Anne-Laure Bonnel : Pourquoi je suis partie en 2015 dans le Donbass…

[Source : Annelaure.bonnel]

Pourquoi je suis partie en 2015 dans le Donbass, et ce j’avais écrit à l’époque à mes confrères…

Je lus une note du gouvernement avec stupéfaction. Il s’agissait d’un texte d’une dizaine de lignes censé encourager les combattants ukrainiens à détruire tout sur leur passage. Il promettait aux soldats qui « élimineraient » les insurgés d’obtenir leur terre. Puis le discours de Porochenko, puis ce journaliste appelant à tuer 1,5 million de personnes à l’Est.

Aiguillonnée par la lecture d’un pareil avertissement et résolue à gagner le Donbass, je prépare mon départ. Nous arrivons par la Russie. Kiev interdit notre passage. Les frontières avec l’Ukraine sont coupées. Les territoires autonomes sont mis en quarantaine.

Nous traversons la frontière. Partout des voitures calcinées, des arbres détruits, des villages coupés du monde. Il fait froid. Il neige. Il n’y a ni gaz ni électricité. Ni eau potable. Partout des routes bombardées. Inutilisables. On crève une fois, on crève deux fois, on crève trois fois. Immédiatement j’étais frappée par la population civile. Anéantie. Errante sur les routes. Chaque maison que je parvenais à percevoir était détruite. La guerre, ce non-sens meurtrier, devient absurdité absolue qui repousse les limites de notre entendement lorsqu’elle affecte de la sorte des civils.

Nous avons plongé au cœur de cette trop ignorée partie du monde qui croule sous les bombes. Cette partie du monde dont les habitants tombent, parfois défigurés, tout en tombant dans l’indifférence la plus totale. Ces bombes, nous les avons entendues de près. Nous avons perçu leurs sifflements assourdissants. Nous avons contourné leurs séquelles.

L’Ukraine est aujourd’hui en pleine guerre civile. Et comme son nom l’indique, les premières victimes de ce genre de guerre sont les civils. Nous les avons rencontrés. Ils nous ont parlé. Visites. Hôpitaux, zones sinistrées, commandants de l’armée, gouvernement. Chacun se raconte. Hurle, explique, pleure. La faim, partout. Le froid. Plus de médicaments.

Tous les soirs le bruit des bombardements. Mon lit tremble. Voiture. Visite d’abris. Indescriptible. On longe les rues désertes. Des chiens errants. Et puis ce bruit, ça vient de tomber sous nos yeux. Des corps déchiquetés.

La guerre. Qu’en dire ? Qu’en penser ? Après la mort, qu’elle ne cesse de côtoyer, n’est-ce pas le premier mot dont on ne peut prétendre pouvoir parler sans l’avoir vécue ? Ou, du moins, observée ? La guerre, c’est d’abord des hommes. Armés. Des tenues de camouflage, des grenades, des mitraillettes… La guerre, c’est aussi des engins. Bruyants. La guerre, c’est des bombes, et des bombardements. Les peurs et les courses intempestives pour aller se mettre dans des abris. De fortune, ou pas. Ce sont des cris d’enfants, aussi, des « Tah-boum, tah-boum ! ». Tristes onomatopées que je ne souhaite à aucun autre de partager…

La guerre, c’est de la peur, des larmes et du sang. Mais c’est aussi de la poussière, des bruits et de la destruction. Beaucoup de poussière, de bruits et de destruction. C’est des cadavres à-même le sol, ou ensevelis. Des corps démembrés, amputés, des femmes et des bébés qui hurlent, leur douleur ou leurs craintes… celles d’avoir perdu un être cher. Peut-être. Car la guerre, c’est aussi l’incertitude. L’isolement. L’incapacité à communiquer, à savoir. C’est la perte de repères ultime, la relativisation poussée à l’extrême, parce que le dernier fil tendu entre la vie et la mort. Entre l’être et le néant. Oui, la guerre, c’est sans doute le plus inhumain des fléaux humains.

Peut-on faire pire que la guerre civile ? C’est une errance sans but ni fin. Au Donbass, on meurt. Triste ironie, on meurt sans vraiment savoir pourquoi. Au Donbass, on meurt, oui. Dans une indifférence crasse. Et aujourd’hui tout s’effondre. 2022.