26/04/2023 (2023-04-26)
[Source : afrique-asie.fr]
[Illustration : Le général de Gaulle assiste à l’explosion en Polynésie de la 3e bombe atomique française, en 1966.
Photo Fondation Charles de Gaulle]
Durant toute la crise des euromissiles (de 1977 à 1987), et en général durant cette décennie Gorbatchev des années 1980, Mitterrand et Thatcher, qui ne s’aimaient pourtant guère, se tinrent fermement côte à côte pour repousser toute tentative de l’URSS et/ou des USA de faire figurer leurs arsenaux nucléaires dans les négociations sur les armes nucléaires « de théâtre à longue portée » (LRTNF, pour « Long-Range Theatre Nuclear Forces », toute une classe de missiles nucléaires dont la destruction fut décidée par le traité INF de décembre1987 entre les USA et l’URSS). De même lorsqu’on évoquait la possibilité que ces arsenaux soient partie prenante dans une négociation sur les armes stratégiques nucléaires… Quelles que soient les dénominations données à ces armes selon les missions et les capacités, Français et Britanniques sont dans une autre catégorie quantitative que les USA et l’URSS (la Russie).
Philippe Grasset
L’argument français — les Britanniques sont plus discrets, selon les époques, compte tenu du fait qu’ils dépendent entièrement des USA — est donc que l’arsenal français (autour de 350 têtes nucléaires) ne peut quantitativement figurer dans une négociation pour des accords de réduction avec des pays ayant plusieurs milliers de têtes nucléaires. C’est ce qu’a répété la porte-parole du ministère français des Affaires étrangères :
« Mercredi, la porte-parole du ministère français des Affaires étrangères, Anne-Claire Legendre, a déclaré que Paris ne pourrait participer à d’éventuelles négociations sur le contrôle des armes stratégiques que si la Russie et les États-Unis réduisaient considérablement leurs arsenaux nucléaires pour les ramener au niveau des arsenaux français. »
Là-dessus, le porte-parole de Poutine, Dimitri Pechkov, est interrogé à propos de cette déclaration : quelle est la position des Russes ? La réponse est tranchante comme une lame de rasoir, — ce qui n’est pas l’habitude de Pechkov, — ce qui indique bien qu’il a reçu instruction d’être tranchant, du plus haut niveau, de montrer la plus grande fermeté possible :
« De notre point de vue, bien sûr, les arsenaux nucléaires de la France et du Royaume-Uni sont de facto sous le contrôle des États-Unis. Par conséquent, si nous discutions avec les États-Unis, discuter sans tenir compte de ces deux arsenaux n’aurait absolument aucun sens… »
Le coup est rude, quoi qu’en disent et en veuillent les Français. Sa complète indépendance, sa totale souveraineté, mais c’est la poutre maîtresse de la force de dissuasion française, ce qui fait à la fois sa grandeur symbolique et son utilité opérationnelle. Renvoyer ainsi, d’une simple phrase ornée d’un « bien sûr » et paraphée d’un « de facto », ce fondement même de la chose implique un jugement abominable et terrible.
Mais les Russes — et Poutine précisément, donc Pechkov — le savent parfaitement. Ce qu’ils ont dit là sonne le glas de la force de dissuasion française dans la perception de la chose, et pour les Russes, jusque dans l’opérationnalité. Les Français auront beau faire et beau dire, ce qu’ils ont perdu là c’est un fantastique crédit ; ils ne sont plus crédibles parce qu’on ne leur fait plus crédit. Il a suffi que les Russes le disent parce que les Russes sont naturellement les principaux adversaires potentiels, ceux qui doivent croire à l’indépendance de la force de dissuasion plus qu’aucune autre partie.
Inutile d’attendre la moindre aide de la part des chers-amis américanistes : ils sont bien trop heureux que les Français se voient rabattre leur caquet. Les Anglais, eux, ont l’habitude d’être traités comme des clowns-clones des USA, ce qu’ils sont d’ailleurs et font fort bien. Ils ne relèveront rien de la remarque de Pechkov, n’en penseront officiellement rien et officieusement auront un sourire pincé et un peu méprisant, quoique nettement jaune. Pour le reste, ils connaissent bien leur rôle et suivent le sillage des cousins américanistes au pas cadencé.
De Gaulle avait bâti son projet de rénovation de l’indépendance française sur la force de dissuasion, comme instrument ultime de cette indépendance, même face aux plus puissants selon la doctrine nucléaire « du faible au fort » (du point de vue nucléaire — les dégâts que le faible peut infliger au fort découragent le fort de frapper le faible). La dimension psychologique était essentielle dans cette démarche et devait être marquée par des actes. Le premier d’entre eux fut l’abandon d’un projet d’association des Allemands au programme nucléaire militaire français lancé en 1954 par Mendès-France ; le projet était développé depuis 1957 par le ministre français de la Défense Chaban-Delmas (gaulliste adapté et compatible-IVème République) et le ministre de la défense le moins atlantiste de l’histoire de la RFA (Allemagne), Franz-Joseph Strauss. L’Allemand proposait comme « ticket d’entrée » dans le programme comme « Junior Partner » apportant une forte contribution financière, le choix du Dassault Mirage III pour le programme d’équipement (750 exemplaires) de la Luftwaffe, — ce qui aurait fait de l’Allemagne une puissance militaire quasiment intégrée à la France. Dès son arrivée au pouvoir, de Gaulle annula le projet et les Allemands choisirent le F-104.
Je pense qu’on peut discuter aujourd’hui, et avec des arguments, de l’opportunité de cette décision, notamment pour la position politico-militaire française en Europe, pour ce qu’elle serait, — mais lorsqu’on voit ce qu’ils ont fait du nucléaire, que n’aurait-il fait d’une association franco-allemande de cette sorte ! Quoi qu’il en soit, pour de Gaulle toute discussion était inutile. La force nucléaire ne pouvait dépendre que du seul pouvoir politique français, sans aucun écart possible. La fermeté de cette posture contribua certainement à la perception dans les psychologies d’une force nucléaire totalement indépendante ; la psychologie, dimension absolument essentielle, peut-être plus que le nucléaire lui-même dont le but suprême était de n’être jamais utilisé justement grâce à cette indépendance.
La crédibilité de cette position fut très rapidement confortée par le développement d’une infrastructure et de vecteurs porteurs de l’arme d’une très grande qualité, dépassant parfois celle des équipements des deux superpuissances. Je pense que cette fermeté se projeta sur les présidents successifs français, au moins jusqu’à Chirac (avec quelques chuintements étouffés pour Giscard). La disposition d’un nucléaire indépendant renforçait la posture du président qui, en échange, maintenait ainsi cette indépendance. L’arrangement commença à craquer avec Sarko et la suite ; c’est-à-dire qu’en vérité, on s’en aperçoit aujourd’hui, il se désintégra silencieusement.
À partir de Sarko, il y eut une autre sorte de président, incapable de porter le fardeau nucléaire, incapable d’en comprendre le sens, incapable d’en proclamer la nécessité, incapable d’en avoir le caractère et la colonne vertébrale… Ces trois-là se sont succédé, je trouve, un peu comme des marionnettes en caoutchouc lancées à la volée, par-dessus l’épaule. Vis-à-vis du nucléaire, on ne s’est aperçu de rien ; il y avait toujours les sous-marins, les bunkers de commandement, les théoriciens de plateau, les discoureurs de la prolifération et contre la prolifération, tout l’apparat si l’on veut ; mais la substance se répandait, l’essence se contractait, les présidents se succédaient…
Je dirais qu’il y a presque une différence ontologique de types d’êtres entre ceux-ci et ceux-là. Après tout, la politique de Chirac de rapprochement/de réintégration de l’OTAN prépara largement celle de Sarko, s’il ne l’inspira ; d’un certain point de vue, elle fut même objectivement plus dommageable que celle de Sarko… Mais le caractère, la colonne vertébrale, — le maintien et la nature versant dans la dégénérescence, — un saut ontologique, vous dis-je…
Comprend-on qu’avec un de Gaulle, un Pompidou ou un Chirac, avec un Mitterrand, un porte-parole du président russe n’aurait pas eu un instant l’idée de dire ce que Pechkov a dit ? Alors que la chose, cette fois, lui est venue si naturellement, presque comme cela coule de source et cela va sans dire, — et encore bien mieux en le disant ? « … [L] es arsenaux nucléaires de la France et du Royaume-Uni sont de facto sous le contrôle des États-Unis », comprend-on vraiment ce que cela nous signifie, à nous tous, à tous ceux qui croyaient encore au souvenir de l’existence de l’indépendance de la France ?
Mazette, quelle chute ! « L’ai-je bien descendu ? », demandait Mistinguett : que voulez-vous que l’on réponde à cela, avec un Macron conduisant l’autotamponneuse franco-ukrainienne, un œil sur Bruxelles et l’autre sur les sondages, entre deux sorties un peu arrosées ?
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