30/09/2022 (2022-09-24)
[Voir :
Le Tétralogue — Roman — Prologue & Chapitre 1
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 2
Le Tétralogue — Roman — Chapitre 3]
Par Joseph Stroberg
4 — Visite impromptue
Tulvarn émergea du sommeil en pleine nuit. Alors qu’il se trouvait sur le dos, il ressentit immédiatement le contact d’une masse tiède sur son côté gauche, avec un prolongement au-dessus de son torse. Ouvrant les yeux au maximum et cherchant à discerner dans l’obscurité ce qui pouvait bien le coller ainsi, il réalisa qu’il se trouvait sur le lit de Jiliern. Elle avait dû se coucher à côté de lui, car après tout c’était son lit et elle n’en avait pas d’autres. N’osant bouger par crainte de la réveiller prématurément, il poursuivit sa tentative de percer la noirceur environnante. Matronix et Dévonia étaient manifestement absents des cieux. Pendant combien de temps avait-il bien pu dormir ? Pendant qu’il essayait de l’estimer, il tressaillit légèrement sous l’effet de la fraîcheur nocturne ressentie sur les parties de son corps restées libres du contact de la Vélienne. Maintenant qu’il commençait à y voir légèrement plus clair et qu’il apercevait vaguement les formes du corps féminin qui semblait se lover sur le sien, ses autres sens étaient aussi en éveil. Les bruits extérieurs lui parvenaient, issus des divers animaux qui animaient les nuits de Veguil. Parmi eux il en perçut un plus insolite dont la provenance semblait en fait nettement plus proche. Y prêtant davantage attention, il réalisa rapidement que son origine se situait dans la maison même !
Quelque chose émettait des bruits feutrés et de légers cliquetis dans la pièce qui servait notamment de cuisine et de coin repas. En état d’alerte, Tulvarn prit le risque de soulever le bras de Jiliern pour sortir du lit, puis se glisser hors de la chambre. Par chance, elle ne se réveilla pas, probablement terrassée par la fatigue due à sa blessure récente. Elle avait besoin de récupérer beaucoup d’énergie vitale et seul le sommeil pouvait la lui offrir.
Tulvarn marcha si doucement sur le sol froid que le tissu noir recouvrant ses pieds ne déclencha pas le moindre bruit audible. Il conserva son sabre dans son fourreau pour éviter de provoquer le son caractéristique qui ne manquait pas alors de se produire. Celui-ci ressemblait à un genre de doux sifflement ondulé probablement produit par une vibration particulière de la lame sous l’effet du frottement et du déplacement d’air. Ce n’était pas le moment de le produire si par hasard un intrus était responsable de ces bruits anormaux.
Après plusieurs pas particulièrement silencieux, Tulvarn parvint enfin à la porte entrouverte de la chambre. Dans le même temps, il entendait de manière croissante les sons insolites dont il situait de plus en plus précisément la provenance dans la pièce voisine. Il distinguait mieux maintenant de légers chocs étouffés qui semblaient provenir d’objets tombant au fond d’un sac. Cependant, il percevait à peine le sol à seulement quelques pas devant lui et ne pouvait donc toujours pas confirmer visuellement son impression. Il n’en poursuivit pas moins sa lente et silencieuse progression pour espérer surprendre l’intrus. Il devenait presque évident que quelqu’un s’était introduit dans la maison de Jiliern. Comment d’ailleurs celui-ci pouvait-il y voir suffisamment pour effectuer ce que Tulvarn soupçonnait de plus en plus être un vol ? Aucune source de lumière n’était visible. Alors qu’il s’interrogeait et se trouvait une fois de plus entraîné par le flux de ses pensées, son attention se trouva diminuée d’autant. Ce fut ce moment que choisit l’inconnu pour lui asséner un magistral coup de pied dans l’entrejambe, le faisant lâcher un cri et se plier en deux sous l’effet de la douleur. Cependant, ses cours au temple l’avaient habitué à de tels traitements et il surmonta rapidement le handicap. Se fiant aux bruits, il réagit trop vite au gré de l’assaillant. Il lui sauta dessus à l’aveuglette, l’écrasant de sa masse. L’intrus se révélait frêle en comparaison du moine. Le choc semblait même l’avoir assommé.
Tulvarn vérifia à tâtons l’état du visiteur inconnu. Lorsqu’il fut suffisamment convaincu de son inconscience, il se releva en prenant soin d’aller vers la porte pour en bloquer l’accès. Une lumière inonda alors subitement la pièce, le faisant grimacer alors qu’il fermait les yeux sous l’effet de l’éblouissement soudain.
— Que se passe-t-il ? interrogea alors Jiliern, réveillée par le bruit de la chute récente des deux corps mâles.
— Ceci ! répondit Tulvarn en pointant du doigt gauche le corps inanimé d’un Vélien de petit gabarit revêtu d’une toge gris sombre.
— Oh ! Que fait-il ici ?
— Il tentait de vous voler, répondit le moine en montrant un sac à terre près de l’intrus.
— Par le Grand Satchan ! Mais pourquoi ? Personne ne m’a jamais rien volé.
— Il y a un début à tout. Vos cristaux peuvent attirer certaines convoitises, je suppose, poursuivit Tulvarn en s’approchant du sac pour l’ouvrir avant d’en disperser le contenu au sol. Celui-ci révéla un ensemble de cristaux manifestement pris dans le meuble de la pièce.
— Ça alors ! Heureusement que vous étiez là ! Sans vous, il aurait été déjà loin lorsque j’aurais constaté les dégâts à mon réveil.
— Probablement, oui. Mais effectivement, il est tombé sur un imprévu, ou plus exactement, un imprévu de trop grosse taille lui est tombé dessus.
— Ha ! Ha ! Oui, ça en a bien l’air. Mais d’où sort-il ! Et qui est-il ? Est-il mort ?
— Non, il n’est pas mort. Et pour le reste, nous allons le lui demander lorsqu’il se réveillera.
— Pour le réveiller, j’ai ce qu’il faut, déclara Jiliern avant de se précipiter sur un des cristaux qui gisaient par terre. Elle le dirigea alors sur le front de l’évanoui et l’y déplaça circulairement une poignée de fois à un doigt de distance du cuir bleu foncé. À peine avait-elle achevé sa passe, les yeux de l’intrus s’animèrent avant de s’ouvrir tout d’un coup. Semblant réaliser où il se trouvait, son premier réflexe fut alors de bondir sur ses pieds pour s’enfuir. Mais Tulvarn bloquait l’entrée et il n’eut guère de mal à le saisir au collet avant de le soulever de terre.
— Pas si vie, mon lascar ! Tu nous dois d’abord quelques explications !
— Pitié, je n’ai rien fait !
— Ah oui ? Et ça c’est quoi ? demanda Tulvarn en désignant le sac sur la gauche du voleur.
— Un sac, on dirait, répondit celui-ci d’un ton feignant la surprise.
— J’ai l’impression qu’il se fout de nous, mentionna le moine à l’adresse de la Vélienne.
— C’est aussi mon impression. Mais j’ai aussi ce qu’il faut contre cette maladie, poursuivit-elle en saisissant un autre cristal. Laissez-moi faire ! Dans quelques instants, il en sera guéri.
— Quoi ? Qu’allez-vous me faire ? cria le voleur en se débattant vainement pour essayer de fuir. Laissez-moi !
— Pas question, jeune insouciant, poursuivit la cristallière. Tu vas par la même occasion me servir de guilimiu. Je n’ai encore trouvé personne qui veuille bien tenir ce rôle.
— Pitié ! Laissez-moi partir ! Je ne veux pas mourir !
— Allons ! Tu ne crois pas que tu en fais un peu trop ? Intervint Tulvarn ? Elle veut juste expérimenter sur toi ses cristaux guérisseurs. Et puis, tu ne vois pas qu’elle s’amuse ?
— Mais, je ne veux pas qu’on s’amuse à mes dépens !
— Penses-tu qu’elle voulait que tu la voles à ses dépens ?
— Mais voler, c’est mon métier !
— Ah oui ? Et c’est un beau métier ? Et amuseur cristallier, ça n’en est pas un beau ?
— Non, je ne connais pas ce métier. Et je ne veux pas servir de guilimiu !
— Alors comment penses-tu réparer ta tentative de vol ? demanda Jiliern. Crois-tu que je vais te laisser partir comme ça, pour que tu puisses facilement recommencer plus tard ?
— Mais, c’est mon métier ! Je ne sais rien faire d’autre. Il faut que je vole pour vivre !
— Eh bien, il va peut-être falloir songer maintenant à te reconvertir, car nous allons te signaler partout dans la région. Tu ne pourras plus rien y voler, car tout le monde sera sur ses gardes en ce qui te concerne.
— Pitié ! Pas ça ! Plutôt mourir !
— Ah, mais pas de problème, Tulvarn ici présent à ce qu’il faut pour ça, répondit la Vélienne amusée en pointant sa main droite vers le sabre du moine.
— Non, pardon ! Pitié, je ne voulais pas dire ça ! Je ne veux pas mourir non plus !
— Il faudrait savoir, poursuivit la femme. Bon ! alors tu vas me servir de guilimiu !
— Vous ne pourriez pas plutôt chasser les vrais ? Il y en a plein dehors !
— Eux ne sont pas en mauvaise santé.
— Mais, je ne le suis pas non plus !
— Si ! tu voles les gens. C’est une grave maladie, ça !
— Non ! C’est mon métier ! Ce n’est pas une maladie, s’offusqua l’intrus en geignant.
— Les métiers ne font pas de tort aux gens. Voler leur nuit au contraire fortement.
— Et vous servir de guilimiu, vous croyez que ça ne va pas me faire de tort ?
— Bon ! Assez joué maintenant ! intervint Tulvarn qui commençait à trouver l’échange stérile. Que comptes-tu faire pour éviter de nous nuire à l’avenir ?
— Voler pour vous ?
— Tu trouves ça intelligent, alors qu’on vient de te parler de la nocivité du vol ?
— Pourquoi nocif, puisque ça me permet de vivre ?
— Et les autres ? Ceux que tu voles ? Ce n’est pas nocif pour eux ? D’où sors-tu ?
— Comment ça, sieur Tulvarn, d’où je sors ?
— D’où viens-tu pour ne pas connaître les torts causés par le vol ? Ou bien tu le fais exprès et tu te fous vraiment de nous ? Penses-tu que la patience d’un moine est à toute épreuve ?
— Non, sieur Tulvarn, je n’oserais pas.
— Ouais, j’ai du mal à te croire, vois-tu ? Un voleur est souvent quelqu’un de rusé, de roublard… et tu pourrais très bien t’efforcer de sauver ta peau en te jouant de nous. Trêve de bavardages ! Je vais t’offrir une occasion de te racheter. Jiliern et moi-même allons bientôt partir à la recherche d’une mystérieuse relique et tes aptitudes spéciales pourraient nous être utiles.
— Une relique ? interrogea le voleur avec une étincelle d’intérêt dans les yeux. Quelle relique ?
— Tu as peu de chances de la connaître. Même mon maître n’en sait presque rien.
— Dites toujours !
— Le Tétralogue.
— Hum, jamais entendu parler, répondit le voleur quelque peu déçu. Comment savoir ce qu’elle vaut alors ?
— Je ne m’occupe pas de savoir ce qu’elle vaut. La seule chose qui me préoccupe est de devoir la trouver. Alors, veux-tu nous aider à la trouver ? Oui ? Ou non ?
— Qu’est-ce que j’y gagnerais si je ne sais pas ce qu’elle vaut ?
— Tu y gagneras au moins de ne pas être montré du doigt dans tout le pays.
— Je pourrais toujours changer de pays.
— Ta réputation t’y suivrait. Plusieurs ici s’arrangeraient très bien pour ça. Ne cherche pas toujours ce que tu pourrais gagner. Si tu veux un conseil amical, cherche plutôt ce que tu pourrais apporter de mieux. Tu verras que c’est bien plus gratifiant que ce qu’un vol peut procurer.
— … Je ne sais pas. J’ai des doutes.
— Nous avons tous des doutes. Moi-même j’ai de gros doutes. Pour commencer, j’ignore si cette relique existe vraiment. Mais veux-tu tenter l’aventure avec nous ? Pour une fois, tes compétences pourraient servir un but plus noble.
— Qu’est-ce qui me garantit que votre but est noble, d’abord ?
— Rien ! Je pourrais même être un faux moine, tant qu’à y être. À qui ou à quoi fais-tu confiance d’habitude dans la vie ?
— Euh… Je ne sais pas… Je n’ai confiance en personne, en fait.
— Oui, c’est un peu compréhensible de la part de quelqu’un qui a érigé le vol en art de vivre. Confiance en quelque chose, malgré tout ?
— Maintenant que vous posez la question, sieur Tulvarn, oui, il y a une chose en laquelle j’ai confiance : mon habileté.
— Bon, c’est un début. Et cesse-donc de m’appeler « sieur », s’il te plaît. Comment te nommes-tu d’ailleurs ?
— Gnomil, sieur Tulvarn. Oups ! Pardon, Votre Éminence.
— Non ! « Tulvarn », simplement ! Un moine n’a rien d’éminent. Du moins à part peut-être lorsqu’il devient maître. Et je suis loin de l’être.
— D’accord… Tulvarn, répondit Gnomil avec une certaine difficulté. Il n’était pas habitué à s’adresser ainsi à un moine. Pour lui, les moines représentaient des personnes vraiment spéciales.
— Tu t’y feras, tu verras, du moins si tu acceptes ma proposition. Alors ?…
— D’accord. J’accepte de vous accompagner. J’espère ne pas m’en mordre les doigts et que cette relique existe bien.
— Bien, alors comme nous devons encore rester ici quelques jours, le temps que Jiliern se rétablisse suffisamment de sa blessure, tu as peut-être le temps de passer chez toi. Tu pourrais y chercher ce qui te serait utile. Habites-tu loin ?
— Non, à seulement quelques heures de marche.
— Nous attendrons ton retour. Au cas où tu nous fausserais compagnie, nous saurions avertir rapidement les gens du danger que tu représentes pour eux.
— Oui, je n’en doute pas. Mais n’ayez crainte… Tulvarn. Je vous donne ma parole.
— Hum ! intervint Jiliern, je me demande dans quelle mesure on peut faire confiance en la parole d’un voleur.
— Tenez, Madame Jiliern ! Est-ce que ça peut vous aider à me croire, répondit Gnomil en sortant quelque chose de sa toge à la hauteur de son torse (il s’agissait d’un petit cylindre métallique gravé de caractères et symboles inconnus. Il dépassait à peine de la paume de sa main). J’ai trouvé ça dans la maison d’un forgeron. Et je ne pense pas qu’il en soit l’artisan. Vous pourriez facilement l’échanger chez des érudits. Je le récupérerai à mon retour.
— Bon, d’accord ! finit par répondre la Vélienne seulement à demi convaincue. Allez-y Gnomil ! Nous attendrons votre retour avant de nous mettre en route. Je devrais être pleinement rétablie d’ici là. Au moins vous n’emportez pas mes précieux cristaux.
— Je serai normalement de retour d’ici deux jours si tout va bien.
— À bientôt, Gnomil, termina Tulvarn. J’espère que tu ne vas pas nous faire regretter de te laisser ainsi partir.
— Vous ne le regretterez pas. Vous m’avez trop accroché avec votre affaire de relique. Je suis un voleur, mais aussi très curieux.
Le jour commençait à se lever lorsque Gnomil sortit pour rentrer chez lui, laissant Tulvarn et Jiliern pensifs, toujours debout dans la cuisine.
(Suite : Le Tétralogue — Roman — Chapitre 5)
⚠ Les points de vue exprimés dans l’article ne sont pas nécessairement partagés par les (autres) auteurs et contributeurs du site Nouveau Monde.