« La langue anglaise n’existe pas »

17/05/2024 (2024-05-09)

C’est du français mal prononcé

[Source : folio-lesite.fr]

Par Bernard Cerquiglini

Extraits du livre

Langue officielle et commune de l’Angleterre médiévale durant plusieurs siècles, le français a pourvu l’anglais d’un vocabulaire immense et surtout crucial. Traversant la Manche avec Guillaume le Conquérant, il lui a offert le lexique de sa modernité. C’est grâce aux mots français du commerce et du droit, de la culture et de la pensée que l’anglais, cette langue insulaire, est devenu un idiome international.

Les « anglicismes » que notre langue emprunte en témoignent. De challenge à vintage, de rave à glamour, après patch, tennis ou standard, de vieux mots français, qui ont équipé l’anglais, reviennent dans un emploi nouveau ; il serait de mise de se les réapproprier, pour le moins en les prononçant à la française. Avec érudition et humour, Bernard Cerquiglini inscrit la langue anglaise au patrimoine universel de la francophonie.

Parti pris

« C’est icy un Livre de mauvaise foy, Lecteur. » Il faut de l’audace pour citer Montaigne à rebours ; nous aurons cet aplomb : la mauvaise foi est ici proclamée, assumée, réfléchie.

Nul n’ignore en effet, et au premier chef le linguiste de profession auteur de ces lignes, que la langue anglaise existe. Elle est parlée (langue maternelle ou seconde) par plus d’un milliard d’êtres humains ; et tant d’autres la désirent, qui en barbouillent leur parlure native. L’anglais domine la production éditoriale et l’espace numérique de la Toile. C’est en outre un idiome difficile, qu’il est fort aisé de mal parler, tout en particularités et en coutumes ; si le réel est ce à quoi on s’affronte, l’anglais témoigne âprement de la réalité langagière.

Contre toute évidence, nous soutiendrons néanmoins qu’il n’est pas de langue « anglaise », telle du moins que la présentent les manuels et encyclopédies : un parler germanique occidental issu du nord de l’Europe (Saxons) et développé en Angleterre. Cette pensée de l’origine masque la vérité (et le succès) de la langue anglaise, qui doit tout à son histoire. Car ce vainqueur de la mondialisation est un ensemble hétéroclite d’emprunts, manteau d’Arlequin lexical, porte ouverte avec bienveillance à tous les mots du large. Sa souplesse, sa capacité d’absorption sont une vertu : l’anglais manque rarement de mots pour dire le monde, car il les a glanés çà et là. Comme le remarquait en 1578 John Florio (qui écrivit peut-être les pièces de Shakespeare) : « Ouvrez un livre et observez ; vous n’y trouverez pas quatre mots ensemble de vrai anglais. » Nous irons plus loin : la puissance véritable de l’anglais et son prestige universel, sa valeur, son aptitude à traiter de tout, tiennent au recours massif à une langue particulière : le français.

Les manuels de linguistique en conviennent, avec un rien d’aigreur quand ils sont anglophones : plus du tiers du vocabulaire est d’origine française ; si l’on ajoute les mots imités du latin, la barre des 50 % est dépassée. L’anglais, empli de français, de normand, de latin est une langue plus romane que germanique ; l’ossature saxonne se revêt d’une plantureuse et précieuse chair issue de la romanité. Au-delà des chiffres, il importe de comprendre que la langue française a fourni à l’anglais sa couleur et son originalité, son prix : un vocabulaire abstrait, le lexique du commerce et de l’administration, ses termes du droit et de la politique, etc., tout ce qui a fait d’elle une langue internationale recherchée, employée, estimée comme telle. Nous ne craindrons pas d’affirmer que l’anglais doit au français son rayonnement mondial ; nous soutiendrons qu’à travers lui, c’est le français qui rayonne.

Georges Clemenceau, qui parlait l’anglais, cultivait l’humour et pratiquait l’effronterie avec aisance, avait coutume de dire : « La langue anglaise n’existe pas ; c’est du français mal prononcé. » De plus, il ne manquait pas de lectures : dans Le Vicomte de Bragelonne, Alexandre Dumas fait prononcer à d’Artagnan, en mission secrète à Londres, ce jugement définitif ; rendons à Dumas ce qui appartient à Alexandre. Mais l’on doit aussi à Clemenceau cette affirmation péremptoire : « L’Angleterre n’est qu’une colonie française qui a mal tourné. » Le Tigre nous a régalés de tant de mots brillants ; nous lui attribuerons, au nom d’une mauvaise foi partagée et dont cet ouvrage s’honore, la formule qui résume notre propos.

Une variété de français semée puis élevée en Angleterre a transmué l’anglo-saxon, qui est ainsi parti à la conquête du monde ; nous pouvons nous en montrer satisfaits, et témoigner à la langue anglaise une paternelle sympathie. En regrettant toutefois que son triomphe s’accompagne désormais d’une tendance au minimalisme : l’envahissant anglais d’aéroport se révèle du français singulièrement indigent. Nous ne saurions donc lui donner la palme ni notre faveur ; encore moins nous y rallier.

L’essor mondial de l’anglais est un hommage à la francophonie, l’acquittement d’une dette séculaire envers notre idiome. De cette langue française, universelle et prodigue, nous avons les meilleures raisons de faire le plus constant et intrépide usage, ainsi que le plus grand cas.

Un peu d’histoire

Que le vieil anglo-saxon parlé en Angleterre depuis le Ve siècle ait bénéficié, à partir du XIe siècle, d’une véritable transsubstantiation francophone tient à des faits historiques bien connus et que nul ne conteste. Il convient, en ouverture de cet ouvrage, de les rappeler à grands traits : le cadre sera ainsi posé, dont nous ne manquerons pas toutefois de nous échapper dès que possible.

La francisation de l’anglo-saxon est due à une véritable colonisation (1066-1260), suivie par une période d’emploi en langue seconde (1260-1400) ; elle fut complétée par une ascendance prestigieuse (xve siècle-1945).

La colonisation a commencé le plus simplement du monde : par une flèche normande pénétrant l’œil de Harold. Depuis l’an mille des liens étroits rapprochaient l’Angleterre et la Normandie. Le roi Édouard le Confesseur (1042-1066), petit-fils d’un duc de Normandie, y avait été élevé. À sa mort sans héritier, le trône échoit à Harold, comte de Wessex. Mais Guillaume, puissant duc de Normandie, qui avait été secrètement encouragé par Édouard, revendique la Couronne. Ayant levé une armée, il débarque en septembre 1066, rencontre l’armée adverse à Hastings le 14 octobre. Harold est tué, son armée mise en déroute ; en décembre, Guillaume, désormais « Le Conquérant », est couronné roi d’Angleterre. Commence alors une colonisation normande : Guillaume confisque les terres, les biens des nobles, les charges ecclésiastiques ; il les distribue à ses fidèles. Une aristocratie normande se substitue à la Couronne et s’installe, fait venir marchands et artisans du continent ; le peuple anglo-saxon et sa langue subissent le joug. Pendant plus d’un siècle, les classes supérieures ont pour langue maternelle le français, dans lequel est rédigée une brillante littérature, que favorisent les Plantagenêts ; les échanges avec la Normandie, avec la France sont constants ; les prétentions au trône de France en témoignent.

Toutefois, la perte de la Normandie par la couronne anglaise (1204), la fin des échanges, les rivalités et les guerres (dont celle de Cent Ans), l’essor d’un sentiment patriotique (et linguistique) anglais font reculer l’usage du français, qui n’est plus langue maternelle. Il maintient néanmoins largement ses positions, les renforçant même, au cours des XIIIe et XIVe siècles, en tant que langue seconde (apprise), dans l’enseignement, le commerce et le droit. Le français est alors la langue de culture, de gouvernement, d’administration et de justice, de commerce, de communication de la société anglaise : il est le véhicule d’innombrables professions et activités. Cette langue officielle et commune perd lentement ses emplois et privilèges à partir du XVe siècle jusqu’à la fin du XVIe ; ensuite, l’usage universel de l’anglais s’impose.

Durant quatre siècles l’empreinte du français sur cette langue fut puissante et profonde ; la francisation qui en résulte se comprend. On l’attribue très généralement à un bilinguisme socialement hiérarchisé ; le français a pourvu l’anglo-saxon d’un lexique noble et de registre élevé. On cite à l’envi ce passage d’Ivanhoé de Walter Scott (1819) ; au premier chapitre du roman, le serf Wamba déclare à son ami porcher :

« Le bœuf s’appelle ox quand il est sous la garde de misérables serfs comme toi ; mais il devient beef lorsqu’il arrive devant les honorables mâchoires destinées à le consommer. De même mynheer calve devient monsieur le veau ; il est saxon tant qu’il a besoin de soins, et prend un nom normand aussitôt qu’il peut être mangé. »

Bien avant les recherches savantes sur l’histoire de la langue anglaise, Scott, en ouverture d’un roman patriotique, avait relevé et déchiffré la dualité (ox/beef, calf/veal, pig/pork, etc.) du lexique anglais : le même animal est désigné par un mot saxon quand il pait dans le pré, par un terme français quand on le sert à table. La langue française des nobles, des écrivains, des commerçants, plus tard des juristes, est venue s’installer au sein de l’anglo-saxon.

Cela d’autant plus que, l’anglais étant maitre chez lui à partir du XVIe siècle, il a continué à bénéficier de l’apport du français, langue prestigieuse de l’Europe jusqu’au XIXe siècle. Un volumineux lexique a traversé la Manche, selon un flux qui ne s’est inversé véritablement qu’à partir de 1945. On redoute et dénonce de nos jours une « invasion » d’anglicismes ; jusqu’à la Libération, voire les années 1960, c’est le français qui se plut à « envahir » l’anglais. Ou plutôt, qui fut appelé à enrichir un idiome qui manquait de termes dans bien des domaines : commerce, artisanat, armée, art de vivre, galanterie. Des centaines de mots furent importées. Au XVIIIe siècle, une gallomanie qui emprunte ballet, connoisseur, coquette, coterie, intrigue, soubrette, etc., déclenche la fureur des puristes et défenseurs de l’idiome national. En 1708, Daniel Defoe s’insurge contre le recours aux mots étrangers :

« I cannot but think that the using and introducing of foreign terms of art or foreign words into speech while our language labours under no penury or scarcity of words is an intolerable grievance. » (Essay upon Projects)

Sans en avoir conscience, il use dans sa diatribe d’une majorité de termes issus du français (nous les avons placés en italiques). Que l’on ouvre aujourd’hui un roman, un journal, un blog anglophones pour y compter les termes venus du continent, on vérifiera alors aisément cette maxime : qui s’exprime en anglais parle largement français.

Il est manifeste que l’influence du français sur l’anglais fut des plus fortes : elle est sans doute un des exemples les plus spectaculaires d’emprise d’un idiome sur un autre. Sans les Normands, l’anglais serait aujourd’hui un second néerlandais.

Dans cet ouvrage, nous irons plus loin. Dépassant cet historique généralement admis, nous adopterons une autre perspective. Nous montrerons d’abord que la langue anglaise est du français : pour l’essentiel et dans ce qui lui assure sa prépondérance internationale. Revenant ensuite à nouveaux frais sur les raisons historiques de l’éminente francité de cette langue, nous établirons tout simplement que la francophonie est née en Angleterre, dans les années 1300.

Chapitre premier
L’ANGLAIS EST (LARGEMENT) DU FRANÇAIS

« The trouble with the French is that they have no word for entrepreneur. » On attribue cette déclaration péremptoire au président des États-Unis d’Amérique George W. Bush, blâmant l’incapacité économique française. Dans le parler du président étatsunien, « an entrepreneur » énonce mieux que « a businessman » la dynamique du capitalisme ; un entrepreneur prend des risques pour fonder une entreprise, créer des emplois, faire du profit : tout ce que les Français, englués dans la routine et l’administration, dans les corporatismes, ne sauraient faire. Le président Bush semble ignorer toutefois que ce mot entrepreneur, emblématique de l’anglais des affaires, est français. L’anecdote, si elle est avérée, est piquante ; elle montre la part centrale du vocabulaire français au sein du lexique anglo-saxon le plus moderne.

Le premier contact avec la langue anglaise en donne le sentiment ; bien des mots d’usage courant laissent transparaitre leur origine, et tout spécialement à la lecture ; citons age, advantage, air, approach, balance, beauty, blame, cage, chair, charge, chimney, cider, city, country, cruel, different, fine, flower, fruit, gain, guide, jolly, journey, judge, juice, just, language, lamp, large, marriage, money, niece, nourish, part, to pay, people, person, place, prince, profound, real, river, season, siege, sojourn, table, travel, use, vain, vice, etc. Ces termes donnent raison à Georges Clemenceau. Inversement, nous verrons dans cet ouvrage que des mots à l’allure très saxonne et paraissant strictement indigènes, comme avoid, disease, endeavour, faith, fee, fuel, gown, plenty, poor, rob, rule, size, stay, very, wait, proviennent du continent. L’anglais est tissé de français. « My tailor is rich », la célèbre première phrase de L’anglais sans peine (Assimil, 1929) est à moitié française : le substantif tailor (fr. tailleur) et l’adjectif rich (fr. riche) trahissent leur provenance ; ils procurent en outre son sémantisme à la phrase. Notre ami Daniel Levin Becker, de l’Oulipo, a recueilli pour nous des phrases franco-anglaises ; citons :

The judge, in her robes, regarded me with an air of reproach.

Despite all my rage, I am still just a rat in a cage.

Le nombre confirme cette impression : l’anglais actuel comporte plus de 80 000 termes d’origine française, c’est-à-dire l’équivalent d’un Petit Larousse. On relève en moyen anglais (état de la langue anglaise de la conquête normande à la seconde moitié du XVe siècle) 10 000 mots français, dont les trois quarts sont encore en usage. Plus tard, on note que 40 % des 15 000 mots de l’œuvre de Shakespeare (de 1590 à 1613) sont d’origine française. On trouve enfin le même pourcentage dans la version anglaise actuelle de la Bible. Les chiffres sont stables ; au total, afin de mesurer une influence qui a duré, rappelons-le, de 1066 à 1945, on s’accorde sur les estimations suivantes :

Origine du vocabulaire anglais
Français29 %
Latin29 %
Germanique26 %
Autres16 %

La langue anglaise est donc majoritairement (58 %) « romane ».

Au-delà du quantitatif observons que le français s’est installé en souverain dans la langue anglaise. « Invasion », pour reprendre le terme dont on qualifie de nos jours l’influence de l’anglais sur notre idiome ? Quelques faits donnent à le penser : la colonisation des terres et des biens s’est accompagnée de celle des mots. Au cours du Moyen Âge, des vocables français éliminent des termes bien vivants du vieil anglais (état de la langue du Ve siècle à la conquête normande), et cela en tout domaine : le saxon chapman, « commerçant », sort de l’usage, au profit du français merchant, comme le fait le vieil anglais lēod(e), supplanté par le français people ; les nombreux vocables du vieil anglais désignant un conflit (dont le courant orlege) sont évincés par le normand war ; le vieil anglais ēam disparait devant le français uncle (il en est de même pour d’autres termes de parenté, qui cèdent la place à aunt, nephew, niece). Des couples lexicaux sont défaits, le second élément étant éliminé en faveur d’un emprunt. Ainsi, le lien ancien peut se rompre entre un substantif et son correspondant adjectival : mouth a désormais pour adjectif le français oral ; de même town avec urban, house avec domestic, mind avec mental. Un verbe n’a plus de substantif dérivé propre : to owe a désormais pour correspondant le français debt.

Le français est venu garnir une langue qui manquait de vocabulaire. Cet apport est immense, varié, décisif : Anthony Lacoudre, dans son Incroyable histoire des mots français en anglais en donne un tableau saisissant. Nous étudierons cette emprise. Pour chacun des domaines examinés, une liste donnera l’impression générale ; certains mots seront éclaircis entre parenthèses, d’autres, dignes d’intérêt, commentés en dessous : ce sera l’occasion de mesurer concrètement l’influence française et de se donner une première idée des chemins qu’elle a suivis1.

LA FRANCITÉ DU VOCABULAIRE ANGLAIS

L’influence française ayant commencé par la colonisation normande, et notamment par la substitution d’une aristocratie à une autre, on ne s’étonnera pas que le vocabulaire nobiliaire anglais soit français :

Noblesse : baron, baronet, count, countess, court, crown (fr. couronne), duchess, duke, esquire, majesty, monarch, monarchy, noble, nobility, peer (fr. pair), prince, realm (a. fr. realme, fr m. royaume), regent, reign, royal, sire, sovereign, throne, vassal, viscount.

  • Esquire, « Monsieur », de l’a. n. esquier, variante de l’a. fr. escuyer, issu d’escu, « bouclier » : c’est au départ le jeune homme qui porte le bouclier du chevalier. L’anglais a conservé la forme médiévale normande (avec i).

Le vocabulaire nobiliaire est français : earl, king, kingdom, knight, lord, queen font seuls exception. On sait que la monarchie britannique affiche encore des estampilles de sa francophonie. « Honni soit qui mal y pense » est la devise de l’Ordre de la Jarretière, créé en 1348 par le roi Edward III, qui ne craignit pas d’arborer la jarretière que la comtesse de Salisbury avait perdue en dansant ; « Dieu et mon droit » est le cri de guerre lisible sur les armes d’un monarque qui approuve les bills (forme normande du latin bulla, « bulle ») du parliament (fr. parlement) par la formule « Le Roi le veult », etc. Ajoutons que l’on note encore dans certains titres, comme Prince Regent, Princess Royal, la postposition française de l’adjectif.

La féodalité s’exprimait en français ; elle a fécondé la langue anglaise :

Féodalité : chivalry, homage, liege (fr. lige), peasant (fr. paysan), poor, suzerain, tenant, vassal, villain.

  • Poor, « pauvre », de l’a. n. poure, var. de l’a. fr. povre (fr. m. pauvre), issu du latin pauper.
  • Villain, « paysan de basse condition », de l’a. fr. vilain, « habitant de la compagne », issu du latin villa, « ferme ». L’anglais a gardé le sens primitif de vilain, qui a rapidement pris en français des valeurs morales et physiques péjoratives.

Plus généralement, le vocabulaire médiéval de l’administration, de la politique, de la justice, etc., était français ; il l’est resté, conforté par de nouveaux emprunts à la Renaissance.

Gouvernement : authority, baillif (fr. bailli), council (fr. conseil), country (fr. contrée), government, mayor (fr. maire), obey, parliament, people (fr. peuple), rule, state (fr. État), treaty.

  • Parliament, « parlement », de l’a. fr. parlement, « conversation », puis « assemblée délibérante », issu du verbe parler. En anglais le terme a désigné un corps législatif : il a pris le sens d’assemblée législative, puis de réunion de la chambre des lords et de celle des communes. En français, parlement se disait d’un corps judiciaire : un Parlement était une cour souveraine de justice jusqu’à la Révolution. Au XIXe siècle, le français a adopté la signification anglaise, « assemblée détenant le pouvoir législatif ». L’actuel mot parlement est donc à la fois un anglicisme et un ancien mot français.
  • Rule (verbe), « commander », de l’a. fr. riule, « règle », issu du latin regula. L’anglais a conservé le mot médiéval, éliminé du français par la forme règle, copiée sur le latin.

Relèvent de ce vaste domaine institutionnel :

Art de la guerre : admiral, armour (fr. armure), army, artillery, battalion, battle (fr. bataille), captain, cavalry, colonel, combat, defense, dungeon, garrison (fr. garnison), general, infantry, lieutenant, navy, peace, rampart, regiment, sergent, troops, war.

  • Navy, « marine », de l’a. fr. navie, issu du latin pluriel collectif navia, de navis, « bateau », qui a donné nef. Navie a disparu du français, au profit de flotte et de marine.
  • Peace, « paix », de l’a. fr. pais (fr. m. paix), issu du latin pacem. L’anglais prononce encore la consonne finale de l’a. fr. pais.
  • War, « guerre », de l’a. n. warre, var. de l’a. fr. guerre, d’un germ. werra. Le mot anglais war possède deux traits phonétiques normands (que nous verrons plus loin) : l’initiale w pour le fr. g, l’ouverture de la voyelle e en a par la consonne r.

Notons que war and peace sont deux mots venus de France ; le premier est normand.

Église : abbey, benediction, bible, cardinal, cathedral, clergy, cloister (fr. cloître), confession, convent (fr. couvent), diocese, divine, faith, friar, mass (fr. messe), paradise, parish, prayer (fr. prière), preach (fr. prêcher), priest (fr. prêtre), religion, repent, sacrament, saint, sermon, temple, vicar.

  • Faith, de l’a. fr. feid, issu du latin fides. Feid est devenu foi par évolution du groupe ei en oi, et disparition du d final, qui fut quelque temps prononcé avec la langue entre les dents. La prononciation anglaise actuelle témoigne de cette prononciation médiévale.
  • Friar, issu d’une variante normande de l’a. fr. frère. En normand, la consonne r ouvre en a la voyelle e qui précède : mar pour mer, Piarrot pour Pierrot ; frère est devenu friare, qui a donné l’anglais friar.
  • Parish, « paroisse », de l’a. n. paroche, variante de l’a. fr. paroisse. En normand, le groupe -ss- est prononcé -ch-.

Justice : accuse, advocate, appeal, arrest, arson, assizes, attorney, burglar, claim, clerk, court, crime, damage (fr. dommage), deliberation, evidence, heir, felon, judge, jury, justice, larceny (fr. larcin), magistrate, pardon, plead (fr. plaider), pledge, prison, sentence, slander, treason, tribunal, victim.

  • Arson, « incendie volontaire », de l’a. fr. arson, de même sens, fait sur le participe passé ars du verbe ardoir, « brûler », du latin ardere.
  • Attorney, « avocat », de l’a. fr. atorné, « nommé » puis « qui représente devant un juge ». Atorné était le participe passé du verbe atorner, de a + torner, « mettre dans un état », d’où « nommer, mandater ».
  • Burglar, « cambrioleur », de l’a. n. burgler, « cambrioleur », var. de l’a. fr. burgier, de même sens, déverbal de burgier, « piller », d’un bas latin furicare, « heurter », avec changement de l’initiale.
  • Claim (verbe), « revendiquer », de l’a. fr. clamer, « citer en justice », du latin médiéval clamare, « faire appel à une autorité ». L’anglais conserve l’emploi ancien d’un verbe qui a pris en français le sens du latin classique, « s’écrier à voix forte ».
  • Evidence, emprunté (avec sa signification) à l’a. fr. évidence, issu d’un latin evidentia dérivé d’evidens, « qui se voit de loin ». Toutefois l’anglais evidence a pris au XVIe siècle le sens d’« information établissant un fait dans une enquête » ; d’où l’emploi courant de « preuve ».
  • Heir, « héritier », de l’a. fr. heir, de même sens, issu d’un bas latin herem (latin classique heredem). L’a. fr. heir est devenu hoir, avant d’être remplacé (vers 1300) par héritier. Hoir ne subsiste plus que dans le français juridique.
  • Jury, de l’a. fr. jurée, « serment », les personnes réunies pour enquêter ou statuer étant liées par un serment. L’anglais jury a été emprunté par le français du droit à la fin du XVIe siècle ; un vieux mot français a fait retour.
  • Pledge, « caution, promesse », de l’a. fr. plege, de même sens, d’un bas latin plebium, issu d’un germ. plegan, de même sens. En français, le mot, sous la forme pleige et avec le sens « qui sert de caution », ne s’emploie plus qu’à propos du droit ancien ; il est courant en anglais, avec la signification nouvelle et propre de « promesse, engagement ».
  • Slander, « diffamation », de l’a. fr. (et fr. m.) esclandre, du latin scandalum, « piège » (qui a aussi donné scandale par calque savant). L’anglais a conservé le sens médiéval dérivé de « calomnie », en pratiquant la chute de l’initiale (les linguistes parlent d’aphérèse) : esclandre > slander. Cette disparition de l’initiale du mot est systématique ; elle sera étudiée plus loin.

Comme le remarquait avec humour la philologue Mildred K. Pope, « en matière de justice et de police, seule la potence (gallows) est une institution anglaise ».

Un cas particulier exemplaire, celui des impôts :

Administration fiscale : chancellor, budget, control, exchequer, revenue, tax, treasury.

  • Exchequer, « échiquier, ministère des Finances », de l’a. fr. eschequier (fr. échiquier), dérivé du mot échec. Eschequier, « jeu d’échecs », s’est dit de toute surface faite de carrés contigus, notamment des tapis quadrillés sur lesquels les banquiers médiévaux faisaient leurs comptes ; d’où l’emploi, en Normandie puis en Angleterre, au sens de « trésor royal ». L’anglais Chancellor of the Exchequer a conservé ce sens médiéval.

Ces termes administratifs sont des emprunts anciens. Notons que la langue politique anglaise, au cours des siècles suivants, s’est nourrie de vocabulaire français (constitution, democracy, election, ministre, motion, petition, etc. ; vote fut copié au XVIe siècle sur le latin votum, « vœu »). Le lexique parlementaire britannique fut adopté au XVIIIe siècle par les philosophes des Lumières puis par la Révolution. Ces anglicismes venant équiper la pensée puis l’action politiques françaises étaient en fait des vocables autochtones.

L’aristocratie normande ayant encouragé le commerce, l’effet s’en fit sentir :

Commerce : barber, bargain, butcher (fr. boucher), butler, caterer, debt, grocer, merchant, money, pay, shop, store, tailor.

  • Bargain (verbe), « marchander », de l’a. fr. bargainier, « marchander », puis « hésiter », d’origine germanique discutée. En France, le verbe ne se relève que dans la locution sans barguigner, « sans hésiter » ; il est resté fréquent au Canada (barguiner) au sens de « marchander ».
  • Cater (verbe), « fournir, alimenter », issu (avec aphérèse) de l’a. n. acater, var. de l’a. fr. acheter, d’un latin accaptare, « se procurer ». Le sens propre à l’anglais provient sans doute du métier de caterer, issu (par aphérèse) de l’a. n. acatour, qui désignait « celui qui achète des provisions, afin de les fournir à d’autres ».
  • Grocer, « épicier », de l’a. n. grosser, var. de l’a. fr. grossier, « épicier en gros », dérivé de gros.
  • Shop, « boutique », de l’a. fr. eschoppe (fr. m. échoppe), du néerlandais schoppe, de même sens. Le mot anglais résulte d’une chute de l’initiale (aphérèse) : échoppe > shop.
  • Store, « provisions, magasin », de l’a. fr. estore, « provisions », déverbal d’estaurer, « renouveler », d’un latin instaurāre, de même sens. Chute de l’initiale : estore > store.

Plus tard, vinrent, copiés sur le latin ou le français savant, des termes formant un vocabulaire de l’économie :

Économie : commerce, economy, entrepreneur, enterprise, finance, inflation, recession, speculation.

Notons en revanche le faible nombre d’emprunts dans le secteur agricole (à l’exception de farm, issu du français ferme), la pêche et la navigation, secteurs laissés au peuple saxon.

Au-delà de la gestion des personnes et des biens, et dépassant la période médiévale, plusieurs domaines témoignent d’une très forte influence française sur le lexique anglais.

Nourriture : appetite, bacon, beef, boil (fr. bouillir), cellar (fr. cellier), claret, dinner, feast, flour, fry (fr. frire), goblet, grape, mackerel (fr. maquereau), mince, mushroom, mustard, mutton, oil, plate, pork, porridge, roast (fr. rôtir), salad, salmon, sauce, sausage, soup, stew, stout, sugar (fr. sucre), supper, taste, toast, veal.

  • Claret, de l’a. fr. (vin) clairet, « vin aromatisé de miel et d’épices ». En anglais, le mot a désigné le vin rouge, puis le bordeaux, production de l’Aquitaine, longtemps possession anglaise.
  • Flour, « farine », de l’a. fr. fleur, « poudre issue de la mouture de froment », issu du latin florem, « fleur, partie la plus fine ». Le français, qui a adopté farine, ne connait plus que la locution la fine fleur ; l’anglais est conservateur.
  • Mince (verbe), « hacher », de l’a. fr. mincier, « couper en petits (minces) morceaux », issu d’un latin minutiare, dérivé de minutus « menu ». Mincier s’est maintenu en français dans son dérivé émincer.
  • Mushroom, « champignon », de l’a. n. mousheron, variante du fr. mousseron, du bas latin mussario : le groupe -ch- normand correspond au français -ss-. On voit que le terme général anglais pour désigner le champignon provient d’un mot français désignant un cryptogame particulier, le mousseron.
  • Oil, « huile (d’olive) », de l’a. n. olie, var. de l’a. fr. oile, du latin oleum, de même sens. L’anglais conserve la forme ancienne du mot, devenue uile puis huile au XIIIe siècle.
  • Plate, « assiette », de l’a. fr. plate, « pièce de vaisselle à fond plat », issu du latin plattus, « plat ». L’anglais témoigne de la pratique collective du repas médiéval : on mangeait dans le même plat. Le français a suivi l’évolution des manières de table, en adoptant assiette, issu d’asseoir, « situation d’un convive à table », puis « plat dans lequel on le sert ».
  • Porridge, « bouillie de céréales », de l’a. fr. pottage, « aliments cuits au pot ». La forme anglaise ancienne porredge laisse penser à un croisement avec porée, « soupe de poireaux », dérivé de poireau. L’anglicisme porridge, emprunté par le français au XIXe siècle, marque le retour d’un vieux mot.
  • Roast beef, « rosbif », composé de l’adjectif roast, issu du participe passé du verbe français médiéval rostir et du substantif beef, de l’a. fr. buef, « bœuf ».
  • Stew, « ragout » de l’a. fr. estuver (fr. m. étuver), d’un latin extupare, d’extupa, « bain de vapeur ». Le français d’Angleterre lui a donné le sens de « cuire lentement à l’étouffée » (XIVe siècle), passé en anglais (XVe siècle), d’où le déverbal stew, « ragout » (XVIIIe siècle).
  • Stout, « bière brune », de l’adjectif anglais stout, « robuste », issu de l’a. fr. estout « hardi », du germ. stolt, de même sens.
  • Taste (verbe), « gouter, avoir une saveur », de l’a. fr. taster (fr. m. tâter), d’un latin taxare, « toucher fortement ». Taster a pris dès le XIIe siècle le sens de « gouter à », conservé dans taste-vin et par l’anglais. En revanche seule cette langue a développé (au XVIe siècle) la signification « avoir une saveur ».

1. a. n. = ancien normand ; a. fr. = ancien français ; fr. m. = français moderne ; germ. = germanique.

Conviction

Du long séjour qu’il fit en Angleterre, entre 1066 et 1400, le français peut se montrer fier. Il a développé la langue anglo-saxonne, lui offrant le lexique de sa modernité et de son rayonnement. L’anglais en tant qu’idiome international est pour l’essentiel du français : la fortune de la langue anglaise est un de ses plus beaux achèvements.

Dans le même temps, le français insulaire s’est accru lui-même, rénovant son lexique plus vite et mieux que dans sa variante continentale : les innombrables faux amis et anglicismes pendulaires en témoignent. Le dynamisme ilien dont il fit preuve a multiplié les inventions : la littérature, l’écrit professionnel, l’enseignement de la langue, la grammaire, la francophonie. Le français connut outre-Manche une de ses périodes les plus fécondes.

Nous constatons aujourd’hui, non sans chagrin, qu’afin de gagner des parts de marché et les cœurs l’anglais international se simplifie. Le global English est délibérément basic, jargon utilitaire à la syntaxe appauvrie, au lexique minimal. Dans ce fâcheux « desespéranto », les francophones ne reconnaissent rien de leur langue ; ils ont toutes raisons d’en refuser l’usage. En outre, pourquoi se résoudre à cette pauvreté quand la traduction automatique, aux progrès vertigineux, permettra bientôt de s’exprimer, avec aisance et précision, dans son langage et de se faire comprendre ? Le proche avenir est aux langues.

Le plurilinguisme mondial, dialogue des idiomes et des cultures, est une richesse ; le français y prend toute sa part, tenant son rang, sauvegardant sa différence, préservant ses valeurs. Il y a sept siècles, il accompagna l’essor de la langue anglaise ; l’espace francophone aujourd’hui valorise de multiples compagnonnages. Il ne tient qu’à nous que la langue française serve encore longtemps le monde et sa diversité.

À propos de l’auteur

Universitaire, Bernard Cerquiglini fut professeur aux universités de Paris, Bruxelles et Baton Rouge, directeur de l’Institut national de la langue française (C.N.R.S.) ; il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages, dont L’Accent du souvenir et L’invention de Nithard (Minuit), Le Ministre est enceinte et Un participe qui ne passe pas (Seuil), Les Mots immigrés (avec Erik Orsenna) aux éditions Stock. Haut fonctionnaire, il fut notamment délégué général à la langue française et aux langues de France, recteur de l’Agence universitaire de la francophonie.

Il est membre de l’Ouvroir de littérature potentielle (Oulipo), et auteur-présentateur de l’émission « Merci professeur ! » (TV5Monde).

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