20/04/2024 (2024-04-20)
Par Nicolas Bonnal
Un voyage méconnu du maître russe se nomme Notes d’hiver sur des impressions d’été. Il évoque l’apogée de la civilisation bourgeoise et industrielle (vers 1860 donc) dans ses deux capitales, Londres et Paris.
Ici il ne s’agit pas comme dans Crocodile d’un conte fantastique et comique (voyez mon livre, que les Roumains m’ont fait l’honneur de traduire et publier), mais d’un ensemble de réflexions face à la grande modernité. Les cibles de ce voyage sont donc surtout Londres et Paris, les deux capitales les plus avancées alors de cet occident modèle qui fonctionne en mode turbo maintenant, contre le monde (toujours…) et contre sa population toujours plus hébétée et « hallucinée » (Guénon).
Ce qui est clair c’est que la civilisation (l’anticivilisation de Guénon) est là : marchande, technique, mondialiste, fascinante, effrayante, babylonienne, apocalyptique. Et elle veut déjà refaire son homme à zéro façon Schwab :
« Mais, en revanche, quelle assurance avons-nous dans notre Vocation civilisatrice, de quelle façon hautaine résolvons-nous les questions, et quelles questions : Le sol n’existe pas, le peuple non plus, la nationalité est un certain système de contributions, I’âme, — tabula rasa, c’est une cire que l’on peut modeler pour en faire I’homme véritable, l’homme universel en général, I’homonculus ; il suffit de se servir des produits de la civilisation européenne et de lire deux ou trois livres. »
Le ton est sarcastique, mais résume ce que nous vivons depuis deux siècles : le refus de l’homme, des peuples et des nationalités qui survivent tant bien que mal. Rappelons cette observation de Debord :
« Non seulement on fait croire aux assujettis qu’ils sont encore, pour l’essentiel, dans un monde que l’on a fait disparaître, mais les gouvernants eux-mêmes souffrent parfois de l’inconséquence de s’y croire encore par quelques côtés. Il leur arrive de penser à une part de ce qu’ils ont supprimé, comme si c’était demeuré une réalité, et qui devrait rester présente dans leurs calculs. Ce retard ne se prolongera pas beaucoup. Qui a pu en faire tant sans peine ira forcément plus loin… »
Donnons la note des éditeurs pour les moins érudits de nos lecteurs (s’il en reste) :
« 1. Tabula rasa, expression de Locke (Essai sur l’entendement humain) et des philosophes empiristes : elle compare l’esprit humain avant l’expérience à une “tablette rase”, sur laquelle rien n’est écrit. Les choses viennent s’y imprimer de l’Extérieur et ne sont pas innées, comme chez Descartes.
2. L’homonculus : dans la tradition folklorique, homme de taille réduite auquel alchimistes et Sorciers prétendaient pouvoir donner vie… »
Sur Locke relire De Maistre et Fukuyama qui malgré les sarcasmes dont il fait inutilement l’objet en a très bien parlé. La philo anglaise de l’époque est un social engineering destiné à fabriquer du bourgeois, explique tel quel notre petit maître sous-estimé et très mal lu (la différence entre des bourgeois US, euro, russe ou chinois, Alexandre Kojève — voyez mes textes — annonce qu’elle sera ténue aussi…).
Comme son admirateur Nietzsche, Dostoïevski comprend que notre civilisation déteste le petit peuple :
« Non, à présent je veux dire seulement ceci : l’article ne blâmait pas et ne maudissait pas uniquement les voiles légers, ne disait pas seulement que c’était un vestige de mœurs barbares, mais il critiquait la barbarie du peuple, la barbarie élémentaire, nationale, en l’opposant à la civilisation européenne de notre société de la plus haute noblesse. »
Idem chez Guénon dans ses aperçus : le peuple est un support plastique et initiatique, il garde toujours quelque chose du passé traditionnel, la classe moyenne fabriquée par l’État moderne jamais. Raison de cette rage à détruire partout et toujours les paysans.
La guerre des préjugés commence, et la caste occidentale veut toujours et partout imposer les siens :
« L’article raillait, l’article avait l’air d’ignorer que les accusateurs étaient peut-être mille fois pires et plus vils, que nous n’avons fait qu’échanger nos préjugés et nos des vilenies pour préjugés et des vilenies plus grandes. L’article faisait mine de ne pas s’apercevoir de nos propres préjugés et vilenies. »
Dostoïevski tape très fort sur le bourgeois. C’est l’homme uniforme de Fukuyama, la classe moyenne de Guénon, le philistin de Nietzsche, l’être moderne de Taine (pour qui le bourgeois a fleuri plus en France qu’ailleurs, à cause de l’État — on insiste) :
« Pourquoi regarde-t-il ayant l’air de dire : “Voilà, je ferai un peu de commerce dans ma boutique, aujourd’hui. Et si le Seigneur le permet, demain aussi, peut-être aussi après-demain, si le Seigneur veut bien m’accorder cette grâce… Eh bien, alors, alors, que je puisse mettre de côté quelque petite chose, et après moi le déluge.” »
Le bourgeois dissimule les malheureux pauvres, ajoute notre voyageur :
« Pourquoi a-t-il fourré tous les pauvres dans un endroit quelconque et pourquoi assure-t-il qu’il n’y en a pas du tout ? »
Surtout, il adore la presse et il croit tout ce que dit la presse et les journaux, les radios et les télés et les réseaux sociaux. Écoutez bien :
« Pourquoi la littérature gouvernementale lui suffit-elle ? Pourquoi a-t-il une envie furieuse de se persuader que ses journaux sont incorruptibles ? Pourquoi consent-il à dépenser tant d’argent pour payer des espions ? »
Oublions les espions, une vieille habitude anglo-saxonne ! Sur cette manie de la presse et cette intoxication, les grands esprits ont tout dit : Fichte, Thoreau, Balzac bien sûr, Léon Bloy, Drumont, Bernanos, Nietzsche encore. Je citerai toujours le début d’Anna Karénine p. 15) :
« Le journal que recevait Stépane Arcadiévitch était libéral sans être trop avancé, et d’une tendance qui convenait à la majorité du public. Quoique Oblonsky ne s’intéressât guère ni à la science, ni aux arts, ni à la politique, il ne s’en tenait pas moins très fermement aux opinions de son journal sur toutes ces questions, et ne changeait de manière de voir que lorsque la majorité du public en changeait. Pour mieux dire, ses opinions le quittaient d’elles-mêmes après lui être venues sans qu’il prît la peine de les choisir ; il les adoptait comme les formes de ses chapeaux et de ses redingotes, parce que tout le monde les portait, et, vivant dans une société où une certaine activité intellectuelle devient obligatoire avec l’âge, les opinions lui étaient aussi nécessaires que les chapeaux. »
On ajoute une dernière note tordante sur le bourgeois froncé décrit par notre auteur :
« Pourquoi n’ose-t-il souffler mot sur l’expédition du Mexique ? »
Oui, les expéditions punitives (Palestine, Yémen, Russie, Chine, Vietnam, Corée, Mali, Soudan, Cuba, Japon…), le bourgeois euro-américain ne s’en lasse et ne s’en lassera JAMAIS.
Mais continuons de voyager au gré des notes du plus rebelle et « flippant » des maîtres (un des rares écrivains de génie condamné à mort tout de même) ; nous arrivons à la fameuse et babylonienne exposition universelle :
« À Londres la même chose arrive, mais quelles larges images vous oppressent! Cette ville immense comme la qui s’agite jour et nuit, le bruit et le hurlement des machines, ces chemins de fer qui passent par-dessus les maisons (bientôt aussi en dessous), cette hardiesse d’entreprise, qui n’est en réalité que le degré le plus élevé de l’ordre bourgeois, cette Tamise empoisonnée, cet air saturé de charbon de terre, ces splendides Squares et ces parcs, ces terribles coins de la ville, tels que Whitechapel, avec sa population sauvage, à demi nue et affamée ; la cité avec ses millions et son commerce universel, le palais de cristal, l’Exposition, Oui, l’Exposition est étonnante. »
On ne retrouvera cette cruauté des traits que chez Jack London (les bas-fonds de Londres) et bien sûr chez Wilde (Dorian Gray est une parabole sur le Londres méphitique de Victoria-Rothschild et de l’aristocratie gay d’alors, parabole qui lui coûtera très cher).
Triomphe du capital mondialisé pétaradant et paradant :
« Vous sentez une force terrible, qui a réuni cette foule innombrable, venue de tous les points du monde en un seul troupeau ; vous sentez qu’ici il y a la victoire, le triomphe… »
Un mystérieux troupeau apparaît, celui de l’homme sans qualités qu’on réduit à l’état de bétail (voyez cette foule alignée avec ses smartphones devant l’Arc-de-Triomphe le soir du réveillon) devant la Babylone moderne enfin réalisée dans l’Angleterre biblico-marchande et puritaine de Milton, Cromwell et Rothschild :
« Vous paraissez même commencer à craindre quelque chose. Oui, si indépendant que vous soyez, vous commencez à craindre. Ceci ne serait-il pas l’idéal atteint ? pensez-vous ; n’est-ce pas la fin ? Ne serait-ce pas “I’unique troupeau” ? Ne faudrait-il pas I’accepter en effet comme vérité parfaite et se taire définitivement ? Tout cela est si triomphant, si victorieux et si fier, que vous commencez à respirer avec peine. Vous regardez ces centaines de mille, ces millions d’hommes, qui y viennent humblement de toute la surface terrestre — des hommes venus avec une seule pensée, qui se tiennent silencieux et avec un calme entêtement, dans ce palais colossal, et vous sentez, que quelque chose de définitif s’est accompli, accompli et terminé. C’est comme une image biblique, quelque chose de Babylone, une prophétie de I’Apocalypse, qui s’accomplit devant vos yeux. »
Le maître ajoute même :
« Vous sentez qu’il faudrait énormément de résistance pour ne pas adorer Baal… »
Tiens, un peu d’Isaïe pour nous aider à comprendre (Isaïe, 60) :
« 9 Car les îles s’attendront à moi, et les navires de Tarsis [viennent] les premiers, pour apporter tes fils de loin, leur argent et leur or avec eux, au nom de l’Éternel, ton Dieu, et au Saint d’Israël, car il t’a glorifiée.
10 Et les fils de l’étranger bâtiront tes murs, et leurs rois te serviront. Car dans ma colère je t’ai frappée, mais dans ma faveur j’ai eu compassion de toi.
11 Et tes portes seront continuellement ouvertes (elles ne seront fermées ni de jour ni de nuit), pour que te soient apportées les richesses des nations, et pour que leurs rois te soient amenés.
12 Car la nation et le royaume qui ne te serviront pas périront, et ces nations seront entièrement désolées. »
Et comme on est français et qu’on a parlé de Louis XIV et de Taine, on ajoutera ces lignes de Dostoïevski sur notre moliéresque bourgeois qui accouche depuis quatre siècles, devant des Sganarelle contrits et confits, de femmes savantes, précieuses ridicules, Orgon, pédants, Trissotin, Tartufe, dévots blindés, avares, médecins malgré eux, George Dandin, cocus électeurs et éternels contents, malades imaginaires et bourgeois gentilshommes mondialisés et vitaminés :
« D’ailleurs, il ne sait que très peu de l’univers en dehors de Paris. De plus, il ne tient pas savoir. C’est un trait commun à toute la nation et très caractéristique. Mais la particularité la plus caractéristique, — c’est l’éloquence. L’amour de l’éloquence vit toujours et augmente de plus en plus. J’aurais bien voulu savoir à quelle époque a commencé cet amour de l’éloquence en France. Certainement, le début principal date de Louis XIV. Il est remarquable qu’en France tout date de Louis XIV. Comment a-t-il fait pour prévaloir ainsi — je ne saurais le comprendre ! Car il n’est pas de beaucoup supérieur aux rois précédents. Peut-être, parce qu’il a été le premier à dire : l’État, c’est moi. Cela a énormément plu, cela a fait tout le tour de l’Europe. Je pense que c’est par ce mot seul qu’il s’est rendu célèbre. »
Louis XIV comme date-charnière de la Fin de l’Histoire ? Baudrillard, Taine et Debord non plus ne sont pas loin de le penser. Fukuyama s’accroche justement à Hobbes et Locke, fabricants de bourgeois…
Sources :
- Notes d’hiver sur des impressions d’été, éditions Entente.
- Dostoïevski et la modernité occidentale
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