29/06/2024 (2024-06-29)
[Source : mondialisation.ca]
Par Clara Lesoille
Le livre « Regarder Devant » paru en avril 2024 aborde différentes difficultés de santé mentale que l’on peut rencontrer en tant que sportive, mais aussi en tant qu’étudiante, notamment les troubles du comportement alimentaire.
J’ai écrit ce livre au cours de l’été 2023, à la suite d’une énième blessure qui fut un élément déclencheur pour moi. Cela faisait plus d’un an que mon entourage me taquinait et tentait de me remonter le moral en me disant « au moins, tu pourras écrire un livre sur ton parcours et comment tu as surmonté tout ça ». En effet, j’ai traversé des périodes difficiles, notamment lorsque je me suis rompue les ligaments croisés des deux genoux en même temps en 2022, pour ensuite me fracturer le bassin à ma reprise de la course à pied.
Comme beaucoup de sportifs, je suis passée par beaucoup de remises en question, de doutes, de peur, de désespoir et de sentiment de solitude. Aujourd’hui, l’omerta autour des problèmes de santé mentale dans le sport de haut-niveau commence à être brisée ; la parole se libère autour de ces sujets. En me lançant dans l’écriture de « Regarder Devant », j’ai souhaité apporter mon infime contribution à cette émancipation.
Selon moi, le sport est une pratique merveilleuse qui rassemble, unit, favorise les rencontres et le partage. Il permet aussi de se surpasser, d’apprendre à connaître son corps, de se sentir vivant. Néanmoins, cette sensation de vie et de liberté qu’il procure peut aussi devenir addictive, voire malsaine. En cherchant à faire toujours plus, toujours mieux, nous mettons en place, sans même nous en rendre compte, une exigence de plus en plus sévère envers nous-même, au point d’en oublier l’essence première de notre pratique : le plaisir. Malheureusement, chez les jeunes filles notamment, cette recherche de perfection se traduit souvent dans notre rapport à notre corps. S’affiner de plus en plus et perdre chaque jour davantage de poids, dans un but à la fois de performance sportive et d’esthétique pour avoir l’impression de correspondre aux normes sociales attendues, peut très vite devenir dangereux.
C’est comme une cage qui se referme progressivement sur nous même : avant d’avoir le temps de nous en rendre compte, nous sommes déjà prisonnières.
Pourtant, les troubles du comportement alimentaire restent encore un domaine tabou dans le monde de l’athlétisme, et bien d’autres sports où le poids à un impact significatif sur la performance (danse, gymnastique, escalade, judo, natation synchronisée…).
Les athlètes sont amenés à beaucoup se comparer, souvent à des physiques qui ne sont en réalité pas sains. Il est difficile de faire la distinction entre un corps « affuté », en forme et en bonne santé, d’un corps qui est le résultat de privations alimentaires. Pour se rapprocher de notre perception du « corps parfait », nous sommes capables de nous mettre tellement de pression et de restrictions, sur le plan alimentaire, mais également de l’entraînement sportif et des études, que tout cela ne laisse plus aucune place pour les amis, le plaisir, les distractions. Tout peut très vite dégénérer et prendre des proportions que nous étions loin d’imaginer, parfois jusqu’à des dépressions sévères. L’entourage se sent alors complètement démuni et ne sait comment intervenir. En écrivant mon livre, je me disais que s’il pouvait aider ne serait-ce qu’une jeune fille qui traversait des moments de désespoir similaires aux miens, alors il serait-utile. J’espère qu’il pourra aussi être un soutien pour des familles prises au dépourvu face à ces troubles encore mal connus et difficilement compris.
En outre ces problématiques, bien que récurrentes, ne font l’objet que de très peu de prévention. Au cours de mon cursus sportif, j’ai eu très peu de discussion et de mise en garde autour de l’importance de la santé mentale, de l’équilibre de vie, des dangers des restrictions alimentaires et leur lien avec l’aménorrhée et la perte de densité osseuse. Aujourd’hui, avec du recul, je ne regrette rien dans mon parcours car j’estime qu’il m’a permis d’apprendre beaucoup sur moi-même et m’a fait grandir.
Toutefois, je pense qu’il serait intéressant d’introduire davantage de dialogue au sein des fédérations sportives afin d’avertir les jeunes athlètes de tous les risques qu’elles prennent en cherchant à perdre du poids. Il me tenait un cœur de véhiculer ce message, pas seulement dans mon groupe d’amis ou mon groupe d’athlétisme. J’espère que mon livre participera à inciter les fédérations à introduire plus d’échange à propos de l’alimentation, de la santé mentale, et de la nécessité de laisser évoluer son corps lors de la puberté sans vouloir contrer ce processus naturel. J’ai aussi espoir qu’il puisse aider certains entraineurs à prendre conscience de l’importance de leurs mots et des remarques qu’ils peuvent avoir sur le physique de leurs athlètes.
En effet la puberté est une étape très difficile en tant que sportive et qui peut beaucoup influer sur les performances, c’est pourquoi il est tentant de chercher à l’éviter et de garder un corps de petite fille. En s’empêchant de devenir une femme, nous avons tout d’abord un sentiment de contrôle et sur nous même, sur la vie.
L’anorexie est une maladie mentale qui fait des ravages car cette emprise euphorique nous place un masque opaque sur la réalité : nous nous tuons nous-mêmes à petit feu. Le déni est une phase qui peut durer des années entières, où nous sommes persuadées que tout va bien, et avons un sentiment de supériorité stimulant. Les conséquences physiques, comme les fractures de fatigue à répétition, mais aussi mentales comme l’absence de motivation pour toute activité due au manque d’énergie et à l’obsession alimentaire, arrivent généralement quelques années plus tard.
J’ai été beaucoup touchée personnellement par cette conviction que la perte de poids permettait de courir plus vite. J’étais incapable de prendre du recul et réaliser que je me mettais de plus en plus en danger en m’entrainant autant, alors que je m’alimentais si peu. Mon entourage a essayé de me faire ouvrir les yeux sur la situation mais je restais entêtée. Finalement, quand j’ai reconnu que je ne maîtrisais plus rien et que je me sentais complètement perdue, je n’ai pas su faire marche arrière. Reprendre du poids était inenvisageable pour moi, consulter un psychologue une perte de temps et d’argent. J’essayais de remettre en place des régimes, ce qui renforçait le cycle privations – compensations. Alors que je réalisais mes meilleures performances sportives, que mes résultats scolaires étaient très satisfaisants, je sombrais de plus en plus. Les crises de boulimie se multipliaient, me vidaient de mon énergie et de mon estime de moi-même. Je culpabilisais beaucoup et avais extrêmement honte de ne pas parvenir à me contrôler, ce qui me poussait à me replier de plus en plus sur moi-même par peur de ne pas être assez bien pour les autres. Je craignais les rencontres sociales car elles impliquaient généralement des repas en groupe, ce qui était une torture mentale. Chaque bouchée augmentait ma culpabilité de manger, ma peur de grossir, mon anxiété de rapidement trouver des toilettes dès la fin du repas et de réussir à tout vomir. Je me sentais si seule dans ces troubles, si anormale.
Pourtant, en me renseignant, j’ai réalisé que j’étais bien loin d’être la seule impactée par l’anorexie-boulimie. Une très grande majorité de femme a déjà expérimenté une forme de trouble alimentaire : orthorexie (contrôle excessif de toutes les calories et obsession pour la nourriture saine), hyperphagie (ingestion d’une très grande quantité de nourriture dans un laps de temps très court), ou autre, car ils sont très reliés à la gestion des émotions et au vécu. En racontant mon parcours de manière sincère et légèrement auto-dérisoire, je souhaite montrer qu’il n’y a pas à en avoir honte. Ce sont des maladies mentales que nous pouvons assumer comme des maladies physiques.
Nous avons le droit d’en parler, nous sommes légitimes d’être accompagnées pour nous en sortir. En échangeant avec des amies de l’athlétisme ou de l’INSA mon école d’ingénieurs, j’ai réalisé à quel point nous demeurons pudiques à ces sujets. Lorsque j’ai commencé à être sincère à propos de mes troubles du comportement alimentaires, beaucoup d’entre elles m’ont témoigné être également impactées d’une façon ou d’une autre. Mais nous continuons à chercher à les cacher, alors que c’est la parole qui, petit pas par petit pas, permet de les dédramatiser et les mettre de côté. C’est pourquoi, en écrivant ce livre je souhaitais également attirer l’attention sur l’importance de prendre en considération les premiers signes de troubles du comportement alimentaire. Quand les prémices d’hyper-contrôle apparaissent, nous avons généralement davantage d’emprise pour revenir en arrière. En postface ma petite sœur témoigne à ce sujet : elle fut aussi touchée par une forme d’anorexie, mais voyant à quoi cela avait abouti chez moi, a su faire volte-face à temps.
De plus j’espère également aider certaines jeunes filles à ouvrir les yeux sur l’importance d’agir rapidement et de ne pas attendre des années comme je l’ai fait. En repoussant les problèmes à plus tard, on laisse juste sa santé mentale et physique se dégrader de plus en plus. J’ai toujours voulu me persuader que je pourrais m’en sortir sans accompagnement extérieur. Cela a juste abouti à faire souffrir ma famille, et me torturer psychologiquement de ne pas parvenir à changer pour cesser de leur faire du mal. J’ai attendu d’atteindre un stade où je ne souhaitais plus du tout me réveiller le matin, où je n’imaginais plus aucune perspective, pour accepter de consulter un psychologue. Au début, les séances me décourageaient car je n’avais pas du tout l’impression d’avancer, au contraire. Après chaque séance, je pensais à l’argent et au temps investi alors que j’avais la sensation de n’avoir rien appris et que parler à une inconnue ne changeait en rien la situation.
Il n’existe malheureusement pas de solution miracle pour résoudre les crises de boulimie en une journée. Retrouver une relation saine avec la nourriture et le plaisir associée demande beaucoup de patience et de persévérance. Selon moi, le travail sur soi nécessaire pour expliquer les causes des troubles du comportement alimentaires, apprendre à les appréhender et à se connaître, à souligner ses qualités et ses forces plutôt que ses faiblesses, est extrêmement difficile à réaliser seule. La thérapie impose un cadre extrêmement dur à accepter au début. J’ai arrêté avec la première psychologue que j’ai vue, car je me sentais trop mal à l’aise vis à vis de ces douces paroles sur la bienveillance.
En recherchant un nouveau psychologue spécialisé dans les troubles du comportement alimentaires de ma propre initiative (et non celle de mes parents), je pense avoir réellement commencé à me battre plutôt que de subir. L’anorexie est sournoise car elle s’assimile à une voix dans notre tête, à une partie de nous-même. Pourtant, la maladie doit être dissociée du patient. Même si nous avons l’impression de lutter contre nous-même, en vain, ce combat en vaut la peine. Je trouve très effrayant de débuter une thérapie sans savoir le temps nécessaire pour aller mieux, de plonger dans l’inconnu. Pourtant aujourd’hui je souhaite encourager toute personne qui sent que sa santé mentale est fragile à faire ce premier pas. Au bout de plusieurs mois, j’ai commencé à voir des progrès. Un an après, j’étais déjà très fière de mon évolution, et même étonnée de constater à quel point ma vision des choses avait changé. J’accordais beaucoup plus de bienveillance à mon corps, j’acceptais progressivement la nécessité de ma prise de poids, les crises diminuaient de plus en plus. Si les premières séances avec mon nouveau psychologue étaient laborieuses, ma motivation à continuer était ce symbole de me battre pour aller mieux. Et j’espère qu’en expliquant mon parcours et mes expériences, j’incite d’autres personnes à ne pas craindre la thérapie. D’essayer avec un psychologue, de changer si besoin, de persévérer. La fameuse “lumière au bout du tunnel » n’est pas qu’un mythe, il faut s’accrocher et regarder devant.
Par ailleurs j’ai aussi tenté de me persuader qu’en étant capable d’échanger avec ma famille et mes amis proches je faisais un grand pas vers la guérison et que les choses allaient s’arranger de cette manière. Je ne voyais pas en quoi un psychologue pourrait être plus compétent que ces personnes qui me connaissent bien et auraient des conseils plus adaptés à mon cas particulier de sportive de haut niveau.
Mais j’ai réalisé plus tard que ce n’était ni leur rôle ni dans leurs compétences : je les entraînais peu à peu dans ma chute sans le vouloir. Je sentais juste que mes comportements étaient au-delà de mon contrôle, que je ne savais les expliquer même avec tous les efforts du monde. Mais si j’étais dans l’incapacité de comprendre mes propres émotions, mes proches pas davantage ! Aujourd’hui je pense que la décision de démarrer une thérapie a été une des meilleures de ma vie : c’est ce qui m’a permis de dissocier l’amour de mes proches et leur réconfort de mon processus de guérison. C’est ce qui m’a permis de mieux me connaître, de comprendre et d’accepter mes troubles pour les vaincre progressivement, et finalement de partager à nouveau des moments de joie et de bonheur avec ma famille et mes amis.
A travers mon livre je souhaitais les remercier profondément de m’avoir soutenu durant ces périodes difficiles, d’avoir toujours été là pour moi même quand ils ne savaient pas quoi faire. Je m’en suis beaucoup voulu de les avoir fait souffrir et j’espère que cette prise de recul sur les vingt premières années de ma vie permet aussi d’y voir plus clair dans tout ce qu’il peut se passer dans le cerveau d’une jeune fille. J’avais besoin d’expliquer ma perception des choses à l’instant t, les raisons de mon égoïsme, inévitablement engendré par l’obsession alimentaire. J’ai eu la chance d’être extrêmement bien entourée, autant par mes proches que par des professionnels de santé comme mon kiné, et je pense qu’il est important de dire merci et d’exprimer sa reconnaissance.
S’il y a un message que je souhaite communiquer aux parents d’adolescents touchés par les TCA, c’est qu’il n’existe pas de conduite parfaite à adopter. Le plus important c’est d’être présent, d’écouter, et faire savoir qu’on est là si besoin. Comme je l’ai expliqué, le chemin vers la guérison est grandement facilité par la thérapie selon mon expérience, mais chacun demeure différent. S’il est pour moi important d’encourager à commencer une thérapie, on ne peut pas soigner quelqu’un qui ne veut pas être soigné, et il faudra peut-être laisser du temps à la personne touchée avant qu’elle soit prête à se battre.
Après la parution du livre, j’ai eu l’occasion de passer dans l’émission des Maternelles sur France TV afin de témoigner pour les jeunes parents à propos des troubles du comportement alimentaire. Mon cas était décrit presque comme anodin : je n’ai jamais été hospitalisée et bien que je sois descendue à un IMC de 16, mon corps n’a pas atteint certains cas d’anorexie très sévère où on ne voit plus que des os. Même si mon état de santé a conduit à des blessures conséquentes j’ai eu la chance de “bien m’en sortir”. C’était pour moi une expérience très enrichissante d’échanger sur ce plateau TV à propos de l’anorexie/boulimie, du perfectionnisme, de l’estime de soi et l’impression de toujours devoir faire mieux pour être accepté en société.
Par la suite une jeune fille m’a contactée pour me dire que ses parents lui avaient acheté mon livre après m’avoir vu dans les maternelles. Elle m’a confié le garder sur sa table de nuit car il lui donnait de l’espoir. Je ne saurais dire comme ces mots m’ont touchée et m’ont procuré une des plus grandes joies possibles : celle d’avoir l’impression d’être utile et d’aider. C’était pour moi un objet un des objectifs principaux : “briser l’omerta autour de l’anorexie des jeunes athlètes”.
En conclusion, la publication de « Regarder devant » symbolise pour moi un pas de plus dans mon chemin vers la guérison, et un moyen d’ouvrir le dialogue sur de nombreuses problématiques de santé mentale dans le milieu de l’athlétisme notamment. J’ai longtemps pensé conserver mon anonymat et utiliser un pseudonyme, mais en échangeant avec diverses personnes, j’ai réalisé que j’assumais mon histoire, et que je souhaitais que mes futures lectrices et lecteurs puissent mettre un visage sur mon récit. Je voulais qu’ils puissent se sentir compris et accompagnés s’ils se trouvaient dans une situation similaire à la mienne.
Pour aller plus loin :
https://youtu.be/LnAq7iveiTs?feature=shared émission les MATERNELLES 10 avril 2024
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https://www.michalon.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=79494
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