15/08/2023 (2022-03-07)
Par Nicolas Bonnal
Les lettres de Custine sont une démonstration géopolitique du présent permanent : dans les années 1830-40 le « monde moderne » se forme — et comme dit Guénon, au moment où on abuse du mot, la « civilisation » au sens réel et traditionnel disparaît.
À ce moment se créent le combat et le thème de la russophobie. Custine incarne cet ordre libéral à qui la Russie répugne. Et cela donne ces lignes sur le Russe :
« Le despotisme complet, tel qu’il règne chez nous, s’est fondé au moment où le servage s’abolissait dans le reste de l’Europe. Depuis l’invasion des Mongols, les Slaves, jusqu’alors l’un des peuples les plus libres du monde, sont devenus esclaves des vainqueurs d’abord, et ensuite de leurs propres princes. Le servage s’établit alors chez eux non seulement comme un fait, mais comme une loi constitutive de la société. Il a dégradé la parole humaine en Russie, au point qu’elle n’y est plus considérée que comme un piège : notre gouvernement
vit de mensonge, car la vérité fait peur au tyran comme à l’esclave. Aussi quelque peu qu’on parle en Russie, y parle-t-on encore trop, puisque dans ce pays tout discours est l’expression d’une hypocrisie religieuse ou politique. »
« L’autocratie, qui n’est qu’une démocratie idolâtre, produit le nivellement tout comme la démocratie absolue le produit dans les républiques simples. »
Custine voit déjà le futur « homo sovieticus » de Zinoviev et il décrit le Russe comme un automate :
« Ce membre, fonctionnant d’après une volonté qui n’est pas en lui, vit autant qu’un rouage d’horloge ; on appelle cela l’homme, en Russie… La vue de ces automates volontaires me fait peur ; il y a quelque chose de surnaturel dans un individu réduit à l’état de pure machine. Si, dans les pays où les mécaniques abondent, le bois et le métal nous semblent avoir une âme, sous le despotisme les hommes nous semblent de bois ; on se demande ce qu’ils peuvent faire de leur superflu de pensée, et l’on se sent mal à l’aise à l’idée de la force qu’il a fallu exercer contre des créatures intelligentes pour parvenir à en faire des choses ; en Russie j’ai pitié des personnes, comme en Angleterre j’avais peur des machines. Là il ne manque aux créations de l’homme que la parole ; ici la parole est de trop aux créatures de l’État. »
Petite pointe involontairement humoristique :
« Ces machines, incommodées d’une âme, sont, au reste, d’une politesse épouvantable ; on voit qu’elles ont été ployées dès le berceau à la civilité comme au maniement des armes… »
On fait souvent de Poutine un grand joueur d’échecs. Custine écrit déjà :
« Cette population d’automates ressemble à la moitié d’une partie d’échecs, car un seul homme fait jouer toutes les pièces, et l’adversaire invisible, c’est l’humanité. On ne se meut, on ne respire ici que par une permission ou par un ordre impérial ; aussi tout est-il sombre et contraint ; le silence préside à la vie et la paralyse. Officiers, cochers, cosaques, serfs, courtisans, tous serviteurs du même maître avec des grades divers obéissent aveuglément à une pensée qu’ils ignorent ; c’est un chef-d’œuvre de discipline ; mais la vue de ce bel ordre ne me satisfait pas du tout, parce que tant de régularité ne s’obtient que par l’absence complète d’indépendance. »
Un seul cerveau contrôle tout le monde :
« Parmi ce peuple privé de loisir et de volonté, on ne voit que des corps sans âmes, et l’on frémit en songeant que, pour une si grande multitude de bras et de jambes, il n’y a qu’une tête. »
Et Custine prévoit aussi la Révolution russe :
« Le pouvoir exorbitant et toujours croissant du maître est la trop juste punition de la faiblesse des grands. Dans l’histoire de Russie personne, hors l’Empereur, n’a fait son métier ; la noblesse, le clergé, toutes les classes de la société se sont manqué à elles-mêmes. Un peuple opprimé a toujours mérité sa peine ; la tyrannie est l’œuvre des nations. Ou le monde civilisé passera de nouveau avant cinquante ans sous le joug des barbares, ou la Russie subira une révolution plus terrible que ne le fut la révolution dont l’Occident de l’Europe ressent encore les effets. »
Ceci dit il prévoit une guerre avec supériorité russe à la clé :
« Lorsque notre démocratie cosmopolite, portant ses derniers fruits, aura fait de la guerre une chose odieuse à des populations entières, lorsque les nations, soi-disant les plus civilisées de la terre, auront achevé de s’énerver dans leurs débauches politiques, et que de chute en chute elles seront tombées dans le sommeil au dedans et dans le mépris au dehors, toute alliance étant reconnue impossible avec ces sociétés évanouies dans l’égoïsme, les écluses du Nord se lèveront de nouveau sur nous, alors nous subirons une dernière invasion non plus de barbares ignorants, mais de maîtres rusés, éclairés, plus éclairés que nous, car ils auront appris de nos propres excès comment on peut et l’on doit nous gouverner. »
Une génération plus tard, Ernest Renan écrira à ce propos :
« Le Slave, dans cinquante ans, saura que c’est vous qui avez fait son nom synonyme d’esclave : il verra cette longue exploitation historique de sa race par la vôtre, et le nombre du Slave est le double du vôtre, et le Slave, comme le dragon de l’Apocalypse dont la queue balaye la troisième partie des étoiles, traînera un jour après lui le troupeau de l’Asie centrale, l’ancienne clientèle des Gengis Khan et Tamerlan. »
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