​16 — La survivante
  • ​ ​17 — Sorcellerie ?
  • ​ ​18 — Fin d’illusions
  • ​ ​19 — Secousses forestières
  • ​ ​20 — Blessures
  • ​ ​21 — L’éclipse
  • ​ ​22 — Disparition ?
  • ​ ​23 — Beltarn’il
  • ​ ​24 — Le port
  • ​ ​25 — Glisser sur l’océan
  • ​ ​26 — Sous l’eau
  • ​ ​27 — Étrange chair
  • ​ ​28 — Terre !
  • ​ ​29 — Fatigue fatale ?
  • ​ ​30 — Réveil brutal
  • ​ ​31 — Partie de chasse
  • ​ ​32 — Dans les limbes
  • ​ ​33 — Atterrissage
  • ​ ​34 — Les survivants
  • ​ ​35 — Vers la cité
  • ​ ​36 — Autour de la maudite
  • ​ ​37 — Dans la ville
  • ​ ​38 — Porte close
  • ​ ​39 — Le mort-vivant
  • ​ ​40 — L’archive
  • ​ ​41 — Vers le labyrinthe
  • ​ ​42 — Bientôt en vue des ruines ?
  • ​ ​43 — Pièges en vue ?
  • ​ ​44 — Grosse surprise
  • ​ ​45 — Combat mortel
  • ​ ​46 — Le mausolée
  • ​ ​47 — Le Tétralogue
  • ​ ​Épilogue

Ce livre est dédié à Michelle, Marielle, Marie-Thérèse, Marie-Diane,
Dominique, Philippe, Alain(s)
et tous les autres qui ont pu partager ou qui partagent encore
des moments de vie,
des pensées,
des sentiments,
leur espace
ou leur énergie
avec François, leur
fils, leur compagnon de route, leur frère ou leur ami.


Prologue

Le « Livre » n’avait pas de nom. Il était connu des Véliens simplement comme « Le Livre ». Le seul ennui avec cet ouvrage était son incomplétude. Au cours des âges, les érudits qui en avaient la garde en avaient perdu des morceaux. Dispersé en des myriades de tomes dans leurs bibliothèques, il ne recelait plus qu’une partie de la connaissance originelle de Veguil Matronix, la mère planète des Véliens. Certaines bibliothèques avaient été brûlées, d’autres avaient été pillées. Il ne restait maintenant, estimait-on, que le tiers des pages initiales.

La légende voulait que le Livre se soit écrit tout seul, en des temps tellement lointains précédant même l’arrivée des Zénoviens puis, bien sûr, leur disparition avec la fin de leur empire. Néanmoins, certains Véliens, plus particulièrement parmi les moines guerriers, considéraient que le Livre avait été produit par le Grand Satchan lui-même, au lieu d’être le fruit d’une obscure magie.

Les pages du Livre résistaient à l’usure du temps. Elles résistaient à tout, sauf au feu. L’apparence du texte et des illustrations diversement colorées semblait inaltérable. Aussi loin que les souvenirs des érudits remontaient, il en avait toujours été ainsi. Personne ne savait vraiment pourquoi il était vulnérable au feu, seulement à lui, mais à rien d’autre. Oh ! bien sûr des hypothèses avaient été émises. Certains sages y voyaient là la représentation de la vie dans la matière : rien n’y était absolument parfait ; tout présentait des limitations, des défauts ou des faiblesses.

Le fait le plus étrange concernant le Livre était que des pages s’y ajoutaient inexplicablement, et que le texte pouvait changer plus ou moins radicalement dans celles qui existaient déjà. Peu importait le tome considéré, peu importait la bibliothèque qui contenait ce dernier. Le texte et les illustrations du Livre s’adaptaient aux changements vécus par Veguil et les Véliens. L’Histoire entière de l’invasion, de la colonisation, puis du retrait zénoviens s’y trouvait ainsi rapportée, répartie entre différents volumes. Du moins, il y demeurait les passages qui n’avaient pas brûlé. Une partie de cette histoire était irrémédiablement perdue. Les livres et les textes détruits ne se régénéraient pas.

Il restait suffisamment de matière, suffisamment de connaissances dans les tomes intacts du Livre que les Véliens conservaient depuis des éons pour maintenir le savoir-faire de leurs ancêtres, des plus lointains aux plus récents. Leur civilisation d’artisans survivait ainsi depuis des centaines de milliers de cycles. Elle avait vu passer les Zénoviens. Elle ne s’éteindrait pas demain.

Si l’un des Véliens découvrait une nouvelle manière de fendre le bois ou de travailler le métal, dans la même journée celle-ci se voyait inscrite dans le Livre, quelque part sur Zénovia. Du moins, c’était ce que croyaient les érudits, sur la base des constats précédents rapportés par leurs ancêtres. Aucun d’eux n’avait cependant jusqu’à maintenant pu observer directement le phénomène. Ils ne pouvaient se fier qu’à leur mémoire, et celle-ci était généralement fiable. Certains érudits parvenaient à mémoriser le contenu de dizaines de tomes du Livre. Quoi qu’il en fut, cela confortait à la fois ceux qui pensaient que celui-ci s’était écrit tout seul autant que ceux qui pensaient qu’on le devait au contraire au Grand Satchan.

L’Histoire qui suit est tirée du Livre, reconstituée à partir de ses pages qui subsistent encore.


1 — Rêve décisif

— Maître, puis-je vous entretenir de mon dernier rêve ? Il est vraiment étrange, interrogea Tulvarn alors qu’il pénétrait dans la Retraite de Ynil, la salle exiguë et austère du temple réservée aux entretiens privés.

Son maître était assis sur l’un des deux seuls sièges tripodes du lieu. Leur forme était parfaitement adaptée au squelette trapu des Véliens.

— Oui, Tulvarn, assieds-toi et raconte donc ce rêve qui semble te perturber, répondit simplement le vieux moine Nignel, revêtu d’une toge de toile blanchâtre qui couvrait seulement son tronc jusqu’au niveau du bassin. Le cuir bleuté et luisant du reste de son corps demeurait visible. Tulvarn était couvert quant à lui de la tête aux pieds, son accoutrement de tissu noir disposant seulement d’ouvertures pour les mains, les yeux et la bouche. La raison n’était pas à rechercher dans une plus grande frilosité de l’apprenti que dans le respect du protocole du temple, car seuls les maîtres avaient la prérogative de leur léger vêtement, symbolisant ainsi leur plus grande libération des chaînes de la matière. Tulvarn, lui, n’avait que le premier grade parmi les aspirants du lieu, même si cela faisait maintenant presque vingt cycles qu’il se trouvait ici. Recueilli dans sa jeunesse après l’assassinat de ses parents par la Horde sauvage, il y avait trouvé une seconde famille.

— Je me trouvais dans une vaste construction soutenue par un millier de piliers disposés en quadrillage de trente-trois lignes sur trente perpendiculaires. Au milieu se trouvait un bassin surmonté d’une fontaine éternelle. Il était soutenu par neuf petits piliers disposés en carré sur trois lignes. De la liqueur de Sidarth en sortait sans fin, produisant des bulles irisées qui dansaient à la surface.

— Intéressant ! Continue, s’il te plaît.

— Je me dirigeais vers la fontaine, tentant d’y boire pour étancher une soif de plus en plus insupportable, mais un oiseau géant aux plumes dorées est rapidement descendu du ciel pour s’interposer et m’avertir…

— De quoi ?

— Que ce n’était pas cette fontaine qui pourrait combler ma soif, mais que seul ce Tétralogue le pourrait. C’est tout. Je me suis ensuite réveillé. J’ignore totalement ce que peut bien être ce Tétralogue.

— Seule une ancienne légende en parle. Il s’agirait d’une relique mystérieuse ayant appartenu à un Saint-Homme originaire de Zénovia et qui se serait exilé ici sur Veguil. Nul ne sait où elle se trouve ni même si elle existe vraiment.

— Me voilà bien avancé ! Comment pourrais-je trouver quelque chose qui n’existe peut-être même pas ? Et d’abord devrais-je chercher à le faire ?

— Tout dépend de ta soif, peut-être. Éprouves-tu un genre de soif ?

— … hum ! Sans doute, oui, mais ça n’a rien à voir avec des liquides !

— Mais encore ?

— Eh bien, Maître, pour tout dire, j’ai soif d’aventures. Et je pense que j’irais bien chercher cette relique… si elle existe. Mais j’ignore alors par où commencer. Ce rêve ne m’éclaire pas du tout. Que peut-il signifier d’autre ?

— D’après toi ? Que peuvent bien par exemple signifier les 999 piliers ?

— 999 ?

— 33 multipliés par 30, plus les neuf petits piliers.

— Oh ! Je n’y avais pas pensé ! 999 ? Il manque un pour faire mille ?

— Et… ?

— La fontaine pourrait-elle remplacer le pilier manquant ?

— Peut-elle remplacer un pilier ?

— Non, je ne pense pas, Maître.

— Si tu penses qu’il aurait dû y avoir mille piliers, pourquoi mille et qu’est-ce qui devrait remplacer celui qui manque ?

— Mille, eh bien, c’est comme l’exaltation de l’unité, Maître.

— Mais encore ?

— Cela représente dix multiplié par dix et encore multiplié par dix.

— Ce qui pourrait symboliser quoi ?

— Je l’ignore.

— Laisse venir ton intuition, Tulvarn. Écoute-la.

— Ce n’est pas facile, Maître.

— Quel est le mérite lorsque c’est trop facile ? Que te suggère ton intuition ? Quelles images te viennent spontanément à l’esprit ?

— Trente-trois par trente, c’est un rectangle. C’est plat. Et au centre de ce rectangle, il y avait un carré de trois par trois petits piliers. C’est également plat. Dix par dix par dix, c’est un cube, un volume. Ça représente une dimension supérieure. « Un » c’est l’unité physique. « Dix », l’unité astrale ? Est-ce cela, Maître ? Qu’en pensez-vous ?

— Ce qui compte, Tulvarn, n’est pas ce que je pense, mais ce qui te parle. Ce n’est pas la première fois que je te le mentionne. Est-ce que ce que tu viens de suggérer te parle ?

— Oui, Maître.

— Alors, continue, si tu veux bien.

— Cent, ou dix par dix, c’est l’unité sur le plan mental. Et mille… l’unité sur le plan de l’âme ?

— Et dans ce cas ?

— Il manque un pilier pour accéder à la dimension de l’âme. Se pourrait-il que la relique soit ce pilier ?

— Le crois-tu vraiment ? Cette relique n’a encore jamais été trouvée et pourtant il semble bien que certains sages soient parvenus déjà à cette dimension.

— Hum ! Oui… Je vois. Ou plutôt non, je ne vois pas ce que vient faire la relique ici dans ce cas.

— Es-tu sûr ?

— Bon, je récapitule. Il manque un pilier pour accéder à la dimension de l’âme, et je dois partir chercher ce Tétralogue. Est-ce que ce dernier me permettra de trouver le pilier ?

— Peut-être. Tu verras bien, si tu as l’intention de partir ainsi à l’aventure.

— Oui, je souhaite le faire, Maître.

— Alors Tulvarn, cher apprenti, je te souhaite bonne chance. Tu pourras toujours compter sur tes frères et sœurs moines pour t’aider sur ton chemin. Tu pourras aussi revenir ici quand le besoin s’en fera sentir. Tu y seras toujours chez toi.

— Merci, Maître, termina Tulvarn en se levant de son tripode pour se diriger vers la porte de la minuscule pièce.

À peine franchissait-il le seuil pour se retrouver dans un étroit couloir du temple, qu’il était assailli de mille images sur les dangers et les surprises qu’il pourrait rencontrer sur son parcours. Son imagination en ébullition lui montrait la Horde sauvage en train de le pourchasser par-delà les montagnes, des trondics hurleurs s’efforcer d’en faire leur repas, de larges rivières dans lesquelles il manquait se noyer, des lacs de lave qu’il devrait traverser sur d’étroits sentiers rocheux, des sols spongieux dont il devrait se méfier pour ne pas y finir étouffé, des serpents coraliens dont les éclats pouvaient transpercer son cuir comme s’il s’agissait d’une mince feuille de talès… Mais par-dessus tout, ce qui le fascina était la mythique cité de cristal qu’il devrait peut-être prendre le risque de traverser.

D’une démarche souple, malgré sa forme trapue capable de supporter la forte gravité de son monde, il se dirigea vers sa cellule pour y préparer son voyage. La tête encore pleine de visions terribles ou magnifiques, il entra dans la pièce étroite qui ne comportait qu’une couche posée à même le sol, un petit bureau ovale près du mur du fond, un placard dans le mur gauche, et un simple tripode sans le moindre dossier. Malgré les centaines de cycles écoulés depuis leur construction, les murs conservaient leur solidité et leur couleur originelle. Élaborés en lave vitrifiée rouge sombre, ils tendaient à assombrir l’endroit. La petite torche à huile attachée au mur droit parvenait à fournir un éclairage tout juste suffisant pour lire et écrire. Malgré sa modestie, la pièce représentait pour Tulvarn son temple dans le temple. La quitter, peut-être définitivement, lui procurait une sensation d’arrachement au niveau du cœur. Les pensées projetées dans l’avenir, il sentait déjà la nostalgie le gagner. Il avait beau être fait de l’étoffe des guerriers, le moine conservait la candeur et la sensibilité de sa jeunesse. Son maître lui avait pourtant maintes fois rappelé la relative fragilité représentée par de telles tendances s’il devait être amené à combattre comme le voulait généralement sa formation. D’un autre côté, il savait trop bien que la vie contribuerait certainement à lui durcir davantage le cuir, surtout maintenant qu’il allait se lancer dans une folle aventure. Était-il prêt ? Saurait-il affronter les défis qui se présenteraient sur sa route ? Même s’il avait reçu ici l’enseignement des techniques de combat les plus poussées, et exercé sur le terrain ses connaissances en matière de survie en milieu hostile, il ignorait s’il saurait faire face à tous les dangers. Pourtant, il partait confiant. Ce rêve ne lui avait pas été adressé pour rien. Bien sûr, il restait à déterminer s’il l’avait bien interprété. Il sentait que oui, au moins partiellement, mais peut-être se trompait-il.

Tulvarn se saisit d’un large sac à dos dans le placard et y emballa méticuleusement du linge de rechange, des rations de survie, et un minuscule abri portable. Il glissa sur la gauche de sa taille son sabre en lame de lumière, forgé aux temps lointains, et sur la droite le boîtier de commande du bouclier intégral portatif — avec ça, il serait paré pour faire face à de multiples situations, y compris l’absence de denrées alimentaires naturelles, telles que gibier et fruits, si jamais il devait traverser des régions désertiques. Et le Grand Satchan savait que Veguil en comportait un certain nombre, ceci sur chacun de ses quatre continents ! Le temple se situait sur le plus petit et le plus nordique d’entre eux, mais aussi le plus froid. Les déserts ici y étaient glacials, surtout la nuit, lorsque l’étoile centrale Dévonia, une géante bleue, était cachée à la vue. La lumière renvoyée par Matronix, la planète géante gazeuse autour de laquelle orbitait Veguil, était largement insuffisante pour compenser la nuit solaire et lorsque Matronix aussi était invisible, le froid se montrait encore plus intense et pénétrant — sans combinaison chauffante, on y gelait en moins d’une minute ! Et pour l’instant, Tulvarn n’en possédait pas. Dans l’état actuel des choses, il était donc hors de question qu’il se risque en ces lieux. De toute manière, quelles chances y avait-il de trouver réponses à sa quête en plein désert ?

Alors qu’il sortait, par la porte ouest, de l’enceinte du temple perché sur le flanc sud du mont Tadorn, Matronix était visible à l’Horizon — l’astre en occupait une bonne partie du ciel, ses nuages aux nuances bleues, grisâtres et rosées augmentaient le caractère majestueux de la scène. Dans le même temps, Dévonia se trouvait assez proche du zénith, vers le sud. La matinée était déjà bien avancée et Tulvarn hâta son pas sur le chemin caillouteux qui serpentait vers la vallée en contrebas sur sa gauche. À cette altitude de cinq mille six cents pas, la végétation était clairsemée, constituée essentiellement de petits buissons épineux et d’herbes courtes à feuilles luisantes, l’air était frais, malgré la présence de l’astre solaire, car l’hiver n’était pas terminé. Ce n’était peut-être pas la meilleure période pour partir en voyage, mais Tulvarn ressentait devoir partir maintenant, poussé inexplicablement dans cette direction plutôt qu’une autre. Alors qu’à son approche un serpent rouge filait se réfugier sous un tas de cailloux anguleux, il ignorait encore par où commencer sa quête de la relique. Cependant, comme lui avait enseigné maître Nignel, il essayait de suivre son intuition, ou au moins de se laisser guider par le « hasard » qui savait en général très bien ce qu’il faisait. En fait, il pensait alors que le Grand Satchan lui-même guiderait ses pas, mais peut-être était-ce bien présomptueux de sa part, alors qu’il n’était qu’un insignifiant bipède sur une planète quelconque de l’ancien empire zénovien. Certes, il s’agissait d’une planète tellurique plutôt massive, mais que représentait sa taille dans ce vaste univers ?

Veguil était depuis des éons une planète d’artisans, vouée à la création de meubles, poteries, verroteries, ustensiles, armes blanches et bijoux divers, grâce à ses ressources botaniques et minérales nombreuses et facilement accessibles, mais ses habitants n’avaient jamais développé eux-mêmes le moindre véhicule de transport, se satisfaisant de quelques puissants quadrupèdes pour les porter. Et comme Zénovia avait retiré les siens après l’abandon de ses colonies, Tulvarn, peu riche, devait s’en remettre à ses jambes pour se déplacer — il n’avait même pas les moyens de s’acheter ne serait-ce qu’un buldorg.

Les ressources alimentaires naturelles étaient suffisamment abondantes pour qu’aucune agriculture ne se soit développée. Tout au plus, certains autochtones semaient volontairement quelques graines ou noyaux de certains fruits dans l’éventualité assez fréquente où ils voudraient bien produire des arbres plus près de leur logis. Tulvarn se contenterait de ses rations de survie lorsqu’il serait loin du gibier et des végétaux comestibles, ce qui était d’ailleurs souvent le cas à ces hauteurs dans les montagnes. Mais même ici, il pouvait se nourrir : il disposait de serpents, d’insectes et de petits animaux poilus. Bien sûr, il n’en mangerait pas les écailles, les carapaces, les os, ni les poils, mais il lui resterait suffisamment pour survivre, sans avoir beaucoup d’efforts à faire en général. Il avait une dentition et des canines léonines suffisamment puissantes pour pouvoir manger même de la viande fraîche sans avoir besoin de la laisser préalablement faisander ni de la cuire. Dans des rivières ou des lacs, il pourrait même facilement pêcher à la main quelques animaux aquatiques souvent délicieux. Il avait des réflexes rapides, une grande vivacité de gestes et un regard perçant, en dépit de son squelette à grosse et dense ossature, et ses muscles étaient faits de fibres très élastiques et particulièrement résistantes, lui permettant au besoin de soulever quatre fois son propre poids et d’éjecter la masse à dix pas devant lui.

Alors qu’il marchait d’une allure soutenue avec le ravin sur sa gauche et le flanc montagneux sur sa droite, Tulvarn fut soudainement pris d’un doute : et si ce rêve ne signifiait en définitive rien ? S’il se lançait dans une aventure qui ne pourrait rien donner de bon ? Si cette relique n’était qu’une légende, un pur mythe sans le moindre fondement ? Ne s’épuiserait-il pas en vain ? Ne risquait-il pas bêtement la mort quelque part, ceci pour un simple mirage ? D’un autre côté, son maître ne l’aurait-il pas averti ? Non, en fait, il laissait ses apprentis libres de leurs choix, même si à leur demande il pouvait donner quelques conseils, ou plus exactement leur laisser entrevoir des conséquences possibles de leurs actes. Partir avait été le choix de Tulvarn. Il n’avait d’ailleurs aucunement envisagé les conséquences possibles lors de sa décision. Il s’en était simplement remis à son ressenti, même si ce dernier avait pu être abusé d’une manière ou d’une autre. Il avait pris ce risque sans se poser de questions. Cela avait-il été bien sage ? Rien n’était moins sûr ! Que ressentait-il maintenant ? À part le présent doute, il y avait toujours cette espèce de voix sourde en lui qui l’appelait vers le large, vers l’ailleurs du temple, vers le vaste inconnu. D’un certain point de vue, c’était pure folie, car il ne savait même pas si son objectif existait vraiment et il savait encore moins comment le trouver. D’un autre côté, chaque fois qu’il avait écouté cette voix, cela avait finalement conduit pour lui à quelque chose de bénéfique et il ne s’en était jamais mordu les doigts. Il lui en restait toujours le même nombre. De toute manière, qu’avait-il à perdre à part la vie ? Le contenu de son sac ? Ça ne valait pas grand-chose. Et puis même s’il perdait la vie… ce n’était pas la fin de tout. Par le Grand Satchan, il savait qu’il survivrait ailleurs, du moins que sa conscience survivrait, même s’il ignorait sous quelle forme, ou plutôt dans quelle forme, dans quel genre de corps. Alors, c’était décidé. Il ne se laisserait plus douter. Il devait poursuivre !

Le chemin avait commencé à se couvrir d’herbe au fur et à mesure de la longue descente serpentine. Il se trouvait maintenant à mi-distance, tourné cette fois vers l’est à la faveur d’un des nombreux lacets. La roche de la montagne était davantage couverte de végétation aux feuilles bleutées, parfois verdâtres, dont la hauteur n’excédait en général pas deux fois sa taille. Exceptionnellement, quelques arbres commençaient à être visibles çà et là dans son entourage immédiat, même s’il pouvait en apercevoir en bien plus grand nombre au loin.

Le temple était situé à l’écart de toute autre agglomération humaine et pour l’instant Tulvarn ne croisait pas âme qui vive en dehors d’animaux paisibles et de quelques autres en chasse. La plupart d’entre eux étaient dotés de l’épaisse fourrure qui leur permettait de résister aux rigueurs du climat lors de sa phase hivernale. En été, presque toutes les races poilues perdaient leurs longs poils pour une version plus courte. Mais le printemps n’était même pas commencé. Il le serait probablement d’ici quelques cycles ou peut-être même le jour prochain. La course des saisons sur Veguil était complexe et variable selon les années.

Les serpents et autres rares variétés à écailles profitaient de la lumière diurne pour se réchauffer et s’enfouissaient partiellement dans le sol lorsque la nuit tombait. Selon ce que Tulvarn en avait entendu dire, c’était un comportement assez commun sur de nombreuses planètes. Mais cela faisait bien longtemps que Veguil avait été visitée par des voyageurs en provenance d’autres mondes, au point que beaucoup d’indigènes commençaient à prendre toutes ces histoires extraplanétaires pour des légendes. Même l’existence de l’ancien empire zénovien colonisateur n’était souvent prise que pour une histoire destinée à faire peur aux enfants. Les érudits et les moines la prenaient cependant au sérieux, conservaient quelques extraits recopiés du Livre, et s’y rafraîchissaient occasionnellement la mémoire.

Alors qu’il poursuivait sa route d’une démarche ferme et décidée, Tulvarn réalisa soudain qu’il avait totalement oublié d’aller trouver une dernière fois ses collègues moines et les divers maîtres pour leur faire ses adieux ! Complètement focalisé sur son objectif, il avait négligé tout le reste ! Ce n’était pas la première fois que de telles maladresses lui arrivaient pour cause de se perdre dans ses pensées. Mais là, c’était le comble ! Seul le maître Nignel était au courant de son projet. Les autres ne le deviendraient progressivement que par la force des choses. Mais que pouvait-il y changer maintenant que le mal était fait ? Rien ! Il devait penser à autre chose ou chercher un moyen de se racheter si jamais il revenait un jour au temple.

Il devait poursuivre sa route et plutôt s’occuper des quelques animaux dangereux susceptibles de croiser son chemin. Dans ces montagnes, il n’y avait guère de risque d’en rencontrer, mais une fois dans la vallée ou dans les plaines de l’ouest, cela changerait radicalement. Il valait mieux qu’il s’y prépare physiquement et mentalement. Son sabre lumière serait insuffisant s’il n’avait pas le temps de s’en servir. Sa lame finement ciselée, convexe sur le bord tranchant, et légèrement bossue au tiers près du manche de l’autre bord, nécessitait un fourreau spécial. Elle était tellement tranchante, faite d’une matière lumineuse inconnue, qu’elle pouvait couper net toute arme de métal même le plus dur. Cependant, s’il se faisait surprendre par un prédateur rusé, il n’aurait pas le temps de la sortir. Il devait donc se préparer, affiner ses perceptions, demeurer vigilant dès que le paysage deviendrait plus dense et propice aux cachettes. Mais par-dessus tout, il devait stimuler son intuition, car c’est finalement elle qui serait sa meilleure alliée. À part elle, il devrait compter sur la chance ou sur le bouclier, à condition de l’avoir activé, ce qu’il devait réserver aux cas d’extrême urgence et danger, car sa durée de vie était limitée à moins d’une journée au total. Lui non plus, il ne savait pas d’où il venait — s’il avait été fabriqué un jour sur Veguil, le savoir-faire avait disparu. Le temple abritait certaines de ces merveilles et elles y resteraient tant qu’elles n’attireraient pas les convoitises; le mieux était d’éviter d’en parler.

Alors qu’il approchait de la vallée et que les trois derniers lacets étaient en vue, Tulvarn commençait plus sérieusement à chercher par où commencer sa quête de la relique. La journée avançait inexorablement, Dévonia étant à la moitié de sa chute vers l’ombre de la nuit, alors que Matronix était sur le point de disparaître sous l’horizon. Il n’aurait pas le temps d’atteindre Tilnern, le plus proche village, situé encore à plus d’une demi-journée de marche. Il devrait utiliser son abri portable pour passer la nuit dehors, si possible dans un endroit suffisamment sûr. En attendant, il devait se concentrer sur son objectif et le gros problème était que sa localisation n’était apparemment connue d’aucun Vélien. C’était comme s’il demandait à un chasseur de la Horde sauvage d’atteindre un drugnarn en plein vol, alors qu’aucun n’aurait été présent dans le ciel. Comment atteindre une cible qui était cachée ?

Parlant de drugnarns, il en observa plusieurs en formation serrée, dérivant lentement dans le ciel du côté nord sur sa droite. Ces animaux légers à peau élastique utilisaient les gaz chauds sous-produits de leur lente digestion pour gonfler une poche dorsale. Lorsque le volume de cette dernière était suffisamment rempli, elle donnait aux drugnarns l’apparence d’une boule sous laquelle étaient greffés quatre membres et une tête comparativement minuscules. Le gaz chaud leur permettait alors de s’élever naturellement dans les airs et de s’y laisser porter par les vents. Les drugnarns pouvaient ainsi dériver pendant des heures, voire des journées entières, ceci tant qu’ils n’ouvraient pas leur valve d’échappement pour laisser fuir les gaz ou tant que ceux-ci ne refroidissaient pas dangereusement. Dans la pratique, ces animaux timides redescendaient habituellement pour se nourrir de fruits et d’insectes ou pour dormir. Le reste du temps, ils le passaient ainsi dans le ciel. Leur drame était représenté par la Horde sauvage qui les chassait pour vendre ensuite leur peau dont on faisait notamment des vêtements spéciaux et des membranes pour caisses de résonance musicale.

Une fois de plus, Tulvarn s’était laissé distraire, cette fois par ces animaux volants. Son maître l’avait averti à maintes reprises de l’utilité de maîtriser davantage le flot de ses pensées. Il avait toujours autant de mal à le faire. Ce n’était pas faute d’essayer. Mais la moindre distraction était bonne pour le faire sortir de sa réflexion prioritaire. En l’occurrence, il s’était encore éloigné de sa principale préoccupation : trouver comment et où chercher la relique du Saint-Homme, ce mystérieux Tétralogue. Pour l’heure, il n’en avait pas la moindre idée. Devrait-il parcourir les quatre continents pour commencer à avoir un début d’indice ? Ce qui lui semblait sûr était le fait qu’il devrait très probablement interroger un grand nombre de Véliens partout où il se rendrait, ceci tant et aussi longtemps qu’il n’aurait pas obtenu un premier élément d’information suffisamment précis. Il gagnerait sans doute à commencer par interroger les sources de connaissance des villages, généralement les soigneurs, les herboristes et les cristalliers. Ces derniers fournissaient des cristaux de soin et des minéraux aux soigneurs. Les érudits étaient plus rares à trouver en dehors de deux ou trois villes par continent où ils se concentraient autour de vastes bibliothèques.

Quelques Véliens commençaient à être visibles ici et là, certains occupés à ramasser des fruits dans les arbres maintenant plus nombreux, d’autres à pêcher dans le torrent qui avait creusé la vallée, et d’autres encore à diverses activités dont certaines pouvaient lui paraître assez mystérieuses en absence de références adéquates. Il n’avait pratiquement pas quitté le temple depuis qu’il y avait été recueilli et il manquait quelque peu de connaissances sur la vie quotidienne des gens de la région. Les seuls étrangers au temple qu’il avait pu y apercevoir de temps à autre étaient des pèlerins de passage, dans leur pèlerinage vers le tombeau du prophète Lerdinn. Celui-ci était situé à plus d’une vingtaine de jours de marche en direction de l’est. S’il avait le moindre rapport avec le Tétralogue, il ignorait lequel. Et de toute manière, il était parti dans la direction opposée.

Parlant de tombeau, si Tulvarn commençait par chercher l’éventuelle sépulture du Saint-Homme à la relique ? Peut-être trouverait-il alors quelques rouleaux de parchemin contant la vie du saint ? Et ces derniers pouvaient contenir des informations relatives au Tétralogue. Dans ce cas, sachant sa nature, il serait peut-être plus facile de le localiser. Il trouvait que c’était une bonne idée. L’ennui était qu’il ignorait bien sûr où trouver l’éventuelle tombe, qu’elle soit dans un mausolée ou sur un simple terrain vague. Il en revenait toujours au même problème : l’absence totale de données sur cette relique et sur celui dont elle provenait. Et son maître n’en savait visiblement guère plus, à moins qu’il ait volontairement caché certains détails. Mais pourquoi l’aurait-il fait ? Quoi qu’il en fût, Tulvarn devait bien commencer quelque part, et une tombe pouvait être un début, s’il parvenait à rencontrer quelqu’un en ayant entendu parler. Cette personne pouvait aussi bien ne pas être érudite du tout, mais un simple artisan, ou même un pèlerin. Il ne devait négliger aucune source potentielle de renseignements.

Tulvarn était toujours plongé dans ses pensées lorsqu’il parvint en début de soirée dans la vallée elle-même. Tilnern était un peu plus loin, à moins d’une heure de marche, mais il préférait établir son campement à l’écart. Il avait réduit son allure vers la fin, car il commençait à ressentir la fatigue. De plus, il n’avait rien mangé et n’avait même pas songé à chasser ni à cueillir quelques fruits, ce qui fait qu’il devrait déjà puiser dans ses réserves. Alors qu’il cherchait du regard un endroit propice pour y poser son abri portable, il réalisait que ce n’était pas très malin de sa part d’avoir négligé de s’approvisionner.

Ayant trouvé ce qu’il cherchait près de trois arbres serrés, soit un terrain suffisamment plat et couvert, il sortit l’abri et le monta rapidement. Celui-ci était constitué de minces tiges métalliques droites disposées en étroit rectangle, de sorte à dépasser légèrement la taille de son corps allongé, et de deux autres tiges courbées, l’une du côté de la tête et l’autre des pieds. Le tout servait d’ossature à une toile cirée en forme de demi-cylindre. Celle-ci permettait de le recouvrir entièrement pendant son sommeil. Il devait s’y glisser par les pieds avant d’en refermer l’ouverture par glissière métallique. Pour respirer, il disposait de deux tubes en résine qui assuraient une circulation d’air tout en évitant en théorie à de l’eau de pluie de pouvoir entrer dans l’abri. L’un d’eux, situé assez près du sol, était recourbé et attaché par deux ficelles sur le haut d’une des tiges métalliques courbes, celle du côté de l’ouverture. L’autre, près du sommet de cette dernière, était court et dépassait simplement d’un pouce. Les deux pénétraient dans l’abri sur cette même distance et s’y trouvaient fixés sur la toile par une colle animale suffisamment résistante, souple et imperméable. Détail important : la cire imprégnée au tissu avait la propriété de couvrir son odeur corporelle et d’éviter la visite de prédateurs indésirables, du moins en principe. Tulvarn n’avait jamais vraiment cherché à savoir ce qu’il en était dans la pratique. Peut-être aurait-il dû s’en inquiéter davantage ?

Après avoir mangé rapidement deux de ses vingt rations de survie et adressé un bref salut au Grand Satchan, il se glissa dans l’abri et s’endormit dans les instants suivants. Savoir s’il aurait la visite d’un animal trop affamé ou simplement curieux, ou encore celle d’un orage peu amical ne pouvait plus le préoccuper ailleurs que dans ses prochains rêves.


(Suite : Le Tétralogue — Roman — Chapitre 2)